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Bonnes feuilles

Repenser l’histoire du continent avec les Subaltern Studies

Dans un petit livre paru chez RotBoKrik, Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, deux figures de la pensée indienne contemporaine, dialoguent autour de leurs travaux (et de leurs engagements) postcoloniaux. Une discussion captivante suivie d’une postface signée par l’historien sénégalais Mamadou Diouf, dont Afrique XXI publie de larges extraits.

L'image présente une carte de l'Afrique, avec des contours des pays dessinés de manière précise. Les noms des pays comme le Niger, le Mali, et le Nigéria sont inscrits en lettres noires sur un fond beige. La lumière tamisée crée des ombres qui ajoutent une profondeur à la carte, suggérant peut-être un aspect ancien ou une texture de papier. Les frontières entre les pays sont visibles, indiquant les différentes régions historiques et géographiques du continent africain.
Photo d’illustration
© Kyle Glenn / Unsplash

Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar sont deux noms de la pensée indienne contemporaines. La première, professeure à l’université Columbia de New York, est une théoricienne de la littérature et une figure majeure des études féministes et postcoloniales. Elle a écrit plusieurs ouvrages célèbres dont certains ont été traduits en français, notamment Les subalternes peuvent-elles parler ? (Amsterdam, 2006) et L’État global, coécrit avec Judith Butler (Payot, 2007). La seconde est une des plus éminentes spécialistes de l’histoire de l’Inde ancienne. Elle est l’autrice d’ouvrages de référence tels que A History of India (Penguin, 1966) et Somanatha : The Many Voices of a History (Verso, 2005).

Ce sont aussi deux amies qui, de toute évidence, prennent plaisir à converser ensemble. Ce fut le cas, notamment, le 14 août 2017, à Calcutta, dans le cadre d’un cycle de conférences baptisé « History for Peace ». Leur dialogue a été retranscrit et, après avoir été révisé par les deux penseuses, traduit en français et publié, en octobre 2024, par la jeune maison d’édition française RotBoKrik (l’ancien nom du quartier de la Crique à Cayenne, en Guyane, un quartier hors la ville coloniale), qui entend « mettre en circulation des textes, fictionnels ou non, qui jouent les passeurs entre utopies d’hier et de demain ».

La preuve avec ce petit livre qui se lit d’une traite, dans lequel les deux Indiennes évoquent leurs engagements personnels et intellectuels tout en les liant à l’histoire coloniale et postcoloniale de leur pays, et plus largement de l’ensemble des anciennes colonies. Il est question de l’invention de l’Inde, de l’écueil du nationalisme, de la pluralité des appartenances, des limites de la notion de « Sud global », entre autres.

L’Afrique ne fait pas partie de leurs principales préoccupations. Pourtant, leurs réflexions renvoient sans cesse à des questions qui ont traversé (et traversent toujours) le continent. C’est précisément ce qu’explique l’historien sénégalais Mamadou Diouf dans la longue postface qui suit le dialogue, et qui fait le lien entre l’Inde et l’Afrique. Enseignant à l’université Columbia et président du Comité de commémoration du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, récemment mis en place au Sénégal, Mamadou Diouf rappelle en quoi les travaux des Subaltern Studies, initiés en Inde et dans le monde anglophone, ont été essentiels dans sa formation intellectuelle, et plus largement dans celle de nombre de penseurs et de penseuses africaines.

Avec l’autorisation de l’éditeur et de l’auteur, Afrique XXI publie ci-dessous de larges extraits de cette postface signée Mamadou Diouf. (Les intertitres sont de la rédaction. Les notes sont de l’auteur et/ou de l’éditeur.)
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Sortir l’Afrique de l’isolement colonial

« DE 1991 À 1999, J’AI DIRIGÉ LEPARTEMENT DE LA RECHERCHE, de l’information et de la documentation du Codesria (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique), tout en restant membre du département d’histoire de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. C’est à cette période que j’ai commencé à lire la production africaniste anglophone mais aussi les auteurs et autrices des Subaltern studies, ce groupe travaillant sur l’histoire de l’Inde sous la direction de Ranajit Guha.

