Alors que dans d’autres pays les gouvernements sont tentés de dissimuler leurs tendances répressives avec des agents vêtus en civil ou encore des véhicules banalisés, les autorités zimbabwéennes revendiquent fièrement, quant à elles, la répression dirigée contre ce qu’elles appellent les « pommes pourries ». Les porte-parole du parti au pouvoir depuis l’indépendance, la ZANU-PF (Zimbabwe African National Union-Patriotic Front), et les responsables politiques imputent tous les maux du pays, y compris les violations des droits de l’homme commises par l’État, aux actions de ces « agents de l’Occident ». À en juger par les données fournies par les organisations zimbabwéennes de défense des droits de l’homme, ces « agents » semblent être très nombreux… Le nombre de cas d’agressions et d’intimidations commises par des groupes de partisans de la ZANU-PF à l’encontre de candidats de l’opposition ou de militants locaux s’élève à près de 2 000 pour la seule année 2022.
Des membres du parti au pouvoir déclarent ouvertement que toutes les mesures prises à l’encontre de ces personnes sont justifiées. En novembre 2022, le ministre du Logement, Daniel Garwe, a été filmé en train de dire que la ZANU-PF « possède » le système judiciaire et les forces de sécurité et que le parti au pouvoir et ses partisans feront « tout » pour assurer la réélection du président Emmerson Mnangagwa lors de la prochaine élection présidentielle (prévue en juillet 2023). À en juger par l’augmentation constante du nombre d’arrestations et de détentions d’opposants, et plus encore par la hausse soudaine et spectaculaire des cas d’intimidations, d’agressions et même de meurtres par des partisans du parti au pouvoir, sa déclaration illustre parfaitement la réalité actuelle.
Selon les dirigeants du Zimbabwe, la répression des personnes décrites par Patrick Chinamasa, porte-parole en exercice de la ZANU-PF, comme des « hooligans et des voyous à gages », est tout simplement la bonne chose à faire. Tous ceux qui parlent au nom de l’État s’empressent d’expliquer que tout irait bien dans le pays s’il n’y avait pas l’ingérence incessante des agents impérialistes, ni la série de sanctions occidentales qui touchent le pays depuis les années Mugabe.
Fuite des cerveaux
L’élite zimbabwéenne pointe régulièrement du doigt ces sanctions – qui ciblent la fortune, les voyages et les affaires d’un petit cercle de dirigeants politiques –, présentées comme étant à l’origine de l’augmentation de la pauvreté et du délabrement des services publics, et notamment du secteur des soins de santé, qui, autrefois réputé, est désormais en ruine. Le ministre de la Justice, Ziyambi Ziyambi, a même imputé aux sanctions les attaques de l’État contre ses opposants. « Il sera difficile de respecter les droits des personnes tant que les sanctions perdureront », a-t-il déclaré en août 2019, lors du lancement d’une campagne de lutte contre la corruption parrainée par l’Union européenne (UE). Trois ans plus tard, lors d’un discours devant le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, le 18 août 2022, M. Ziyambi a réitéré son accusation selon laquelle les sanctions occidentales « empêchent le gouvernement d’assurer la pleine protection et la promotion des droits de l’homme ».
Les membres de l’opposition et les militants de la société civile rejettent depuis longtemps ce discours. En faisant circuler des photos de produits zimbabwéens vendus dans des magasins européens – qui montrent que les sanctions n’affectent pas le commerce ni les revenus des exportations – ainsi que des cliniques en ruine ou encore les voitures de luxe de l’élite, ils soutiennent que ce ne sont pas les sanctions, mais la mauvaise gestion et la corruption qui sont les causes du mauvais état du pays.
Le coup d’État du 14 novembre 2017, orchestré par l’ancien vice-président et ministre de la Défense de Robert Mugabe, Emmerson Mnangagwa, avec l’aide de l’armée, avait d’abord été accueilli avec prudence au Zimbabwe et à l’étranger, malgré les promesses du nouveau venu quant à la bonne gouvernance. Le 18 novembre, quatre jours après le coup d’État, l’agence Reuters faisait encore état de foules « débordant de confiance » et de « scènes de liesse jubilatoire ».
