Bonnes feuilles

La forteresse Europe, les assiégés et les gens du « dehors »

Du Sahara occidental à la Serbie en passant par le Maroc, la France et l’Italie, le journaliste Émilien Bernard documente depuis des années les ravages de la politique antimigratoire de l’Union européenne. Dans un livre, Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières, il raconte les parcours, les espoirs et les stratégies de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui sont confrontés à cette « épidémie » de murs barbelés.

L'image montre un vieux navire échoué sur une plage. Le bateau, rouillé et usé par le temps, repose partiellement immergé dans les vagues calmes de l'océan. En arrière-plan, le ciel est d'un bleu éclatant, sans nuages, tandis que les vagues viennent s'écraser doucement sur le sable doré de la plage. L'atmosphère est à la fois tranquille et mélancolique, évoquant une histoire de voyages passés et d'abandon. Sur la droite, on peut apercevoir quelques oiseaux volant au-dessus de l'eau.
Sur la plage de Laâyoune en avril 2020.
© Li xueyi / Unsplash

Depuis plusieurs années, le journaliste Émilien Bernard (collaborateur régulier d’Afrique XXI) s’est donné une mission : documenter, de part et d’autre des murs érigés par l’Europe ces deux dernières décennies, les ravages de sa politique antimigratoire. Du Sahara occidental à la Serbie, en passant par le Maroc, l’île de Lampedusa ou le Briançonnais, en France, il est parti à la rencontre de ces hommes et de ces femmes (de ces enfants aussi) qui tentent, au péril de leur vie, de franchir les frontières de plus en plus militarisées du Vieux Continent. Des reportages au long cours qui alimentent son livre publié chez Lux ce 2 février 2024, Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières.

Une forteresse, vraiment ? Dans son avant-propos, Émilien Bernard avoue avoir « mis du temps » à admettre que ce terme était le plus juste pour qualifier ce qu’il se passe aux quatre coins du continent. Il estimait que ce mot venu d’un autre temps, qui renvoie aux images d’un Moyen-Âge fantasmé, « ne collait pas à la réalité des ultra-modernes frontières européennes ». Mais au fil de ses enquêtes et de ses voyages, il s’est rendu à l’évidence : c’est bien une forteresse que l’Union européenne (UE) a érigée. Une forteresse « piteusement dressée contre des quidams voyageurs, personnes lambda en quête d’un autre destin » – des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, « des menuisiers, des ivrognes, des poètes », qui n’ont rien d’envahisseurs surarmés et assoiffés de sang –, et qui, outre de leur rendre la vie impossible, crée une « dissociation » entre ceux du « dedans » (les Européens) et ceux du « dehors » (les « Autres » : les Africains, les Arabes...).

Mais plutôt que d’une forteresse verticale, il parle de plusieurs forteresses horizontales : des forteresses mouvantes, capables de muter, de se déplacer au-delà des frontières européennes (sur le continent africain notamment) et de se démultiplier « pour devenir omniscientes ». Ces forteresses, ce sont des murs, des grillages et des barbelés – un rapport du Parlement européen indiquait, en octobre 2022, que des barrières avaient alors été construites sur une distance totale de 2 035 kilomètres (contre 315 en 2014), ce qui fait dire à l’auteur qu’on est face à une « épidémie ». Mais ce sont aussi des imaginaires qui jouent autant sur l’inconscient des Européens, qui adoptent une mentalité d’assiégés, que sur les « Autres », qui savent, lorsqu’ils prennent la route ou la mer, qu’ils n’en reviendront peut-être jamais...

C’est à ceux-là que cet ouvrage est consacré : à leurs vies, à leur parcours, à leur combat et à leurs états d’âme. « Dans une période où les boussoles font défaut, plaide-t-il, la question du désarmement des frontières et de l’accueil des personnes exilées doit devenir centrale. Et cela passe d’abord par un impératif : redonner figure et humanité à celles et ceux qui se cognent aux angles acérés de la forteresse Europe. »

Dans l’extrait qui suit, tiré du chapitre 5 intitulé « Le front de mer : Laâyoune et Zarzis sont dans un bateau », Émilien Bernard raconte les stratégies (et leurs dangers) employées par les candidates à l’exil, qui, depuis la côte du Sahara occidental, espèrent rejoindre les îles Canaries. (Les intertitres sont de la rédaction.)
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À Laâyoune, la loterie des départs en mer

Retour à Laâyoune. À une trentaine de kilomètres de la ville, au bout d’une route mangée par les dunes et semée de tractopelles qui tentent de repousser les avancées du sable, voici l’océan et le grand port d’El Marsa. Au nord comme au sud s’étendent des centaines de kilomètres de rivages bordés de désert, de plis et replis de sable et de rocaille. Si cette côte, militarisée comme toute la zone, est très surveillée, les seules caméras aperçues protègent les interminables murs d’enceinte de la gigantesque usine de phosphate Phosboucraa.