Fondé à Dakar en 1973, le Codesria s’est imposé comme l’un des centres de recherche les plus importants du continent. Pluridisciplinaire, il fut initié par l’économiste franco-égyptien Samir Amin, qui en fut également le premier secrétaire exécutif. Il souhaitait, je le cite, « contribuer à sortir l’Afrique de l’isolement colonial », et construire des relations étroites et directes avec l’Amérique latine, les Caraïbes et l’Asie. Comme l’a rappelé récemment le chercheur Martin Mourre dans son travail sur l’histoire de cette institution1, Samir Amin participe dès le début des années 1970 au décentrement de la pensée et à « la provincialisation de l’Europe », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’historien indien Dipesh Chakrabarty, un des animateurs importants des études subalternes2.

Mamadou Diouf
Mamadou Diouf
©MESAAS Columbia University

L’aventure du groupe d’études subalternes commence à la fin des années 1970, dans un contexte fortement marqué par la remise en cause de la validité des grands récits historiques et de la pertinence du projet nationaliste de libération intellectuelle, politique, économique et sociale, fondé sur les héritages de la philosophie des Lumières, qui avait mis en circulation les notions de progrès, de raison, de science et d’histoire. Dans le même temps, ces interrogations contribuent à une mise à l’épreuve systématique de l’histoire impériale, celle des découvertes des sociétés non-européennes et de leur décryptage sous la dictée de la « mission civilisatrice ». Les dispositifs qui alimentaient leurs investigations des populations subalternes mettaient l’accent en particulier sur la classe, la caste, le genre, la race, la langue et la culture. Les principaux protagonistes de ce groupe étaient des historiennes et des historiens indiens et britanniques qui vivaient en Inde, en Grande-Bretagne, en Australie ou aux États-Unis. Ils avaient tous reçu une formation dans les universités indiennes et occidentales et avaient eu l’occasion de voyager dans ces différents pays, en Amérique latine et en Afrique.

Décrypter la structure de l’État-nation

Le nom de cette école historique renvoie à la fois à Subaltern Studies, la revue fondée à Delhi en 1982 par l’historien Ranajit Guha3 et au groupe de chercheuses et chercheurs en sciences sociales qui commencèrent à se réunir régulièrement à partir de 1983. Ce collectif4 ouvre de nouveaux chantiers pour l’historiographie et les sciences sociales et humanités indiennes et circonscrivent un territoire dans lequel se développe une conversation, parfois rude, avec divers courants intellectuels, aussi bien traditionnels ou libéraux que marxistes. Gayatri Chakravorty Spivak est l’une des principales interlocutrices du groupe sur les questions relatives à l’histoire moderne de l’Inde et à l’écriture de l’histoire. Féministe, spécialiste de théories et de littérature comparée, elle est considérée, avec Edward Saïd, comme l’une des fondatrices des études postcoloniales.

Lorsque je rejoignis l’administration du Codesria, ma collègue Zenebeworke (Zene) Tadesse, que j’avais temporairement remplacée au département des publications, me suggéra de lire la revue fondée par Guha, pensant que mes recherches et mes pratiques étaient proches de celles de ces penseurs et penseuses indiennes5. La découverte des études subalternes a été pour moi une occasion de sortir du face à face avec l’Occident, en me permettant de voir comment, hors d’Occident et hors d’Afrique, des personnes qui avaient été colonisées tentaient de comprendre la colonisation.

En lisant leurs textes, j’ai aussi pu appréhender comment ces personnes, une fois libérées du joug colonial, avaient essayé de décrypter la structure de l’État-nation. La quête d’une écriture historique et d’une histoire de la nation soustraite à l’emprise de l’Europe et de sa trajectoire était au cœur du projet du groupe des Subaltern Studies. En me plongeant dans l’exploration minutieuse de la littérature en langue anglaise sur l’Afrique, notamment sur le Sénégal, essentiellement publiée aux États-Unis, et sur la production des textes des subalternistes portant sur l’Inde, j’ai pu sortir du territoire de l’historien de l’Afrique formé en France. C’est pour toutes ces raisons qu’il m’est apparu important de faire traduire en français les articles les plus marquants du collectif. […]

Une région du monde comme toutes les autres

La découverte des études subalternes me permit donc d’échapper aux espaces circonscrits de l’historiographie africaine, notamment de formation française : le collectif indien défendait l’idée d’une modernité vernaculaire qui permettait de sortir de la dialectique Nord/Sud. Sur la relation entre pouvoir impérial et production théorique, Dipesh Chakrabarty observait, dès le début des années 1990, que le discours académique – le métier de l’historien et l’écriture de l’histoire – tel qu’il se pratiquait dans les universités européennes, demeurait le sujet souverain de toute historiographie, histoires des « Indiens », des « Chinois » et des « Kényans » incluses. Il montrait que l’histoire de l’Europe s’était imposée comme un récit fondateur, subordonnant et procédant à la mise en ordre de toute narration à partir d’une grammaire unique, celle des opérations historiographiques des métropoles impériales.