Mais il est vite apparu que la gouvernance ne s’améliorait pas. Plusieurs scandales de contrebande de minerais ont fait la une des journaux, entachant l’image des dirigeants du parti et de l’armée. Pendant ce temps, pour les citoyens ordinaires, le coût de la vie a continué de grimper en flèche, et beaucoup ont fait le choix déchirant d’émigrer. Certains partent se faire soigner en Afrique du Sud voisine ou ailleurs, tandis que d’autres se joignent à la colossale fuite des cerveaux qui vide le pays de son personnel médical. Bien éduqués et parlant anglais, les Zimbabwéens sont courtisés par des pays plus riches, alors même qu’ils sont ignorés chez eux. On estime qu’un tiers des Zimbabwéens vivent désormais à l’étranger.
Une répression en hausse
L’activisme de l’opposition, que Mnangagwa avait cherché à endormir avec son coup d’État, a vite repris. En juillet 2018, un vote a été organisé pour légitimer le coup d’État, mais les protestations contre les fraudes se sont intensifiées, et l’armée a été appelée à la rescousse, ce qui a abouti à un massacre au début du mois d’août, qui a fait six morts et des dizaines de blessés. La même année, l’ONG Zimbabwe Peace Project a recensé 1 840 cas d’agressions et d’intimidations par des agents de l’État et des partisans de la ZANU-PF contre des opposants – ou de simples observateurs critiques – dans tout le pays. En 2017, seuls 1 339 cas de ce type avaient été recensés. En 2019, des manifestations contre la hausse des prix du carburant ont entraîné une nouvelle hausse de la répression. La même année, le nombre d’arrestations et de détentions pour motifs politiques a été multiplié par cinq, passant d’une vingtaine à plus d’une centaine.
En juin 2020, les journalistes Hopewell Chin’ono et Mduduzi Mathuthu ont révélé le détournement d’une somme de 60 millions de dollars provenant de donateurs et destinée à la lutte contre la pandémie de Covid-19. Leur enquête a révélé que le ministre de la Santé, Obadiah Moyo, avait reversé une grande partie de cet argent à des hommes d’affaires amis dans le cadre de marchés publics douteux. L’indignation de l’opinion publique fut immense. Une campagne en ligne s’est mobilisée derrière le hashtag #Zimbabweanlivesmatter, capitalisant sur la couverture médiatique du mouvement #Blacklivesmatter qui secouait les États-Unis au même moment. Cela a fonctionné : la campagne a touché des centaines de milliers de personnes, attirant même l’attention de célébrités internationales comme Ice Cube, Thandiwe Newton et Beyonce, ainsi que les anciens présidents Ian Khama (Botswana) et Ellen Johnson Sirleaf (Liberia).
Poussés par cette vague de soutien, les leaders de la contestation ont planifié une manifestation de masse contre la corruption et la pauvreté dans les rues de Harare. Elle était prévue pour le 31 juillet, et le hashtag #31July était devenu viral. Mais c’était compter sans les autorités. Le 11 juillet, le porte-parole par intérim de la ZANU-PF, Patrick Chinamasa, a appelé les « partisans, cadres et sympathisants de la ZANU-PF, où [qu’ils soient] », à « défendre notre peuple, ses biens et, surtout, à défendre la paix dans [leurs] communautés contre ces mécontents, ces voyous à gages et ces truands qui se réjouissent d’incendier des propriétés et de piller ».
Hopewell Chin’ono, qui avait soutenu la campagne, a été arrêté le 20 juillet en même temps que l’activiste Jacob Ngarivhume, qui avait lancé l’appel du 31 juillet. Tous deux ont été inculpés d’« incitation à la violence publique ». Le 30 juillet, des agents de sécurité ont également perquisitionné le domicile du rédacteur en chef de Chin’ono, Mduduzi Mathuthu, à Bulawayo. Mathuthu n’étant pas chez lui, les agents ont enlevé son neveu, Tawanda Muchehiwa, étudiant en journalisme, qui a été détenu et torturé pendant trois jours avant d’être libéré puis de fuir en Afrique du Sud. Le jour des manifestations prévues, soixante autres militants ont été arrêtés, dont l’autrice Tsitsi Dangarembga et le porte-parole du Mouvement pour le changement démocratique (opposition), Fadzayi Mahere.