Au nord de ce port, la côte est constellée de guérites espacées de quelques centaines de mètres. Le soir, elles se peuplent d’agents de surveillance. Impossible à première vue de passer entre les mailles du filet. C’est pourtant depuis cette zone qu’ont lieu beaucoup de départs. Au bord de l’eau, à quel­ques encablures de familles affairées à pique-niquer, trône la carcasse métallique d’un sardinier islandais échoué en 2007, le Que sera sera. Un point de repère utile : des mises à l’eau se feraient à l’abri de cette épave, lorsque les occupants des guérites qui l’entourent acceptent de détourner le regard. Moyennant pot-de-vin, bien sûr.

C’est que le modus operandi est rodé, ainsi que le confie un militant sénégalais de la cause des exilés : «  Pour que les convois puissent toucher l’eau, il faut une organisation conjointe entre les thiamen et les Marocains. À toutes les étapes. Et ce sont les Marocains qui paient les gardes pour qu’ils regar­dent ailleurs.  » Les thiamen, ou chairmen, ce sont les responsables des communautés chargés de l’organisation des voyages. «  Ils n’ont aucun intérêt à ce que les convois fassent naufrage  », explique notre interlocuteur. Mais les thiamen se retrouvent dépendants d’intermédiaires locaux pour tout ce qui a trait à la logistique. Sans compter qu’ils sont eux aussi soumis à des logiques de profit. Avec pour conséquence des bateaux ou des moteurs en mauvais état, des téléphones satellites sans crédit, ou encore des réserves d’essence insuffisantes pour arriver de l’autre côté.

Les personnes qui embarquent n’ont aucunement la main sur la manière dont s’organise leur voyage. Un coup de dés, voire une loterie. C’est pour cette raison que les rares associations de soutien aux exilés à Laâyoune tentent de sensibiliser les candidates et candidats au départ sur les dangers de la traversée, tout en leur fournissant des outils pour l’affronter. Ce n’est pas toujours suffisant, ce que rappelle la récurrence des naufrages.

Une moyenne de six décès par jour

Tenter et tenter encore, malgré les risques. Pour beaucoup, c’est toujours «  Barça ou barsakh », Barcelone ou la mort. Et la plupart des candidats à l’exil sont conscients qu’ils s’apprêtent à emprunter un itinéraire extrêmement dangereux, devenu un temps la plus meurtrière des routes vers ­l’Europe. Menant un travail sur les personnes décédées dans cette zone, l’association Caminando Fronteras estime qu’entre 2018 et 2022, 11 522 personnes ont perdu la vie en voulant rejoindre l’Espagne, soit six décès par jour, dont la grande majorité par cette route.

Entre le Sahara occidental et les Canaries s’étend un océan aux conditions de navigation périlleuses. Soumises aux vents et courants, les traversées vers l’archipel sont longues. S’il est possible d’atteindre l’île de Fuerteventura en une journée depuis ­Tarfaya, il faut en compter deux à trois depuis Boujdour, et trois à cinq depuis Dakhla. Sur ces distances, les avaries ne sont pas rares ; et sans téléphone satellite, les personnes à bord n’ont aucun moyen de prévenir les secours. Il arrive alors que des bateaux partent à la dérive au milieu de l’océan. Certains sont parfois retrouvés à des centaines de kilomètres des Canaries après avoir erré sur les flots des jours ou des semaines. Sachant qu’il est impossible de décompter tous les naufrages, tant certains se dérou­lent loin des regards.

À ces conditions périlleuses s’ajoutent les effets des petits arrangements étatiques autour des zones de recherche et de secours (en anglais « search and rescue », SAR1). Héritage de la colonisation, les eaux côtières du Sahara occidental sont en effet sous la double responsabilité de l’Espagne et du Maroc. Or, les sauveteurs espagnols du Salvamento ­Marítimo s’aventurent de moins en moins souvent dans cette zone floue, et le Centre de coordination et de sauvetage de Madrid délègue désormais les interventions à la marine royale du Maroc.

