
J’assiste aux élections zimbabwéennes depuis 1980. Le scrutin de cette année-là avait été le fruit d’intenses négociations à la fin de l’année 1979, d’abord à Lusaka, en Zambie, puis à Londres, en Grande-Bretagne. Ces pourparlers faisaient suite à une féroce guerre de libération menée contre le régime minoritaire blanc par deux armées de guérilla qui étaient liées à deux partis politiques noirs interdits. Le parti dirigé par Robert Mugabe, la Zanu-PF (Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique), qui avait déployé une importante force de combat entraînée par la Chine, avait remporté ces élections et formé le premier gouvernement à majorité noire dans ce qui était encore la Rhodésie, et qui a été rebaptisée par la suite le Zimbabwe.
J’ai été un observateur officiel pendant toute la campagne électorale, de janvier à mars 1980, envoyé par le secrétariat du Commonwealth, et j’ai assisté à toutes les élections suivantes à titre privé, à l’exception de deux. Mais il n’y avait jamais eu d’observation électorale nationale auparavant, de sorte que ce que nous avons « inventé » comme méthodologie en 1980 est devenu, je suppose, l’équivalent de l’évangile de l’observation électorale.
J’ai cherché à entrer au Zimbabwe à la veille des élections de cette année [23-24 août 2023, NDLR] mais j’ai été retenu à l’aéroport, puis expulsé. C’est donc depuis la Zambie voisine que j’écris ce compte rendu critique. Je tiens à préciser que si certains peuvent m’accuser d’avoir des griefs personnels dans mes jugements, je pense que mes critiques sont justes. Je laisse aux lecteurs le soin d’en juger.
Des élections sans controverse
Bien que la vie politique zimbabwéenne se soit tendue peu après l’indépendance, l’habitude d’organiser des élections régulières n’a pas suscité de grandes critiques internationales jusqu’au début de ce siècle. L’instabilité du pays a toutefois été marquée par des pogroms soigneusement dissimulés, menés de 1982 à 1987 contre des dissidents supposés liés au mouvement de libération de Joshua Nkomo, rival de celui de Robert Mugabe. Lors d’une première manifestation de contestation, Mugabe a cru voir des vétérans de l’armée de guérilla de Nkomo – qui avait opéré dans l’ouest du pays – reprendre les armes, non pas cette fois contre le pouvoir blanc, mais contre lui. Des dizaines de milliers d’innocents ont été tués par les forces de Mugabe, mais, étonnamment, les élections de 1985 se sont déroulées sans controverse.
Lors des élections de 1990, Mugabe a été défié par un ancien compagnon d’armes, Edgar Tekere, et son tout jeune parti, le Zimbabwe Unity Movement (Zum). Il y a eu beaucoup de violences contre les partisans de Tekere. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont considéré que la sévérité de Mugabe était disproportionnée, étant donné qu’il était encore largement assuré de remporter la majorité.
Il a gagné les élections haut la main malgré les difficultés financières du début des années 1980. Ce contexte a été considérablement aggravé en 1997 par les demandes de pension des vétérans de la guérilla de l’armée de Mugabe et par sa décision peu judicieuse d’entrer en guerre en République démocratique du Congo (RDC). Lui et ses commandants y ont appris à quel point il était possible de s’enrichir grâce au pillage. Leçon qu’ils appliqueront ensuite chez eux, aggravant d’autant plus la situation financière.
Stratégie du pire
Les citoyens ordinaires ont commencé à ressentir les effets de la crise économique. Un nouveau parti d’opposition, dirigé par Morgan Tsvangirai et reposant sur des réseaux syndicaux à l’échelle nationale, a vu le jour. Pour la première fois, Mugabe était confronté à un adversaire redoutable et bien organisé. Lors du référendum de 2000, destiné à octroyer des pouvoirs accrus à Mugabe, ce dernier a été battu. Il a immédiatement paniqué. Pour tenter de regagner du crédit en tant que leader nationaliste, il a lancé les occupations de fermes qui ont duré plusieurs années et ont conduit à l’effondrement total de l’épine dorsale du secteur agro-industriel d’exportation zimbabwéen1.