Une justice aux ordres
Depuis lors, les journalistes qui ont révélé le scandale de corruption lié au Covid-19 sont constamment persécutés. Chin’ono a fait d’innombrables allers-retours en prison pour diverses accusations, tandis que Mathuthu a passé de fréquentes et longues périodes dans la clandestinité. Par contre, le procès pour corruption du ministre de la Santé, Obadiah Moyo, a tourné court. Les preuves publiées par Chin’ono et Mathuthu n’ont pu être contestées, et Moyo a été inculpé à contrecœur le 9 juillet 2020. Il a toutefois été acquitté le 8 octobre 2021, la Haute Cour ayant jugé que l’acte d’accusation était « imprécis » et ne « révélait pas d’infraction ». Ce verdict a incité Muleya Mwananyanda, directrice adjointe d’Amnesty International pour l’Afrique australe, à exprimer son inquiétude face à une situation où « les critiques du gouvernement et les membres de l’opposition sont constamment harcelés et se voient refuser la liberté sous caution par les tribunaux, sont amenés au tribunal avec des menottes et se voient parfois refuser l’accès à leurs avocats, alors que les élites politiques de premier plan confrontées à des infractions pénales [sont] traitées tout à fait différemment dans la plupart des cas ».
Cette tendance semble s’être confirmée ces derniers temps, notamment lorsque l’avocat des droits de l’homme Job Sikhala a été arrêté pour « incitation à la violence publique » lors des manifestations déclenchées à la suite du meurtre d’une militante de l’opposition : le 24 mai 2022, Moreblessing Ali, membre active de la Coalition des citoyens pour le changement, a été enlevée à la sortie d’un pub ; son corps décomposé a été découvert dans un puits désaffecté près de trois semaines plus tard, le 11 juin. Pius Jamba, le jeune frère d’un président local de la ZANU-PF, a été rapidement arrêté, mais les poursuites engagées contre lui semblent moins urgentes que celles engagées contre Job Sikhala. Ce dernier, qui avait commencé à aider la famille d’Ali en tant qu’avocat et qui avait publiquement accusé la ZANU-PF d’être complice de cet assassinat, a comparu devant le tribunal avec des chaînes et des menottes. Il risque jusqu’à dix ans de prison s’il est reconnu coupable.
Sikhala, qui est un fervent militant de la Coalition des citoyens pour le changement et un membre de l’Assemblée nationale, fait figure de principal « ennemi » aux yeux de la ZANU-PF : il a été arrêté 67 fois... Il n’a encore été condamné pour aucun chef d’accusation (dans le désordre : « trouble à l’ordre public », « complot visant à renverser le gouvernement », « déclaration de mensonges », ou encore « incitation à la violence »), mais le nombre de ses arrestations a conduit les juges à décider, lors de cette dernière affaire, qu’il ne devait pas être libéré sous caution en raison de sa « propension à la récidive »1.
Des lois de plus en plus liberticides
L’emprise croissante des dirigeants zimbabwéens sur le pouvoir judiciaire est soutenue par un arsenal de lois de plus en plus important, qui, comme on l’a vu dans les cas de Sikhala, de Chin’ono et d’autres, pénalise l’opposition. Des accusations telles que l’« incitation » et le « trouble à l’ordre public » s’appuient sur la réglementation de l’ère Mugabe, laquelle interdit de « communiquer de fausses déclarations qui sont préjudiciables à l’État et/ou qui sapent ou insultent le président » (une loi de 2004). Les agences chargées de l’application de la loi se sont également vu accorder le pouvoir de surveiller les téléphones, le courrier et l’Internet par le biais de la loi sur l’interception des communications (votée en 2007). Mais le président Mnangagwa est allé encore plus loin. En 2017, son parti, qui détient la majorité parlementaire, a voté le projet de loi sur les cybercrimes et la cybersécurité, qui expose tous les utilisateurs d’Internet à la surveillance numérique et à d’éventuelles poursuites.
En 2021, la majorité a voté le Private Voluntary Organisations (PVO) Amendment Bill, une loi qui restreint les activités des organisations de la société civile par un enregistrement strict et des règles conçues pour prévenir le blanchiment d’argent. Officiellement, ce projet de loi sur les PVO est destiné à se conformer aux recommandations de l’organisme mondial de surveillance du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme, le FATF (Financial Action Task Force). Mais les ONG craignent que son véritable objectif soit de rendre difficile l’obtention d’un soutien financier extérieur par des organisations indésirables. Le 20 juillet 2022, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, Clement Nyaletsossi Voule, a déclaré que le gouvernement zimbabwéen se cachait derrière l’excuse de la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent pour réprimer les ONG. Le secrétaire à l’Information de la ZANU-PF, Christopher Mutsvangwa, semble être du même avis, mais il l’exprime à sa manière : en février 2022, il a déclaré que le projet de loi « protégerait la souveraineté du Zimbabwe contre les ONG qui ont été à l’avant-garde d’activités subversives ».
