Françoise Vergès. « Le musée occidental a été tragique pour les peuples »

Entretien · Françoise Vergès, militante féministe et anticoloniale, publie Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée. Un essai dans lequel elle remet en cause le musée occidental, modèle qui s’est imposé au monde, et appelle à l’exploration d’une autre voie – ce qu’elle nomme un « post-musée ».

Le Louvre (ici en 2013) est le « musée universel » par excellence selon François Vergès.
© Adrien Sifre / Flickr

Dans Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée (La Fabrique, 2023)1, Françoise Vergès, théoricienne féministe décoloniale et antiraciste, s’attaque au « musée occidental », « cet étrange endroit où l’on peut trouver dans le même espace des tableaux, des objets, des meubles et des statues couvrant plusieurs continents et plusieurs époques, mais aussi, par centaines de milliers, des restes humains – crânes, os, cheveux ». Pour l’autrice d’Un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019) et d’Une théorie féministe de la violence (La Fabrique, 2020), « le musée universel est une arme idéologique », et « les musées européens sont des dépôts de voleurs », voire de « vaste[s] tombe[s] dont les morts restent sans sépulture ».

Sur ce constat sans concession, elle rappelle que ce modèle de conservation est avant tout une invention européenne imposée au reste du monde. L’Afrique, où de nombreux pays réclament la restitution des objets pillés pendant la colonisation – et dont les conditions et le coût des prêts imposés par les anciens colons rebutent nombre de prétendants – ne possède que 0,8 % des musées du monde. Pour beaucoup d’Africains, le seul moyen de voir leur patrimoine est de se rendre dans une capitale occidentale. Pourtant, estime-t-elle, « les Européens ne sont pas les gardiens légitimes et universels de ces trésors ».

Taille des musées, conditions salariales (gardiens et gardiennes, hommes et femmes de ménage, guichetiers et guichetières…), part grandissante du mécénat privé, ségrégation… Le musée « universel » est un lieu où se croisent les inégalités sociales et une vision de l’histoire partielle et partiale, entre euphémisation et non-dits. Face à « l’impossibilité de décoloniser le musée », Françoise Vergès juge donc nécessaire « d’inventer un post-musée ».

Afrique XXI : Vous écrivez vous être intéressée aux musées tardivement. Pour quelles raisons ?

Françoise Vergès : Il y avait des musées à La Réunion, où j’ai grandi, mais la plupart étaient fermés ou en rénovation. De toute façon, je n’aurais jamais eu l’idée d’y aller. Pour moi, le musée représente l’État, l’État colonialiste, notamment parce qu’il a été créé sous la colonisation. Je me méfiais de toutes les institutions françaises. À La Réunion, la France traitait la culture réunionnaise, la langue, l’histoire de la musique, les rituels, avec un mépris total ou un paternalisme folklorisant. Très tôt, j’ai été en mesure de voir qu’il y avait un enjeu. Cependant, je visite quand même des musées assez tôt lors de mes voyages en Algérie, en Sicile… Mais sans vraiment m’intéresser à l’institution, plutôt aux objets.

François Vergès, en 2023.
© La fabrique/Anthony Francin

Ensuite, tous les mouvements de libération, tous les mouvements sociaux et féministes, s’intéressent à la question de l’art et de la culture à travers la question de la représentation – comment sommes-nous représentés, et par qui ? Tous les mouvements d’indépendance ont de longs chapitres sur la question des arts et de la culture, de la décolonisation des mentalités, des esprits et des corps. Aux indépendances, on voit des troupes se créer, le Festival mondial des arts nègres à Dakar [1966] et le Festival culturel panafricain d’Alger [1969] arrivent très tôt. Et puis il y a le cinéma, qui a toujours été important pour moi. Tous ces mouvements sur les questions de la représentation et de la narration m’interrogent : comment va-t-on raconter des histoires autrement que de la manière coloniale et impérialiste ?

