À Douala, au Cameroun, lors de la cérémonie d’enterrement de Bryan Achou*1, dont le corps noyé a été retrouvé en Méditerranée et rendu à sa famille en novembre 2022, des amis et des parents évoquent son destin avec émotion. « C’est un gamin de mon quartier ! En moins de deux semaines, nous avons perdu deux enfants. L’un en mer entre la Turquie et la Grèce, l’autre en Tunisie », raconte une femme, le visage grave. « Vraiment, avant 2035, ce pays sera vidé de ses citoyens », ajoute une autre personne en deuil.
L’année 2035 fait référence au nouveau document de développement du gouvernement intitulé « Cameroun vision 2025-2035 » – le plan de l’autocrate Paul Biya, âgé de 90 ans, pour redresser la nation exsangue et déchirée par les conflits. À en juger par les réactions désabusées qu’a suscitées cette remarque, personne ici ne croit aux chances de succès de ce projet. Il y en a eu tant depuis l’arrivée au pouvoir de Paul Biya, en 1982...
Les personnes ici présentes – hommes d’affaires, enseignants, employés de bureau – ne meurent pas de faim. Elles ne sont pas non plus directement touchées par l’insurrection armée qui fait rage dans la partie occidentale du Cameroun. Mais elles comprennent pourquoi les jeunes veulent partir, même s’ils risquent la mort.
Peu après avoir assisté aux funérailles de Bryan Achou, la journaliste camerounaise de ZAM, Elizabeth BanyiTabi, apprend qu’une de ses amies, Eva*, envisage de quitter le pays et de prendre la route de l’Amérique : elle prendra l’avion pour le Brésil, puis des bus vers le nord, jusqu’à la jungle de la frontière avec le Panama, connue sous le nom de « Darién Gap » (« trouée du Darién ») ; de là, elle devra traverser à pied une forêt dense et chaude, infestée de serpents venimeux, d’araignées et de gangs criminels. Les personnes ayant parcouru les 80 kilomètres de marche à travers cette brèche l’ont décrite comme « jonchée de cadavres ». Eva sait tout cela, car un de ses amis est mort dans la « trouée de Darién » il n’y a pas longtemps. « Mais je vais essayer », dit-elle.
Récits d’horreur
À peu près au même moment, à l’aéroport d’Entebbe, à Kampala, en Ouganda, un défenseur des droits de l’homme observe une file de jeunes femmes voilées assises dans la zone de départ de l’aérogare. Elles semblent être ougandaises. Un agent d’immigration explique qu’elles sont en route pour l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe pour y travailler comme employées de maison. L’activiste est troublé. De nombreux rapports indiquent que ce trafic de travailleurs domestiques au Moyen-Orient place souvent les recrues dans des conditions proches de l’esclavage : horaires de travail démesurés, coups, viols et même meurtres. Ces jeunes filles ont-elles manqué les nombreux reportages radiophoniques et télévisés des médias ougandais sur ces récits d’horreur ?
En enquêtant plus avant, le journaliste de ZAM Emmanuel Mutaizbwa – un ami du militant des droits de l’homme – découvre que de nombreux Ougandais ont entendu ces récits, mais qu’ils choisissent quand même de partir. Il interroge Joyce Kyambadde, âgée de 27 ans, battue, violée et maltraitée, qui est néanmoins retournée dans le Golfe pour une deuxième période de travail domestique au cours des dernières années. « Vous vous dites toujours que cette fois-ci, vous aurez un salaire. Il n’y a pratiquement aucun espoir ici [en Ouganda] », dit-elle.
Selon le Bureau des statistiques ougandais, au moins 41 % des jeunes Ougandais âgés de 18 à 30 ans – soit un total d’environ 5 millions de personnes – n’exercent aucune activité rémunératrice. Parmi ceux qui travaillent, en contraste frappant avec une élite richissime proche du président Yoweri Museveni, âgé de 79 ans, une bonne partie ne gagne pas assez pour payer ne serait-ce qu’un modeste loyer.