Dans ce qui était devenu un désert économique, avec une hyperinflation record, il a affronté
Tsvangirai lors des élections de 2008. Conscient que les tendances du scrutin annonçaient une défaite certaine, il a autorisé le premier trucage à grande échelle des élections nationales. Finalement, pour assurer un minimum de stabilité chez son voisin, le président sud-africain Thabo Mbeki a négocié la constitution d’un gouvernement de coalition. Mugabe est resté président, et Tsvangirai a dû se contenter d’un rôle limité de Premier ministre.
La Zanu-PF connaissait désormais le pouvoir du trucage et l’efficacité de la violence, voire de la menace de violence. Elle a gagné en 2013. Mais il était clair, même pour la Zanu-PF, que Mugabe, désormais octogénaire, perdait à nouveau le contrôle de l’économie qui, peut-on dire, avait été sauvée par les hommes de Tsvangirai au sein du gouvernement de coalition. Mugabe a été renversé quelques années plus tard par un coup d’État soutenu par le peuple. Emmerson Mnangagwa est devenu président et a remporté les élections de 2018 en recourant à la fois au trucage et à la violence – circonscrite mais clairement déployée – contre le successeur de Tsvangirai, le jeune Nelson Chamisa.
En 2023, avec le retour de l’hyperinflation et une litanie de politiques économiques ratées, et dans un contexte de grande corruption des membres d’un parti au pouvoir devenu oligarchique, Mnangagwa et Chamisa s’affrontaient de nouveau. L’élection a débuté le 23 août. J’ai cherché à entrer dans le pays et j’ai été expulsé le matin du 21 août.
Douze raisons de douter
Consciente que Chamisa avait attiré l’attention de la communauté internationale et que les élections étaient suivies de près par les États voisins – la Zambie et l’Afrique du Sud, au nord et au sud du Zimbabwe, étant des démocraties qui fonctionnent correctement –, la Zanu-PF a mis au point de nouvelles formes de contrôle électoral et en a renforcé d’autres plus anciennes. À cela s’ajoutent une couverture médiatique biaisée de la presse gouvernementale et des écarts de financement entre le parti au pouvoir et l’opposition.
En outre, la Commission électorale du Zimbabwe n’a fait aucun effort pour faciliter une compétition équilibrée et a semblé elle-même faire partie de la machinerie destinée à supprimer les chances de l’opposition, tout comme les tribunaux du Zimbabwe. Je résume ici douze « projets » clés visant à garantir des élections contraires aux intérêts de l’opposition.
1. Les listes électorales étaient publiées tardivement, souvent incorrectes, et l’opposition n’a jamais reçu de liste complète ;
2. Des frais de candidature très élevés ont été imposés, ce qui signifiait qu’un candidat à un poste électif devait disposer de ressources importantes. Cela a dégradé la vie des partis minoritaires qui espéraient présenter des candidats pour obtenir des sièges parlementaires ;
3. Les candidatures ont été invalidées par les tribunaux pour des raisons techniques mineures. Bien que la Citizens Coalition for Change (CCC) ait obtenu en appel la réintégration de douze candidats issus de régions où elle était historiquement forte, un autre parti d’opposition a vu 87 de ses candidatures invalidées et a dû se retirer ;
4. Les rassemblements de la CCC, en particulier au début de la campagne, ont été régulièrement interdits par la police pour des raisons sanitaires et de sécurité ;
5. Le gouvernement a lancé des avertissements aux groupes d’observateurs internationaux qu’il n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter, en leur demandant de s’en tenir à une interprétation étroite de ce que signifiait l’observation. Heureusement, les groupes d’observateurs avaient suffisamment de poids international pour observer comme ils le souhaitaient ;
6. Les personnes qui ne faisaient pas partie des groupes d’observateurs officiels ont été expulsées ou se sont vu refuser l’entrée sur le territoire. Il s’agit notamment de Chris Maroleng, du groupe de recherche et de plaidoyer Good Governance Africa, et de moi-même, qui ne représentait aucun groupe ;