Ma curiosité est très forte car je veux voir comment les choses sont montrées. Je veux savoir comment ils ont fait, comment ils dissimulent, euphémisent, disent sans dire. Toutes ces manières de faire m’intéressent parce qu’elles peuvent m’apprendre ce qu’il faudrait faire autrement. Donc je vais partout où l’histoire est racontée autrement que par un texte : dans les musées, les mémoriaux…

« La peinture a été un vecteur »

Afrique XXI : Dans votre livre, il est principalement question du musée du Louvre, le « musée occidental » ou « musée universel » par excellence. Vous racontez notamment la procession à Paris, en 1798, des œuvres pillées par Napoléon et leur entrée au Louvre, qui sera rebaptisé plus tard du nom de l’autocrate...

Françoise Vergès : La place du musée du Louvre dans le récit national et dans l’image que la France donne d’elle-même est centrale. La culture, le degré de civilisation serait particulièrement élevé parce que, justement, là se trouvent ce qui est présenté comme les plus belles œuvres du monde, comme les plus beaux trésors de l’humanité.

Convoi transportant les œuvres pillées par Napoléon, en 1798 (gravure de Paul-Gabriel Berthault).
© Wikimedia Common

Afrique XXI : Vous expliquez que la colonisation a influencé la peinture. Comment ?

Françoise Vergès : Les paysages, les lumières et de nombreux éléments en provenance des colonies vont enrichir la peinture. Ces images vont ensuite jouer un rôle de médiation entre l’Europe et ces mondes colonisés. Les Européens, quand ils arrivent sur le continent africain, ont ces images en tête. Comme aujourd’hui beaucoup vont en Afrique avec les images qu’ils voient à la télé et dans les journaux. Je ne veux pas faire de leçons de morale, mais simplement rappeler comment se fabrique le système d’exploitation à travers la peinture. Elle a été un vecteur, elle n’est pas en dehors de tout. Tout comme j’interroge pourquoi il y a des sucriers, des tabatières, des cafetières qui apparaissent sur les tables, pourquoi ce sont les hommes qui fument et les femmes qui prennent le thé. Tout cela a influencé les représentations. Les arts décoratifs et les vaisselles changent, on voit l’Europe s’enrichir.

Afrique XXI : Au musée du Louvre, vous vous attardez sur un tableau du XVIIe siècle, une plantation de canne à sucre au Brésil, peint par l’artiste hollandais Frans Post (1612-1680). Vous expliquez que la présence d’esclaves noirs est « naturalisée ». Faut-il remettre en cause les œuvres qui représentent les esclaves ?

Françoise Vergès : En tant que visiteuse lambda, je ne suis pas censée connaître l’histoire du Brésil. Le Brésil, c’est le carnaval, la musique. Je peux trouver normal la présence de Noirs sur ce tableau, car je sais qu’il y a des Noirs au Brésil. Le peintre n’était ni esclavagiste ni anti-esclavagiste. Mais la question qui m’intéresse est que, pour lui, ces esclaves font partie du décor. Il n’a pas d’intentions mauvaises ou bonnes, il peint un paysage dans lequel il y a des Noirs. Il ne s’agit pas d’enlever la peinture, mais plutôt de montrer comment la peinture a pu naturaliser des choses comme l’esclavage. On pourrait aussi parler de la retraite de Russie de Napoléon, représentée comme glorieuse alors qu’il y a eu des millions de Français morts dans la neige et le froid parce qu’un homme a voulu construire un empire.

Comment introduire ces différents niveaux de lecture ? Il y a une totale euphémisation dans les guides des musées, une euphémisation par ignorance. Il faut expliquer. Il faut dire pourquoi il y a un Hollandais au Brésil2. Préciser que les Hollandais ont perfectionné l’architecture de la plantation, qu’ils ont rationalisé ce qui a été repris ensuite par les usines paternalistes – avec les logements des ouvriers sur site, etc. – aurait le mérite de créer des liens, des échos, d’apprendre. L’art ne serait plus seulement une histoire sèche.

« Il y a cette idée qu’il faut tout posséder »

Afrique XXI : Lorsque l’on parle de décolonisation des musées, la restitution des œuvres pillées durant la colonisation est une notion centrale. Pour vous, ce n’est pas le seul combat à mener. Faut-il tout remettre en cause dans le musée ?

