Un pays peut-il entrer dans la modernité sans regarder son passé en face ?, se demande le journaliste Olivier Piot (collaborateur d’Afrique XXI) dans son nouvel ouvrage, L’Afrique noire en France. Silence et dénis de la mémoire blanche, publié chez L’Harmattan en février 2024. Le fondateur et directeur de la plateforme citoyenne afro-européenne Médias & Démocratie explore, dans cet essai court et incisif, les pages sombres de l’histoire de France, et interroge les ressorts de l’amnésie collective qui la gagne dès lors qu’il est question de son rapport à l’Afrique. Avec cette originalité : chacun des quatre chapitres consacrés à l’héritage esclavagiste et colonial, à l’instrumentalisation de la question migratoire, aux identités plurielles et aux dénis d’une histoire occultée et falsifiée est accompagné de témoignages de jeunes personnes racisées et d’un entretien avec un chercheur.
Les questions abordées sont on ne peut plus d’actualité en cette période de repli identitaire particulièrement marqué et de possible basculement de la France dans un régime d’extrême droite, raciste et islamophobe. Les élections législatives anticipées des 30 juin (1er tour) et 7 juillet 2024 (2d tour) pourraient en effet voir le Rassemblement national (l’ex-Front national) et ses alliés devenir majoritaires à l’Assemblée nationale et mettre en œuvre leur programme politique.
L’extrait qui suit, tiré du chapitre 2 consacré à la question migratoire et intitulé « Des chiffres tronqués et instrumentalisés », est particulièrement frappant. Il montre comment, depuis les années 1950, et plus encore depuis une quinzaine d’années, les statistiques des flux migratoires sont exploitées et tordues de manière à servir un discours de rejet et à alimenter le fantasme d’une ruée imaginaire des Africains sur l’Europe. (Les intertitres sont de la rédaction.)
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Une « ruée » fantasmée
Depuis les années 1950, la présence constante dans l’Hexagone d’immigrés venus d’Afrique subsaharienne et des Antilles (et d’autres pays, bien sûr) a régulièrement fait resurgir, puis exacerbé, des courants idéologiques et des orientations politiques racistes et xénophobes. Si les méthodes et résultats statistiques pour mesurer l’ampleur de ces migrations – notamment leurs flux annuels – ont considérablement évolué depuis les années 1990, ils restent limités par l’impossibilité, en France, depuis l’adoption de la loi informatique et libertés (1978), de traiter des données personnelles faisant apparaître des origines ethniques ou raciales. C’est seulement à partir de 2003 que les enquêtes de la statistique publique (comme l’enquête emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques) purent enregistrer les pays de naissance et les premières nationalités des personnes interrogées et de leurs parents, mais cette dérogation est réservée aux études anonymes, elle ne vaut pas pour les fichiers administratifs.
Le Cran (Conseil représentatif des associations noires) a courageusement décidé de contourner l’obstacle, en 2007, deux ans après sa création. Son ambition : lancer une vaste enquête quantitative et qualitative sur les Noirs en France afin de donner « une vision la plus juste possible du corps social noir ». En faisant appel à l’institut TNS Sofrès, le Conseil a choisi pour protocole d’interroger un échantillon de 13 000 personnes en métropole et dans les [Départements d’outremer ou] DOM (Guyane, Martinique, Guadeloupe, Réunion), pour finalement garder un échantillon représentatif de 581 personnes se déclarant « noires » ou « d’ascendance noire ». Les résultats de cette investigation furent édifiants. Un seul exemple : contrairement aux stéréotypes sur les clandestins et les sans-papiers, 81 % des Noirs en France sont français. Parmi les personnes interrogées, 6 % jouissent d’une double nationalité et seulement 19 % sont étrangers…
Les difficultés et zones d’ombre des statistiques facilitent et encouragent l’instrumentalisation des chiffres relatifs aux migrations, en particulier celles venues d’Afrique noire. Début 2018, un livre du journaliste et africaniste français Stephen Smith [La Ruée vers l’Europe, Grasset] constitue un paroxysme de cette manipulation statistique. Sous couvert de rigueur scientifique sur les démographies européenne et africaine, le journaliste brandit la menace d’une « invasion » de l’Europe par les immigrés venus d’Afrique subsaharienne. Stephen Smith s’appuie pour cela sur les projections de l’ONU – qui annonçaient alors le doublement de la population subsaharienne entre 2015 et 2050 –, et imagine, dans une prospective aussi personnelle que farfelue, une progression bien plus rapide. Cette émigration subsaharienne formerait, selon lui, 25 % de la population européenne en 2050…