« Pas d’espoir ici »
Au Kenya, voisin de l’Ouganda, nombreuses sont les histoires similaires. « C’est comme de dire à un enfant de ne pas mettre sa main au feu, il le fera quand même », déclare Patricia Wanja Kimani, qui a elle-même subi des mois d’abus sexuels et de coups en tant qu’employée de maison dans le Golfe, en a fait un livre, et travaille aujourd’hui pour une ONG dont l’objectif est de dissuader les jeunes femmes kényanes de s’expatrier. Sa collègue Faith Murunga, qui travaille pour une autre ONG, admet que la jeunesse kényane – dont 67 % est au chômage, selon la Fédération kényane des employeurs – a peu d’alternatives. Comme en Ouganda, une élite politique extrêmement riche ne fait pas grand-chose pour améliorer concrètement le sort de la population. « Nous essayons de dialoguer avec le gouvernement [sur la question des perspectives pour les Kényans]. Nous faisons ce que nous pouvons », déclare Faith Murunga.
Les campagnes de sensibilisation menées par l’ONG semblent avoir un effet limité. La journaliste Ngina Kirori demande à dix hommes et femmes pris au hasard dans les rues de Nairobi s’ils envisagent de partir dans le Golfe malgré les histoires atroces qui y sont racontées. Quatre d’entre eux répondent : « Je partirai quand même parce qu’il n’y a pas d’espoir ici. » Deux hésitent, déclarant à Kirori qu’ils ont très peur, mais qu’ils envisagent quand même de partir. Seuls quatre se montrent véritablement dissuadés. Quelques mois après, Patricia Kimani a elle aussi quitté le Kenya à la recherche d’un avenir ailleurs...
Les personnes interrogées par le journaliste de ZAM, Theophilus Abbah, dans la capitale nigériane, Abuja, sont des constructeurs, des plombiers, des médecins. Neuf sur dix déclarent vouloir faire « japa » [« s’éjecter », en pidgin, NDLR], le terme nigérian pour évoquer l’émigration, et ce « à la première occasion ». Ici aussi, les témoins citent la mauvaise gouvernance, l’état déplorable des services de santé, d’éducation et d’autres services publics, les disparités extrêmes en matière de richesse, la corruption et la répression des médias et des organisations de la société civile dans le pays. « La souffrance est insupportable, déclare un entrepreneur en bâtiment. J’aurais aimé rester au Nigeria si le pays fonctionnait. »
La plupart des Nigérians essaient de partir avec des visas, mais beaucoup d’entre eux se contentent de « japa » illégal, en marchant vers le nord à travers le Sahel et le Sahara, dans l’espoir d’atteindre la mer Méditerranée. Selon les ONG qui travaillent avec les migrants nigérians, l’écrasante majorité d’entre eux n’atteignent jamais les côtes, restant bloqués au Sahel, où ils finissent souvent exploités sur des chantiers, dans des réseaux de traite ou de mendicité, dans des maisons closes, ou en détention.
Un fossé profond
Comme au Cameroun, en Ouganda et au Kenya, les risques sont bien connus au Nigeria. Pourtant, les gens continuent de partir, explique Grace Osakue, de l’ONG Girls’ Power Initiative, qui vise à créer de petites entreprises pour les anciens migrants et les candidats à l’émigration au Nigeria. Elle admet que les choses ne se passent pas toujours très bien et explique à Abbah que « même ceux qui ont déjà connu des difficultés repartent ». Ce constat est corroboré par un rapport de 2021 commandé par l’Union européenne, qui estime que plus de 60 % des migrants nigérians qui ont été « secourus » sont « susceptibles d’essayer de repartir ».
