« La démocratie raciale brésilienne est un mythe »

Entretien · Les Brésiliens voteront pour leur nouveau président dimanche 2 octobre. À l’approche de cette élection cruciale, qui oppose notamment Jair Bolsonaro à Lula da Silva, le professeur Kabengele Munanga, un spécialiste du Brésil noir, évoque le passé, le présent et l’avenir du mouvement antiraciste dans ce pays.

L'image présente une grande fresque murale colorée à la surface d'un bâtiment. Au centre, on voit le visage d'une personne, dont les traits sont rehaussés par des motifs géométriques en plusieurs couleurs, notamment des nuances de bleu, de rose, de jaune et de vert. Cette représentation artistique semble transmettre une intense expression émotionnelle, avec des yeux profonds et captivants. La personne porte des accessoires distinctifs dans les cheveux et des ornements sur le visage, ajoutant à la richesse de cette œuvre. En bas à droite, on aperçoit une jeune plante, évoquant un contraste entre l'urbanisme et la nature. L'ensemble de l'œuvre évoque une sensation de vitalité et de culture.
Une fresque murale sur l’Olympic boulevard, à Rio de Janeiro, en 2020.
Milos Hajder / Unsplash

Le 2 octobre 2022, le Brésil se choisira un nouveau président. En cas de second tour, les Brésiliens seront à nouveau appelés à voter le 30 octobre. Selon toute vraisemblance, on se dirige vers une bataille polarisée entre l’actuel président conservateur, Jair Bolsonaro, et le vétéran de gauche Luiz Inácio Lula da Silva, qui a dirigé le pays entre 2003 et 2011. Pour les Brésiliens noirs, l’enjeu est de taille, comme nous l’explique le professeur Kabengele Munanga.

Le professeur Kabengele Munanga.
Le professeur Kabengele Munanga.
DR

Né en 1940 au Congo belge, Kabengele Munanga fut le premier anthropologue formé à ce qui est aujourd’hui l’université de Lubumbashi, en République démocratique du Congo (RDC). Après un séjour en Belgique, il fuit le régime de Mobutu Sese Seko, en 1975, et se voit offrir la possibilité de poursuivre sa carrière à l’université de São Paulo, où il se consacre à l’étude de la population noire du Brésil. Aujourd’hui à la retraite, Kabengele Munanga reste une voix très respectée sur les questions relatives aux populations noires du Brésil, comme en témoignent ses nombreux prix et titres, notamment sa reconnaissance par l’Ordre brésilien du mérite culturel, en 2002.

(Une petite remarque sur la traduction du portugais en français dans cette interview : « preto », le mot portugais désignant les personnes à la peau foncée, est traduit par « noir » avec un « n » minuscule, tandis que « negro », le mot portugais désignant toutes les personnes noires, y compris les Brésiliens à la peau claire, est traduit par « Noir » avec un « N » majuscule. Le professeur Kabengele insiste sur l’utilisation politique de ce dernier terme pour créer une lutte antiraciste unie dans laquelle les Brésiliens noirs et métis peuvent trouver un terrain d’entente).

Margot Luyckfasseel : Pourriez-vous commencer par expliquer le mythe de la soi-disant démocratie raciale brésilienne ?

Kabengele Munanga : L’idéal de la démocratie raciale brésilienne renvoie à l’idée que le Brésil est un paradis racial sans discrimination entre Blancs et non-Blancs. Pendant longtemps, cette conception a été considérée comme une réalité par des générations de Brésiliens. Mais à partir des années 1930, le mouvement noir appelé Frente Negra Brasileira (Front Noir brésilien) a été le premier à montrer que cette démocratie n’existait pas vraiment et qu’elle n’était qu’un mythe – car même éduqués, les Noirs se heurtaient à des obstacles raciaux à leur ascension sociale au sein de la société capitaliste.

Dans les années 1950 et 1960, l’Unesco a proposé un projet de recherche au Brésil pour savoir si ce modèle de démocratie raciale brésilienne existait et, dans l’affirmative, s’il pouvait servir d’exemple aux autres pays du monde qui vivaient avec des pratiques racistes. L’université de São Paulo (USP) et d’autres universités du nord-est du Brésil ont participé à ce projet avec Roger Bastide, un professeur français de l’USP. Sur la base des résultats de leurs recherches, ils ont dû conclure que cette soi-disant démocratie raciale brésilienne, fondée entre autres sur le livre de Gilberto Freyre, Casa Grande e Senzala [NDLR : « Maîtres et Esclaves », traduit chez Gallimard en 1978], n’existait pas réellement et qu’il s’agissait donc d’un mythe au contenu idéologique indéniable. En d’autres termes, le modèle de démocratie raciale brésilienne était fondé sur la négation du racisme et l’affirmation de l’harmonie entre les différents groupes racialisés. Il était soutenu que la seule discrimination qui existait était liée aux différences socio-économiques, et non raciales.