Françoise Vergès : On se focalise sur les restitutions parce que c’est une demande des pays africains depuis leur indépendance. On peut aussi parler de la frise du Parthénon3 que Londres refuse toujours de rendre, ce qui est un scandale total. Même en Europe, la France et l’Angleterre ont joué un rôle impérialiste par rapport aux autres peuples européens. La restitution est une chose à faire, mais le musée continuera à proposer une histoire de l’art et une approche de ce qu’est l’esthétique et la beauté. Ce qui mérite d’être questionnée.

Afrique XXI : Faut-il restituer sans condition ?

Françoise Vergès : C’est aux peuples de décider. À Vancouver, il y avait un musée des peuples amérindiens qui était très problématique. Les responsables de ce musée ont commencé à travailler avec les peuples et ceux-ci ont répondu de différentes manières. Certains n’ont rien voulu avoir à faire avec le musée. D’autres ont demandé que les objets soient retirés, en attendant de savoir si oui ou non ils acceptaient qu’ils soient exposés et comment. Il y a donc actuellement des espaces vides. D’autres encore ont accepté de laisser les objets mais ont demandé à pouvoir venir les récupérer quand ils le souhaitent pour leurs rituels et les garder le temps nécessaire pour les libérer de leur charge émotionnelle.

Parmi eux, certains ont finalement regretté d’avoir cédé des objets, notamment des totems, qui étaient à l’origine dehors. Pourquoi ? Parce que ces objets étaient éphémères, soumis au temps, aux intempéries. Ils auraient dû disparaître, et d’autres auraient été construits. Là, ils sont conservés comme des bouts de bois morts. Et puis il y en a qui n’ont pas souhaité renier la parole de leurs ancêtres qui avaient offert des artefacts, mais ont demandé à pouvoir intervenir de temps en temps pour expliquer l’histoire de ces objets.

Afrique XXI : Vous dites que les institutions muséales ont une peur irrationnelle de voir leurs musées se vider à cause des restitutions. Pourquoi ?

Françoise Vergès : En effet, il y a un manque d’imagination entretenu. Ils disent : « cela a toujours été comme ça, c’est merveilleux de trouver dans un même lieu l’Égypte, le Moyen-Orient, l’Océanie, toute l’Europe, toute l’Asie ». Cette idée que l’on peut trouver le monde au même endroit – que l’on retrouve aussi dans les foires universelles et les expositions universelles – est très forte et très ancrée en Europe. Le soucis d’exhaustivité animait les gens qui ont créé cela – vous retrouvez aussi cette idée au musée d’Histoire naturelle : toutes les espèces, tous les masques doivent être là. Il y a cette idée qu’il faut tout posséder pour pouvoir donner une image de l’humanité. C’est très européen. Il faut interroger cela car ce principe a été tragique pour les peuples.

« Le mécénat privé contribue à la marchandisation de l’art »

Afrique XXI : Vous remettez aussi en cause le marché de l’art et la financiarisation des artefacts.

Françoise Vergès : Des pays africains ne peuvent même pas acheter des œuvres pillées chez eux. Ils ne peuvent pas suivre les enchères tellement la cote de certains objets a décollé, comme ce fut le cas à un moment pour l’art indien. La marchandisation favorise les collections privés et accélère la privatisation réelle. Les objets sont confisqués et vous ne les verrez plus, sinon dans une cave ou dans un salon privé, ou encore au bon vouloir de l’acquéreur.

Afrique XXI : « Artwashing » et « philanthrocapitalisation » sont les moteurs du mécénat privé. Que lui reprochez-vous ?

Françoise Vergès : Le mécénat privé contribue à la marchandisation de l’art en nommant « art » tel masque ou tel objet rituel. En le faisant rentrer dans une catégorie et sur un marché, tel objet est enlevé de son environnement social et culturel de départ. Cela devient du capital et les milliardaires le savent. C’est posséder de la valeur. Je cite par exemple la vente de la collection privée Paul G. Allen, l’un des fondateurs de Microsoft, qui a dépassé le milliard de dollars4. Une seule personne peut ainsi posséder l’équivalent d’un musée.

Il y a toujours eu des mécènes, très tôt, comme les Médicis en Italie. Mais aujourd’hui, il y a une accélération de la capitalisation. Et il y a le récit qui va avec. C’est eux qui décident ce qu’ils vont montrer, prêter, quand et comment. Cela leur donne un pouvoir énorme. Ils peuvent décider ce qui a de la valeur à un moment donné.