Plus récemment, en juin 2022, le chef de la ZANU-PF au Parlement, Pupurai Togarepi, a proposé un « projet de loi patriotique » destiné à punir tous ceux qui « ternissent » l’image du pays, ou le « dénigrent ». Ce projet de loi prévoit notamment que les journalistes zimbabwéens qui s’entretiennent avec des diplomates étrangers sans l’autorisation expresse du gouvernement commettent un délit relevant du pénal.
« Cela n’en vaut peut-être pas la peine »
L’opposition n’a cependant pas accepté docilement cette instrumentalisation du système judiciaire. La société civile et des organismes tels que Lawyers for Human Rights continuent d’invoquer la garantie de la liberté d’expression inscrite dans la Constitution, et une rare victoire a été remportée en 2020 lorsque la redoutable loi AIPPA (Access to Information and Protection of Privacy Act), conçue pour restreindre les libertés de la presse, a été remplacée par la loi sur la liberté d’information, beaucoup plus équitable. Cette même année, l’Institut des médias d’Afrique australe a obtenu de la Haute Cour qu’elle interdise à la police de harceler et de détenir des journalistes pendant la pandémie. Une autre lueur d’espoir s’est présentée le 6 juin 2022 avec la publication d’un projet de loi sur le Conseil national de sécurité, attendu depuis longtemps : s’il était adopté, il pourrait enfin placer les services de sécurité sous contrôle civil.
Mais la société civile a pratiquement plié sous la répression de ces dernières années. « Cela n’en vaut peut-être pas la peine », estime Makomborero Haruzivishe, un militant des droits de l’homme qui a récemment passé onze mois en détention provisoire pour avoir simplement sifflé lors d’une rafle de la police menée contre des vendeurs ambulants dans un terminal de bus de la capitale. Selon la police, qui l’a arrêté le 17 février 2021, son sifflement était destiné à « inciter » les vendeurs à « commettre des violences publiques et à résister à l’arrestation ». Lorsque Haruzivishe a protesté, affirmant qu’il n’avait rien fait de mal, la police a ajouté une accusation de résistance. « Vous ne pouvez pas vous permettre de passer onze mois en prison sans revenus alors que vous devez nourrir votre famille, déclare Haruzivishe. Je n’ai jamais été de ceux qui voulaient émigrer. Mais peut-être que je vais devoir le faire. » Peu de temps après notre entretien, Makomborero Haruzivishe a fini par prendre le chemin de l’exil.
Le journaliste militant Hopewell Chin’ono veut, lui, rester et se battre. Mais il estime que l’aide extérieure est nécessaire. « J’ai parlé à d’autres journalistes, des jeunes, qui ont maintenant peur de parler de corruption parce qu’ils risquent d’être harcelés ou de se voir confisquer leur appareil photo. Il serait bon que quelqu’un puisse dire : “Non, ce n’est pas bien, nous allons leur donner un autre appareil photo.” » Mais à part aider la société civile zimbabwéenne avec de l’argent, une tactique qui est menacée par le nouveau projet de loi sur les ONG, la communauté internationale ne peut pas faire grand-chose d’autre. Ses moyens de pression ont été épuisés avec le régime de sanctions actuellement en place.
Les appels de M. Haruzivishe et d’autres à exercer davantage de pression politique sur le régime s’adressent principalement à l’Union africaine, à la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) et aux Nations unies. « Mon dernier espoir, déclare l’activiste, est que l’UA et la SADC interviennent pour faire pression sur les autorités zimbabwéennes afin qu’elles organisent des élections crédibles en 2023. » Cependant, à ce jour, les différentes organisations africaines n’ont exercé que peu de pression. La SADC et d’autres chefs d’État africains ont au contraire soutenu publiquement et à de multiples reprises l’appel du gouvernement zimbabwéen en faveur de la levée des sanctions.
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1La mainmise de la ZANU-PF sur le système judiciaire a fait sa première victime locale en mai 2022, lorsqu’un tribunal nommé par le président Mnangagwa a déclaré la juge de la Haute Cour, Erica Ndewere, coupable d’« incompétence », ce qui a conduit à son licenciement. L’action contre elle est considérée comme une conséquence du fait qu’elle avait accordé la liberté sous caution à Job Sikhala lors de l’une de ses détentions, en 2021.