Un mythe persistant

Margot Luyckfasseel : Comment ce mythe définit-il encore la position des Noirs dans le pays ?

Kabengele Munanga : Le mythe a été démoli, mais son inertie persiste jusqu’à aujourd’hui. Et, malgré les dénonciations constantes du mouvement noir et de la recherche scientifique, il y a des gens qui croient encore à la démocratie raciale brésilienne, parce que le racisme brésilien n’a pas été institutionnalisé par des lois comme dans le système Jim Crow, dans le sud des États-Unis, le régime d’apartheid [en Afrique du Sud, NLDR] ou le régime nazi [en Allemagne, NDLR]. Il s’agit bien d’un racisme, mais moins tangible que d’autres modèles de l’histoire humaine récente, précisément en raison de sa négation. Cette inertie du mythe de la démocratie raciale entrave certainement la mobilisation de nombreux Brésiliens dans la lutte contre le racisme et dans la recherche de l’équité et de l’égalité entre Blancs et non-Blancs.

Les voies classiques de cette lutte sont bien connues : les législations à l’œuvre, une éducation plurielle et antiraciste, des politiques publiques affirmatives pour l’inclusion des Noirs et des indigènes. Ce qui manque, c’est la volonté politique et, à travers elle, un projet pour la transformation profonde d’une société où aujourd’hui les Noirs (negros) – c’est-à-dire les Noirs (pretos) et les métis (pardos) – constituent 56 % de la population brésilienne mais ne sont pas représentés dans tous les secteurs de la vie nationale.

Margot Luyckfasseel : Dans votre livre, Rediscutindo a mestiçagem no Brasil (Rediscuter le métissage au Brésil), vous affirmez que l’adage « l’union fait la force » n’est pas accessible au mouvement noir au Brésil car, à partir de la fin du XIXe siècle, les élites brésiliennes ont installé une idéologie raciale de blanchiment (« branqueamento ») qui a séparé les Noirs et les métis. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Kabengele Munanga : Dans ce livre, ma proposition est de développer l’utilisation politico-idéologique du métissage (« mestiçagem »), qui est un phénomène naturel – génétiquement parlant – et qui fait partie de l’histoire de l’humanité. Mais, au Brésil, il a été transformé en une caractéristique fondatrice particulière qui n’existait pas dans les autres pays du monde, afin de dissimuler les problèmes sociaux dus à la discrimination des non-Blancs.

D’autre part, l’élite dirigeante brésilienne avait une proposition claire pour blanchir la société. Ce blanchiment devait être réalisé par le biais du métissage et de l’arrivée massive d’immigrants européens, dont les motivations économiques étaient ancrées dans l’idéal de blanchiment. L’objectif était d’éviter les conflits raciaux comme aux États-Unis et d’empêcher le Brésil de devenir un pays à majorité démographique noire qui risquait de suivre le modèle d’Haïti, qui a obtenu son indépendance en 1804 en battant les troupes de Napoléon Bonaparte. En séparant les noirs et les métis, au lieu de les réunir dans une seule catégorie de « Noirs », comme aux États-Unis, le modèle brésilien a affaibli l’union de tous les opprimés raciaux. Le résultat fut que les personnes métisses ne se considéraient pas comme des Noirs, mais sur la voie du blanchiment pour échapper à la condition réservée aux noirs. Cela a certainement divisé la lutte des opprimés noirs et métis. Aujourd’hui, si la lutte contre le racisme a pris de l’ampleur depuis vingt ou trente ans, c’est grâce à l’adhésion de la population métisse, qui assume aujourd’hui sa Négritude (« Blackness »), malgré sa conscience d’être aussi descendante de parents blancs.

Des outils de la résistance culturelle manipulés

Margot Luyckfasseel : Le mécanisme du « mestiçagem » est également en jeu dans la production culturelle du Brésil. Peut-être est-ce parce que les espaces de résistance des Noirs (le carnaval, la samba, etc.) ont été facilement adoptés dans la culture nationale brésilienne ?

Kabengele Munanga : Les Noirs africains ont contribué à la construction de tous les pays qui ont bénéficié de la traite atlantique des esclaves. Il ne s’agit pas d’influences, comme certains le disent, mais de participation et de contributions (culturelles) concrètes. Dans certains cas, il y a eu continuité, comme la résistance des religions d’origine africaine au Brésil. Dans d’autres, de nouvelles cultures de résistance ont été créées, comme dans la musique, les arts, la danse, la cuisine et les sports. Certaines cultures ont été africanisées, comme le carnaval au Brésil, qui trouve ses origines en Occident, au Moyen-Âge, mais que les Noirs ont africanisé avec leur musique, leur rythme et leur danse, de la même façon qu’ils ont introduit la « ginga » (« jeu de jambes ») dans la façon de jouer au football, qui est une invention anglaise.