7. Une violence emblématique a été déployée contre les électeurs dans les régions non visitées par les observateurs, mais même les électeurs situés sur les itinéraires des observations ont fait l’objet de menaces de violence ;
8. Les rassemblements du gouvernement ont été marqués par ce qui aurait été considéré ailleurs comme des tentatives de corruption, le « poulet frites » et la distribution d’engrais aux agriculteurs dans les zones rurales étant devenus la caractéristique des rassemblements de la Zanu-PF2 ;
9. En particulier dans les bastions urbains de la CCC, les bureaux de vote ont ouvert avec de nombreuses heures de retard, probablement dans l’espoir que les électeurs, coincés dans les longues files d’attente, perdent patience et s’en aillent. En fin de compte, le scrutin a dû être prolongé, dans certains cas d’une journée entière. L’objectif était de diminuer le nombre de voix de l’opposition, mais aussi – comme dans le cas des recours en justice – de saper le moral général. Même si la CCC a préservé des sièges parlementaires dans ses bastions, l’objectif était d’affaiblir Chamisa dans la course à la présidentielle ;
10. Des « enquêteurs de sortie » étaient présents à l’extérieur des bureaux de vote avec pour mission claire d’intimider les électeurs et de donner l’impression que « Big Brother vous observe » ;
11. Très tôt, des escadrons de policiers antiémeutes armés ont été visibles dans les grandes villes, bastions traditionnels de l’opposition. L’objectif était de dissuader les électeurs en les menaçant d’une attaque aux gaz lacrymogènes ;
12. Au moment de la rédaction du présent article3, le décompte officiel de la Commission électorale pour la course à la présidence différait des chiffres obtenus par le système de tabulation parallèle des votes de l’opposition dans les bureaux de tout le pays.
Aucune victoire plausible
Dans l’ensemble, l’élection a été marquée par l’« ineptie » de la Commission électorale – illégalités et vices de forme, corruption et menaces de violence. Ces abus ont été dénoncés par les observateurs, notamment ceux de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), dirigée par l’ancien vice-président zambien Nevers Mumba, qui a fait l’objet d’attaques soutenues pour ses conclusions et son jugement critique selon lesquels l’élection n’avait pas été libre et équitable.
Je suis d’accord avec cette conclusion. Étant donné que le « processus » a été gravement compromis, aucun verdict, même celui d’une victoire « plausible », n’était possible, car la plausibilité ne peut être validée que dans la transparence et la sincérité. L’élection n’a été ni libre ni équitable ; elle s’est déroulée dans un calme relatif, mais pas dans le cadre d’un processus crédible.
Aujourd’hui, je suis constamment approché par des Zambiens qui jubilent, longtemps méprisés par des Zimbabwéens qui se croyaient « supérieurs ». Ils me disent, « nous savons au moins comment organiser des élections libres et équitables avec des perdants bienveillants et des vainqueurs généreux ». Au Zimbabwe, la Zanu-PF veut simplement la victoire, le pouvoir et l’accès aux fonds pillés, même au détriment de la réputation et de la fierté nationale.

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1« Si les fermiers blancs ont pu conserver leur mode de vie et de domination sur les fermes [après l’indépendance], les nouvelles réformes agraires mises en place en 2000 sont venues remettre radicalement en question ce fonctionnement. Cette année-là, en effet, la Zimbabwe African National Union-Patriotic Front (Zanu-PF) met en place le Fast Track Land Reform Programme (FTLRP), qui vise à la redistribution des grandes fermes commerciales du pays, dont 80 % appartiennent à des Blancs. Prenant la forme d’occupations violentes, ce programme a conduit en une dizaine d’années plus de 90 % des fermiers blancs à quitter leur propriété », explique Léa Kalaora in « Les occupations de fermes au Zimbabwe : entre légalité, confrontation et engagement, les expériences des fermiers blancs », Politique africaine, n° 131, 2013, pp. 163 à 186.
2Kenneth Nyangani, « We’re well resourced : Zanu PF », Zimbabwe Independent, 31 juillet 2023.
3Cet article a initialement été publié le 13 septembre dans African Arguments.