En prenant en compte l’absence de toute référence des historiennes et historiens occidentaux aux productions de leurs collègues des anciennes colonies, référence à laquelle ces derniers ne pouvaient pourtant échapper, les Subaltern Studies se donnaient alors pour programme de remettre l’Europe à sa place, celle d’une région du monde. Comme toutes les autres. Mieux, il s’agissait de sortir d’une production de connaissances conçue comme une dérivation occidentale pour favoriser des commentaires propres à des cultures coloniales et communautaires singulières6. En conséquence, Dipesh Chakrabarty estimait qu’il était indispensable de « démanteler l’Europe » comme seul projet d’universalisation, tout en « problématisant » l’Inde, afin d’écrire « dans l’histoire de la modernité, les ambivalences, les contradictions, le recours à la force, les tragédies et l’ironie qui l’ont accompagnée7 ».

Les travaux du groupe subalterniste consistent à traquer les représentations changeantes et conflictuelles de réseaux fluides et flexibles qui circulent au gré des acteurs, en mobilisant leur diversité en tant qu’hommes, femmes, travailleurs, paysans, et en se coulant dans leurs logiques et intérêts. Ils nous enseignent par exemple que « le nationalisme est rarement le nationalisme de la nation ; il circonscrit plutôt le site sur lequel différentes représentations de la nation s’affrontent et négocient les unes avec les autres8 », en documentant la remise en cause des prétentions totalitaires de l’histoire nationaliste, en exhibant les contradictions internes des mouvements et en mettant le doigt sur le caractère inachevé et les différences de compréhension et d’appropriation de ses expressions.

Interroger l’histoire africaine de l’intérieur

Quand j’ai décidé de mettre cette « bibliothèque » indienne à la disposition des universitaires africains francophones, il me semblait que les approches proposées par les animateurs de ce groupe pourraient aider à dévoiler les formules selon lesquelles l’identité matricielle des « nations » africaines tentait de manière incessante d’organiser et de contrôler les autres formes, vernaculaires et religieuses, d’identifications. La crise du nationalisme, la remise en cause de sa crédibilité politique, économique et sociale, l’effondrement de son projet d’avenir par « le développement économique et la justice sociale », son naufrage dans la pauvreté absolue, l’autoritarisme et la violence quotidienne, avaient déjà entraîné sinon un rejet, du moins une contestation des fondements historiques de l’identité nationale.

Ainsi, l’État-nation postcolonial était de plus en plus incapable de réduire ou de contenir ces identifications, ou d’imposer ses représentations de la nation comme exclusives. Ces approches m’ont séduit non seulement parce qu’elles tentaient de sortir des opérations historiographiques occidentales mais aussi parce qu’elles essayaient de découvrir de nouvelles sources. Cet accent porté sur la construction des archives résonnait parfaitement avec une conception de l’écriture historique accordant une place prépondérante à l’archivage plutôt qu’à l’argumentation. La familiarisation avec les travaux du groupe m’a conforté dans l’idée qu’il fallait interroger l’histoire africaine de l’intérieur plutôt qu’en rapport avec les chocs extérieurs, que ce soit la traite des esclaves ou la mise en colonisation.

Il s’agissait de comprendre, en utilisant des ressources propres ou empruntées, la manière dont les sociétés africaines avaient essayé de s’adapter au temps du monde. Il ne s’agissait plus de réagir pour conserver et explorer son patrimoine mais de travailler sur de nouvelles sources et corpus pour sortir des contraintes imposées par les modes occidentaux de la reconstruction du passé et de son discours philosophique, arrimés à l’universalisme de la raison autoritaire promue par le siècle des Lumières9. [...]