Pas moins de 95 % des enseignants interrogés en novembre 2022 par le syndicat des enseignants ruraux du Zimbabwe (Amalgamated Rural Teachers’ Union of Zimbabwe) déclarent que s’ils en avaient la possibilité ils iraient travailler ailleurs. Selon le président du syndicat, Obert Masaraure, la raison en est que les enseignants gagnent si peu qu’ils ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille, « pas même pour la nourriture ou les frais de scolarité ». Il considère comme « très chanceux » un collègue qui a réussi à partir en Arabie saoudite, explique-t-il au journaliste Brezh Malaba.
Ce n’est pas comme si le Zimbabwe était pauvre : le pays possède des réserves d’or et de diamants parmi les plus abondantes au monde, sans parler du lithium et d’autres minerais rares. De nombreux reportages et documentaires, tels que « Gold Mafia », d’Al Jazeera, ont montré comment les revenus sont régulièrement accaparés par des personnalités du parti au pouvoir, la Zanu-PF. « Les élites au pouvoir dépouillent la nation de toutes ses richesses, enrage Obert Masaraure. Elles facilitent même le pillage de nos ressources naturelles par les multinationales étrangères. Les enseignants et autres professionnels que nous sommes sont lourdement taxés, mais les ministres perçoivent des salaires énormes. Nous finançons leurs jets privés et […] leurs dépenses de luxe. »
« La vie est trop courte »
Lorsque, lors des récentes élections considérées comme frauduleuses, la Zanu-PF a remporté à nouveau la victoire, le réseau X (ex-Twitter) du Zimbabwe a été inondé de messages qui s’adressaient au voisin méridional, l’Afrique du Sud, dont le président, Cyril Ramaphosa, avait félicité son homologue Emmerson Mnangagwa pour sa victoire. « Je vous félicite aussi pour le nombre de Zimbabwéens qui entreront bientôt illégalement dans votre pays », dit l’un d’eux.
On estime que 1 à 2 millions d’immigrants zimbabwéens, faisant partie des 3 à 5 millions de Zimbabwéens qui vivent en dehors de leur pays (sur un total de 16 millions de citoyens zimbabwéens), sont venus en Afrique du Sud au cours des dernières décennies. Leur présence a été la cible de pressions politiques de la part des politiciens sud-africains, qui ont orchestré des campagnes de haine contre les Zimbabwéens, les accusant notamment d’être des criminels. Les twittos zimbabwéens en sont bien conscients. « Mais nous continuons à venir », disent-ils. « Si vous avez l’occasion de partir, faites-le », a lancé le journal The News Hawks sur son compte X (ex-Twitter) après que les résultats des élections ont été rendus publics. « La vie est trop courte. »
Dans les cinq pays étudiés, l’équipe n’a trouvé personne affirmant qu’il était possible d’arrêter les migrations en provenance des pays africains. Comme l’a dit Kah Walla, militant camerounais de l’opposition, « personne ne quitte sa maison si elle est confortable. Si je pense que pour ma survie je dois quitter mon pays, j’utiliserai tous les moyens pour le faire. » Elizabeth BanyiTabi, journaliste à ZAM, a elle-même été encouragée par un homme à côté d’elle dans un avion reliant le Cameroun à Amsterdam « à ne pas revenir ».
La plupart des personnes interrogées, comme les reporters de ZAM, sont attristées par l’état des pays où elles sont nées. Mais si les reporters restent attachés à leur profession, espérant que le journalisme finira par avoir un certain impact, de nombreux interlocuteurs se sentent impuissants à changer quoi que ce soit, ou à « construire leur propre pays », comme ont tendance à le dire les Occidentaux qui s’opposent à l’immigration. « Oui, notre pays doit se développer, il a besoin d’excellence, estime le Dr Ejike Oji, expert du secteur de la santé au Nigeria. Il est donc triste de voir nos meilleurs cerveaux partir. Mais [dans le système nigérian] vous serez négligé, même si vous êtes le plus brillant. L’excellence n’est pas récompensée ici. »
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Les noms marqués d’un astérisque ont été modifiés.