Certes, la population totale de l’Afrique va bien passer de 970 millions en 2015 à 2,2 milliards en 2050, c’est un fait qui fait consensus parmi les spécialistes. Mais en quoi cela signifie-t-il que ce boom démographique soit condamné à se traduire par une « ruée » sur l’Europe comme le suggère le journaliste ? La parution de cet ouvrage délibérément alarmiste a fait réagir bon nombre de démographes en France, notamment François Héran – professeur au Collège de France et ancien directeur de l’Insee et de l’Ined (Institut national des études démographiques) –, et sans aucun doute le meilleur spécialiste français sur ces questions. Dans deux études publiées en 2018 – « Comment se fabrique un oracle » [Population et Sociétés n° 558, septembre 2018] et « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes » [La Vie des idées, septembre 2018] –, le démographe bat en brèche chacun des arguments de Stephen Smith. Il dénonce notamment la « documentation lacunaire de son ouvrage », en précisant que dans le domaine de l’immigration, il convient de « ni alarmer, ni rassurer », mais bien d’« établir les faits ».
Un tableau qui « ne tient pas la route »
« S’il faut craindre une “ruée”, ce n’est pas celle des étrangers venus du Sud pour transformer l’Europe en “Eurafrique”, explique le démographe, mais celle qui consiste à se jeter sur la première explication venue ou à s’emparer précipitamment de métaphores outrancières pour frapper l’opinion. » Dans ces deux études – et de nombreuses tribunes publiées par la presse –, François Héran replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas. Il montre que le scénario pour 2050 d’une Europe peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens « ne tient pas la route ». L’ordre de grandeur le plus réaliste est cinq fois moindre. Il décrypte la démonstration complotiste de Stephen Smith en rappelant trois faits imparables. D’abord, comparée aux autres régions, « l’Afrique subsaharienne émigre peu, en raison même de sa pauvreté » ; ensuite, lorsqu’elle émigre, « c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe, le reste se répartissant entre les pays du Golfe et l’Amérique du Nord » ; enfin, si l’on intègre la croissance démographique projetée par l’ONU, les migrants subsahariens auront beau « occuper une place grandissante dans les sociétés du Nord, ils resteront très minoritaires : tout au plus 3 % ou 4 % de la population vers 2050 ». On est très loin des… 25 % assénés par Stephen Smith.
François Héran estime par ailleurs que les populations ne se « déversent » pas mécaniquement des pays à forte fécondité vers les pays à faible fécondité. « Ceux qui comptent au moins 4 enfants par femme ont envoyé 5 % seulement de leurs migrants vers les pays ayant moins de 1,7 enfant. Les pays les plus mobiles sont les plus engagés dans la transition démographique, que ce soit au Sud ou au Nord ». Enfin, le démographe précise qu’en France « les immigrés subsahariens avoisineraient 3 % [en 2050] de la population, contre 1,5 % aujourd’hui ».
[…] Dans un autre ouvrage publié en 2017 [Avec l’immigration : mesurer, débattre, agir, La Découverte] – donc avant cette polémique –, François Héran rappelait que 12 000 personnes de plus accueillies en France sur une année, et ramenées à la population française, représentent « l’épaisseur du trait » ; à peine l’équivalent de deux personnes supplémentaires dans un stade de 100 000 personnes… Près de 80 000 demandes d’asile enregistrées en 2015 représentaient donc 12 personnes de plus dans ce même stade : « En proportion, c’est dix fois moins que les Allemands (970 000 demandeurs pour 81 millions d’habitants) ».
Enfin, dans son tout dernier ouvrage paru en 2023 [Immigration : le grand déni, La république des idées-Seuil], le démographe va plus loin dans sa démonstration sur l’ampleur et la nature des flux migratoires vers la France. Tout en stipulant que le phénomène migratoire est une tendance aussi mondiale qu’irréversible, il indique qu’en matière d’immigration, la trajectoire de la France est nettement en retrait par rapport à ses voisins d’Europe de l’Ouest. [...]