Une forme de braconnage

Les nouvelles perspectives offertes par cette exhumation de l’histoire des subalternes, une histoire écrite contre l’histoire nationaliste et contre l’histoire impériale, m’ont permis de remettre en question l’écriture de l’histoire nationaliste en Afrique et de découvrir la fonction de cette histoire dans la construction de l’État postcolonial. Elles m’ont autorisé à sortir du territoire stabilisé de l’histoire et m’ont permis d’identifier des manifestations au-delà de l’espace de la nation, dans des transactions et des procédures caractérisées par l’instabilité et l’évanescence. Ces types de transactions sont aussi des opérations à l’œuvre, me semble-t-il, dans les espaces de bricolages identitaires si importants chez Gayatri Chakravorty Spivak. Si cette postface est pour moi l’occasion de rappeler l’impact de la production intellectuelle indienne des années 1980 et 1990, je voudrais aussi évoquer en quoi l’Inde est une référence fondamentale pour la recherche africaine œuvrant dans les sciences sociales et les humanités. [...]

Les tours et détours pris par le dialogue de Thapar et Spivak offrent une belle opportunité de connecter les archives, les théories et les pratiques des opérations historiques, des historiographies et imaginaires du passé et du présent de l’Inde et de l’Afrique, des histoires précoloniales aux expansions islamiques et coloniales et aux heurts, lueurs et leurres de la construction des États postcoloniaux. Thapar et Spivak nous confrontent à d’autres manières de faire de l’histoire, hier comme aujourd’hui. Elles rappellent qu’il est possible de s’émanciper du face à face intellectuel avec l’Europe.

Leurs réflexions nous somment de penser aux stratégies intellectuelles, historiques, politiques des voix impériales et nationalistes, et à leurs impasses. Elles nous invitent à produire un récit du passé pour commenter et agir sur le présent et le futur. Elles nous intiment de prendre la parole et de produire un inventaire des possibilités réelles et fictives de notre présence dans le temps de l’histoire. Leur braconnage aux frontières des études postcoloniales, de l’historiographie académique, de l’orientalisme et des traditions marxistes ou impériales élargissent le territoire de l’histoire et des humanités. En bref, Romila Thapar et Gayatri Chakravorty Spivak réimaginent la discipline historique elle-même. »

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1Martin Mourre, «  Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), ou la volonté de savoir en Afrique pour l’Afrique. Naissance et évolution d’une institution panafricaine  », Histoire de la recherche contemporaine, t. 8, n° 2, 2019, pp. 189-199.

2Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, éditions Amsterdam, 2009.

3Les sommaires complets de la revue Subaltern Studies sont tous accessibles sur le site des éditions de l’Asymétrie. Trois volumes d’essais intitulés Subaltern Studies : Writings on South Asian History and Society  Études subalternes : écrits sur l’histoire et la société de l’Asie du Sud  ») paraissent d’abord, avant que suivent, à partir de 1982, trois autres volumes, édités par Ranajit Guha.

4Parmi ces pionniers, on peut citer, Touraj Atabaki, Shahid Amin, Dipesh Chakrabarty, David Arnold, Partha Chatterjee, ou encore David Hardiman.

5Elle m’avait prêté un recueil des essais les plus influents publiés par le groupe, cf. Ranajit Guha et Gayatri Chakravorty Spivak (dir.), Selected Subaltern Studies, New York, Oxford University Press, 1988. Trois années avant cette collaboration avec le précurseur du groupe, Spivak avait contribué à un numéro de la revue Subaltern Studies. Cf. Ranajit Guha (dir.), «  Subaltern Studies : Deconstructing Historiography  », Subaltern Studies : Writings on South Asian History and Society, 1985.

6Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse, Londres, Zed Books, 1986  ; Partha Chatterjee, The Nation and Its Fragments, Princeton, Princeton University Press, 1993  ; Bernard S. Cohn, Colonialism and Its Forms of Knowledge : The British in India, Princeton, Princeton University Press, 1996.

7Dipesh Chakrabarty, «  Provincializing Europe. Postcoloniality and the Critique of History  », Cultural Studies, vol. 6, 1992, p. 352.

8Prasenjit Duara, Rescuing History From Nation : Questioning Narratives of Modern China, Chicago, Chicago University Press, 1995, p. 8.

9Sheldon Pollock, The Ends of Man at the End of Premodernity, Amsterdam, Royal Netherlands Academy of Arts and Sciences, 2005.