Afrique XXI : Vous interrogez le mécénat privé dans les musées publics. Vous estimez par exemple qu’un mécène qui, dans son activité, pollue l’environnement, n’a rien à faire dans un musée. On pense bien sûr à TotalEnergies, puissant mécène de l’art africain à travers sa fondation alors que son projet actuel en Ouganda et en Tanzanie est qualifié d’écocide. Les musées peuvent-ils se passer de cet argent ?

Françoise Vergès : Les musées coûtent de plus en plus cher, les budgets sont coupés pour diverses raisons. Cependant, les musées doivent s’en passer. Ils ne peuvent pas être publics et être complices de ces méfaits. Vous et moi n’avons rien à dire alors que nous ne sommes pas d’accord et que nous payons pour entrer dans ces musées qui nous appartiennent. Refuser l’« artwashing » est important.

Afrique XXI : Partout dans le monde, les projets de musées se multiplient, tous plus grands les uns que les autres. La taille des musées est-elle un autre problème ?

Françoise Vergès : Je suis contre ces gros musées. Cela fait partie d’une économie capitaliste, une compétition entre États. Chacun veut avoir le plus gros – le Louvre et bientôt le Guggenheim, à Abou Dabi… Tout est dicté par le marketing qui impose de faire des produits dérivés, de faire « dialoguer » les objets, – « mettez un masque africain du XVIIe siècle à côté d’une icône du Sud-Est asiatique »

Le musée doit respecter un certain cahier des charges : être conçu par un architecte star, être dans une capitale ou une grande ville, avoir une boutique. Les collections doivent être de plus en plus grandes tandis que la question touristique est centrale. Il y a une rivalité qui sert les politiques d’État et non les politiques des peuples. Ce n’est pas forcément en accord avec les désirs et les besoins des communautés. On a l’impression qu’on ne peut pas s’en sortir. En conséquence, beaucoup de gens se sentent exclus de ces musées. Ne reproduit-on pas un espace ségrégué de fait ? Il n’y a pas de panneau « interdit », mais certains se disent : « ce n’est pas pour moi ».

« L’idée de conservation est profondément occidentale »

Afrique XXI : Qu’opposez-vous comme argument à ceux qui défendent les musées universels comme essentiels pour conserver et préserver ?

Françoise Vergès : L’idée de conservation et de préservation, l’idée qu’il faudrait conserver dans un laboratoire, est profondément occidentale. Et paradoxalement, cela va contre la vie car, dans cette volonté de conserver, on fige, on empaille, on met dans des cages, dans des zoos, des parcs. Dans le même temps, on détruit l’environnement. Cette conservation est là pour masquer ce qu’on détruit. C’est une conception qui ne laisse aucune place à la vie. Le capitalisme détruit. Les peuples sont volés et pillés, puis on crée une institution de conservation en disant : « nous avons quand même sauvé des trésors ». Ce modèle de conservation permet de ne pas affronter la vraie question : la destruction, c’est vous.

Il faut arrêter ce modèle hégémonique, l’expansion du musée qui colonise tout : 25 % du produit des recherches ethnologiques sur le territoire britannique ne trouvent pas de place car les musées sont pleins, notamment des objets pris dans les colonies. Au musée du Quai Branly, il y a 70 000 objets qui viennent d’ailleurs et dont on ne voit qu’une infime partie. C’est un vrai problème. Toute cette idée de préservation et de conservation, imposée jusqu’à ce qu’elle soit devenue normale, est très européenne. Finalement, on ne saura jamais ce qui aurait pu être inventé d’autre. On peut essayer d’imaginer autre chose.

Afrique XXI : Justement, qu’appelez-vous le « post-musée » ?

Françoise Vergès : Le post-musée ne se limite pas à ce qu’on met sur les murs. Il y a la formation des personnels. Qu’est-ce que cela veut dire « historien de l’art », qu’apprenez-vous ? Quid des égalités de salaire à l’intérieur ? Le musée est une institution sociale, on ne va pas seulement parler au directeur ou à la directrice, au curateur ou à la curatrice en chef. Les techniciennes, tous ces gens qui travaillent, pourquoi ne pas leur demander ce qu’ils pensent ? Comment faire de ce lieu un lieu collectif ? Qui décide des recrutements ? En France, c’est le fait du prince. Et cela circule de lieu en lieu, il y a un entre-soi incroyable. Questionner tout cela ferait peut-être émerger des choses différentes, des envies, des manières…

Afrique XXI : Mais à quoi pourrait-il ressembler ?