Une manipulation ancienne
Méconnus du grand public, faux-semblants et arcanes statistiques sont propices à tous les fantasmes. Cela étant, l’instrumentalisation de l’aspect quantitatif de l’immigration n’est pas nouvelle en France. Elle a alimenté pendant des décennies l’idéologie des divers courants de la droite modérée et conservatrice et de la droite radicale, soucieux de mobiliser les Français contre le prétendu « danger identitaire » qui les guette. Cette manipulation a débuté dans les années 1950 avec la volonté de dénoncer alors la croissance d’une minorité de couleur jugée indésirable, qu’elle vienne d’Afrique, des Antilles ou d’ailleurs.
Un seul exemple : en 1964, l’ingénieur civil des Mines Robert Delerm publie un essai de chiffrage dans Population, la revue de l’Ined. Ce bricolage des données alors disponibles, qui plus est par un homme qui n’était démographe ni de profession ni de formation, conduit à un tableau déformé de la situation des immigrés dans l’Hexagone. Trois ans plus tard, le même Robert Delerm livre ses véritables motivations dans un essai intitulé Cent millions de Français où il écrit : « L’immigration de Noirs doit être découragée », car pour être assimilés « ils ne doivent afficher aucune ou très peu de différence dans l’aspect physique »1 !
En 1968, dans un autre livre intitulé La France étrangère, une certaine Banine, fille d’un banquier russe, prolonge et extrapole les données farfelues de Robert Delerm et consacre chaque chapitre de son ouvrage aux différents courants migratoires vers la France : Espagnols, Algériens, Yougoslaves et « Noirs » pris en bloc. Pour ces derniers, elle brandit le spectre de la « submersion de la métropole » par leurs migrations. Selon elle, la métropole, qui compte déjà 200 000 Noirs en 1967, en comptera un million en 1980, puis plusieurs millions… « Un leitmotiv parcourt l’essai, commente François Héran : la “ruée” des anciennes colonies vers une France trop généreuse ».
Sur ce terreau de tripatouillages des chiffres, le racisme et la xénophobie ont, des années 1930 à aujourd’hui, irrigué une partie du monde politique français. D’autant qu’avant 1990, les statistiques sur les immigrés d’Afrique subsaharienne (et des Antilles) étaient balbutiantes et donc fécondes en mystifications. La crise économique du milieu des années 1970 a exacerbé ces positions radicales, racistes et identitaires. En 1981, neuf ans après la création du Front national (FN2), le président Valéry Giscard d’Estaing déclarait : « Immigration ou invasion ? Le type de problème auquel nous aurons à faire face se déplace de l’immigration à l’invasion. Il faut revenir à la conception traditionnelle de l’acquisition de la nationalité française par le droit du sang » – et non le droit du sol.
Tronquer les chiffres pour dénaturer les faits
[…] À partir des années 1990, le ton monte à nouveau pour dénoncer « l’invasion » de la France par l’immigration. Et alors que les statistiques s’affinent – par des enquêtes et méthodologies sans cesse renouvelées (Insee, Ined, OCDE) –, les chiffres sont utilisés et pervertis comme autant de prétextes et d’outils pour marquer les esprits. Comme l’écrit François Héran : « La rhétorique du combat politique a ceci de particulier qu’elle brandit les chiffres en se moquant des chiffres. » Autrement dit, en lieu et place d’une politique basée sur les faits et débouchant sur des programmes et des actions réalistes, des manœuvres politiciennes surfent sur l’émotion, la peur et, finalement, le rejet de l’étranger. Surenchère des républicains sur la gauche et le centre, surenchère du Front national sur les républicains, puis surenchère du poujadiste Éric Zemmour sur le Front national… L’immigration est plus que jamais devenue un thème central dans la vie politique française. Avec cette constante : tronquer et instrumentaliser les chiffres pour dénaturer les faits.