Certains outils de la résistance culturelle Noire qui sont devenus des symboles de l’identité nationale, comme la musique, la danse, la cuisine et surtout la religion, sont également manipulés par le mythe de la démocratie raciale pour affirmer l’harmonie entre les groupes, l’absence de préjugés et de discrimination raciale. Le mythe dira que les Brésiliens sont un peuple mixte, c’est-à-dire ni blanc, ni noir, ni indigène, mais une nouvelle race brésilienne mixte. Qui discriminera qui, si nous sommes tous métissés ? Si le Brésil accepte les religions d’origine africaine comme le Candomblé, c’est la preuve qu’il n’est pas raciste. Si vous aimez la musique Noire qui est déjà brésilienne, c’est la preuve que le Brésil n’est pas raciste. Des personnalités noires mythiques comme la star du football Pelé sont toujours citées pour montrer qu’il suffit d’avoir de l’argent pour ouvrir des portes au Brésil. Ces raisonnements ont également été intériorisés et acceptés par certains Noirs, y compris par ces personnalités mythiques qui se sont élevées économiquement.

Margot Luyckfasseel : Qui profite du fait que ces formes culturelles de résistance Noire sont devenues des marchandises « nationales » lucratives ?

Kabengele Munanga : Il est évident que ces cultures de résistance, massivement consommées par les Blancs et les Noirs, sont devenues une partie de l’industrie culturelle dans une société capitaliste. Mais ceux qui tirent le plus d’argent de cette industrie culturelle ne sont pas les Noirs, mais les Blancs, qui ont dominé tous les secteurs de l’économie brésilienne. La question importante est la suivante : où sont les hommes et les femmes Noirs qui ont créé ces cultures ? Parmi les pauvres, ils sont les plus pauvres. Parmi les analphabètes, ils sont les plus analphabètes. Ils sont invisibles dans tous les secteurs de la vie du pays : industrie, commerce, politique (législatif, judiciaire, exécutif). Ils sont les plus nombreux dans le système carcéral brésilien : sur trois jeunes victimes de violences policières, deux d’entre eux sont Noirs. Grâce aux politiques de discrimination positive de ces vingt dernières années, ils ont commencé à avoir accès à l’université et à l’enseignement supérieur en général, mais ils sont encore sous-représentés.

La volonté politique de Lula et de Dilma

Margot Luyckfasseel : Le professeur Nilma Lino Gomes identifie la période de 2003 à 2016 – les années des gouvernements Lula et Dilma Rousseff (présidente de 2011 à 2016) – comme une victoire pour le mouvement Noir au Brésil. Comment évaluez-vous cette période et celle qui a suivi ?

Kabengele Munanga : Durant les mandats du président Lula et de la présidente Dilma, nous constatons des faits qui ne laissent aucun doute sur la volonté politique de ces deux dirigeants de promouvoir des politiques d’équité et d’égalité raciales. Tout d’abord, il y a la création, en 2003, du Secrétariat spécial des politiques de promotion de l’égalité raciale (SEPPIR), qui avait le statut de ministère. Il y a la promulgation des lois 10.639/03 et 11.645/08, qui ont rendu obligatoire l’enseignement de la culture et de l’histoire africaine et indigène dans les écoles élémentaires, et la promulgation de la loi 12.711 de 2012, qui a rendu obligatoire la réservation de places pour les Noirs et les indigènes dans les universités publiques fédérales. Le premier juge Noir à la Cour suprême fédérale a été nommé durant cette période, et, pour la première fois dans l’histoire du Brésil, cinq Noirs ont été nommés ministres (de la Culture, des Sports, de l’Environnement, du SEPPIR et de l’Action sociale). Malheureusement, un revers majeur a été enregistré après le coup d’État contre la présidente Dilma Rousseff, et la situation des Noirs s’est détériorée sous le gouvernement du président Jair Bolsonaro.

Margot Luyckfasseel : Quel est l’avenir du mouvement antiraciste au Brésil ?

Kabengele Munanga : L’avenir dépendra de la prise de conscience politique du racisme chez tous les Brésiliens, Noirs et Blancs, et de la force de la pression qu’ils exerceront par le biais des mouvements sociaux sur les dirigeants et les secteurs public et privé qui dominent la structure du pouvoir. Le discours et la rhétorique se développent partout, mais ils ne suffisent pas à renverser les pratiques racistes et à promouvoir des politiques d’inclusion des descendants africains et des peuples natifs dans la société brésilienne. Les lois qui fonctionnent, l’éducation et les politiques affirmatives sont des moyens possibles de lutter contre le racisme structurel dans une société capitaliste.