Il y a un désir de musée dans beaucoup de communautés. Cette idée de préserver archives, mémoires et objets est vraiment forte. C’est sans doute lié à la rapidité d’effacement et de marchandisation, à l’accélération de la disparition. C’est un souci qui peut se comprendre. Vient donc l’idée de penser l’espace, le récit. Il y a des choses passionnantes qui se font.

Actuellement, en France, il y a des expositions qui tentent de donner à voir un autre récit. Mais il faut aller plus loin. Par exemple, si on voulait faire un musée des luttes féministes, comment montrerait-on les différentes temporalités ? Par siècle ? Par grandes figures ? Comment exposer les féministes et les conflits parfois très durs qu’il y a eu entre elles ? Admettons qu’on choisisse l’espace français, que s’est-il passé dans les colonies sur ces questions, comme en Algérie ? Si on ne choisit que la France, dans ce cas, parle-t-on des luttes des ouvrières et donc des immigrées ? Comment parle-t-on des entremêlements de temporalité et de spatialité, des statuts sociaux ? Comment raconte-t-on les choses collectives ? Que montre-t-on et comment ? Des objets, des journaux, des documents ? Si on suit le modèle hégémonique, il y aura une personnalisation très forte. On aura Olympe de Gouges, Simone de Beauvoir, les années 1970, la seconde vague, puis la troisième vague… Rien de bien nouveau.

Devant le musée de Brooklyn en avril 2018, des activistes du mouvement « Decolonize This Place ».
© DTP

Il pourrait y avoir des performances collectives dans les musées actuels. À Brooklyn, je me souviens d’une exposition sur les féministes artistes noires des années 1960 et 1970, « Nous voulions faire une révolution ». Tout à coup, j’ai vu arriver des femmes habillées en rouge. Elles ont commencé à danser et à dire : « nous ne sommes pas mortes, nous ne sommes pas des choses uniquement à mettre sur des murs, nous sommes vivantes ». Ce n’était pas programmé. Elles se parlaient entre elles. Cette interruption du silence était une forme intéressante de déplacement. Il y a aussi ce qu’a fait le musée d’Histoire naturelle de New York avec le mouvement « Decolonize This Place » où il y avait des groupes de jeunes Noirs qui allaient dans les salles consacrées à l’Afrique, des groupes de jeunes Amérindiens dans les salles consacrées aux indigènes, et qui intervenaient en public pour dire : « ce qu’on montre de nous ici est une vision coloniale et raciste ».

Afrique XXI : Est-ce à dire que le musée du Louvre ne peut pas être décolonisé ?

Françoise Vergès : Tels qu’ils sont, les musées sont empêtrés dans une histoire et font face à des résistances internes et externes qui rendent tout changement difficile. Vous ne décoloniserez pas une institution si la société elle-même n’est pas décolonisée. Considérer le musée comme un espace neutre et décolonisé, alors qu’il y a toujours du racisme, de l’islamophobie, de l’extraction et de la dépossession, ferait de lui une forteresse en dehors de tout ce qui, après avoir été considéré au-dessus des conflits, deviendrait un espace de réconciliation. Parlons déjà de ce qu’on pourrait faire autrement et, le Louvre, il n’y a qu’à le laisser tel qu’il est !

1Titre en référence aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon (Maspero, 1961).

2En 1621, les Néerlandais fondent la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales qui installe la colonie du Brésil hollandais sur une partie du territoire occupé par l’Union ibérique, laquelle y restera jusqu’en 1654.

3La frise du Parthénon ou « frise des Panathénées » est une frise ionique en marbre du Pentélique représentant 378 figures humaines et 245 animaux. Elle entourait le sékos (partie fermée) du Parthénon sur l’Acropole d’Athènes.

4En novembre 2022, la maison Christie’s a procédé à la vente aux enchères de la collection de Paul G. Allen constituée de 150 œuvres. La vente a atteint 1,5 milliard de dollars.