En 2011, Marine Le Pen déclare : « Aujourd’hui, on distribue environ 200 000 titres de séjour par an […] Aux affaires, le Front national (FN) s’engagera à réduire l’immigration régulière à 10 000 par an ». François Héran examine cette prédiction : « Un tel programme est totalement hors sol. Le monde dont rêve Marine Le Pen n’existe pas […] Si d’aventure la France devait appliquer le programme frontiste, notre immigration serait 17 fois moindre que celle du Japon. Comment le croire ? » Puis il poursuit en parlant de l’amateurisme du FN. Que penser en effet d’un parti qui axe son programme depuis des décennies sur l’immigration, mais qui « est incapable d’avoir une idée claire des catégories qu’il manie dans son discours et qui ne parvient pas à se représenter les ordres de grandeur correspondants ? » Ses promesses chiffrées « n’ont en réalité qu’un seul objectif : impressionner à bon compte l’électeur profane ».
Un an plus tôt, en 2010, le futur candidat à l’élection présidentielle, Éric Zemmour, s’était lui aussi aventuré dans la cuisine des statistiques sur l’immigration, qui plus est en attaquant frontalement les démographes de l’Ined. Dans son essai Mélancolie française (Fayard-Denoël, 2010), il écrit : « L’apport “allogène” au peuplement de notre pays, essentiellement originaire du continent africain, représente un tiers en tendance du renouvellement démographique. On est loin de l’indice de fécondité de 0,1 % de l’Ined. […] Notre dynamisme démographique est branché sur le moteur à explosion maghrébin et africain ; les dissimulations imprécatoires des Lyssenko de l’Ined n’y changeront rien. » L’indice de fécondité de 0,1 % de l’Ined ? Vraiment ? Grossière confusion puisqu’un indice de fécondité n’est jamais exprimé en pourcentage, mais toujours par un nombre d’enfants par femme… Douze ans plus tard, en 2022, le même Éric Zemmour renouvelle l’exercice après le premier tour de l’élection présidentielle où il vient d’échouer. Il appelle à voter contre Emmanuel Macron, « un homme qui a fait entrer deux millions d’immigrés en France ».
« Être pour ou contre n’a pas de sens »
Dans son tout dernier ouvrage, François Héran lui répond : « Il y a quelque chose de puéril à expliquer la montée de l’immigration en France depuis l’an 2000 par des imputations de ce type. La faute à Macron, à Hollande, à Chirac, à Sarkozy ? » La réalité est tout autre : la France suit la grande vague migratoire qui touche la grande majorité des pays du monde. « Être pour ou contre n’a donc pas de sens, poursuit le démographe. Chaque pays touché doit apprendre à faire avec et, s’agissant de la France, elle devra travailler sur ses perceptions erronées sur l’immigration et inventer des formes d’intégration qui valorisent la mixité sociale et le brassage culturel. »
Pour finir sur ce point, examinons deux exemples concrets de catégories constamment liées à l’immigration et régulièrement perverties par une partie du monde politique. Les fameux « titres de séjour », d’abord, accordés aux adultes non européens. Validés par les préfectures, leur nombre et leur hausse constante sont régulièrement brandis pour évaluer et mettre l’accent sur l’ampleur de l’immigration. Publiés chaque année par la Direction générale des étrangers en France, cette dernière les classe par « motifs officiels » : études, famille, travail, raison humanitaire, etc. Les dernières statistiques montrent que de 2005 à 2022, ces titres sont passés de 193 000 à 310 000, soit 117 000 de plus en 17 ans. On est bien loin d’une « invasion ». Qui plus est, plus de la moitié de ces titres (51 %) sont dus à la « migration étudiante », encouragée par le Campus France et les institutions de la francophonie. « Quand on examine une à une les catégories de motifs, grande est la surprise : les catégories qui contribuent le plus à la hausse générale des titres de séjour sont les étudiants, les travailleurs qualifiés et les réfugiés reconnus ou régularisés », confirme François Héran.
Le « regroupement familial », ensuite. C’est un autre des motifs des titres de séjour très souvent avancés par les politiques pourfendeurs de l’immigration. Or, sur cette catégorie aussi, les statistiques sont claires : ces regroupements n’ont pesé que de… 4 % dans l’augmentation des titres de séjours entre 2005 et 2022. Lorsque certains politiciens – c’est régulièrement le cas – demandent à ce que le regroupement familial soit drastiquement réduit, ils cherchent à alarmer alors que ce motif des flux migratoires est aujourd’hui très largement contenu et marginal en France. [...]
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