Une situation qui pousse parfois les personnes exilées à des gestes désespérés : «  [Certains] migrants se jettent à la mer quand ils voient arriver les navires marocains [car ils] craignent le renvoi au Maroc  », témoignait en 2018 Adolfo Serrano Solis, chef du sauvetage maritime de Tarifa, dans le sud de ­l’Espagne. Il faut ajouter que ladite marine royale est selon les ONG de secours en mer plus prompte à intercepter les embarcations qu’à secourir celles qui se trouvent en détresse. Le 16 janvier 2022, AlarmPhone a ainsi tweeté à propos d’un bateau de 55 personnes, parti de Tarfaya, en difficulté à seulement dix kilomètres des côtes marocaines. La marine royale, prévenue immédiatement, est arrivée sur place onze heures après la première alerte. Seules dix personnes ont survécu au naufrage. Plus récemment, le 1er juillet 2023, au moins 51 personnes sont mortes dans le naufrage de leur bateau parti d’El Ouatia au sud du Maroc. Elles avaient passé plus de huit jours en mer. Averties du drame en cours, les autorités espagnoles avaient délégué le sauvetage à la marine marocaine.

Une répression lourde de conséquences

Côté espagnol, les travailleurs du Salvamento Marítimo, relevant à l’origine du service public, n’ont de cesse de dénoncer la baisse de leurs moyens, qui va de pair avec une militarisation de l’organisme de secours civil, désormais placé sous un commandement unique en étroite collaboration avec la Guardia Civil et le ministère de l’Intérieur. En août 2020, un syndicat de la structure lançait ainsi un mouvement de grève pour réclamer des mesures concrètes pour leur permettre d’enrayer les tragédies maritimes sur la route atlantique. En vain. La situation a même empiré, le commandement de Madrid ordonnant souvent à ses garde-côtes stationnés aux Canaries de ne pas intervenir dans la zone SAR qui borde le Sahara occidental, pourtant sous responsabilité espagnole.

Quant à la répression grandissante s’abattant sur Laâyoune et ses environs, elle aggrave largement la situation et contraint les candidats au ­passage à jouer le tout pour le tout. «  Les rafles et déportations amènent à des départs précipités, explique Babacar Ndiaye. Quand les gens arrivent sur la plage et que le temps n’est pas bon, ils continuent parce qu’ils pensent qu’on va les arrêter s’ils s’en retournent. Les naufrages sont souvent liés à cette précipitation. La répression cause aussi ces drames‑là.  »

De ces drames-là, on en entend parfois lointainement parler à l’occasion d’un flash d’info, quand un naufrage est suffisamment meurtrier pour susciter l’attention. Le nombre de morts est donné, et trente secondes plus tard sont annoncés la météo ou les résultats du foot. Une comptabilité désin­carnée, qu’un simple témoignage suffit parfois à bousculer. C’est le cas de celui d’Eva, Sénégalaise qui a perdu sa fille dans un naufrage. Après avoir quitté son pays en 2019, elle est arrivée à Nador, où elle a vécu dans un camp insalubre. C’est là qu’elle a accouché. Une période de misère a suivi, qui l’a forcée à «  taper le salam  » (mendier) pour trouver de quoi subsister. Elle est ensuite partie au sud du Sahara occidental, à Dakhla, pour travailler dans des conserveries de poisson. Dès qu’elle est parvenue à économiser suffisamment, elle s’est décidée à tenter la traversée pour les Canaries. Un épisode qu’elle raconte d’une voix brisée :

On est partis dans une petite pirogue, à 61 personnes, dont 8 enfants et 26 femmes, tous tassés dans le bateau. Les passeurs nous ont dit qu’il fallait avancer pendant douze heures et qu’ensuite on aurait des contacts. Mais le téléphone satellite qu’on nous avait donné n’avait pas de crédit, on ne pouvait pas appeler. Et il n’y avait pas de réseau pour les téléphones normaux. On ne savait plus quoi faire. On a passé trois jours sur l’eau, à tourner, tourner, tourner.

Le bateau s’est ensuite mis à dériver vers le Maroc, jusqu’au moment où les passagers ont retrouvé du réseau et refixé un cap. Les heures ont filé, puis un avion les a survolés. Alors qu’ils avaient alerté les secouristes espagnols, c’est un navire de commerce qui s’est finalement approché. Mais point de boza à l’horizon : «  Quand on essayait d’approcher de lui, il s’éloignait. Et quand on s’arrêtait, il dirigeait des projecteurs sur nous.  » Le navire s’est finalement esquivé.

« Tous les enfants sont restés dans l’eau »

Sur le Zodiac, après trois jours en mer, tout allait mal. Quand enfin un bateau de secours est arrivé, l’opération a capoté : la corde attachée à leur embarcation s’est rompue. Panique :

Tout le monde est tombé à l’eau en même temps. C’est seulement là qu’ils ont commencé à lancer des gilets de sauvetage. Les gens les attrapaient, mais les enfants ne pouvaient rien faire. J’avais mon bébé de deux ans dans les bras. Je le levais au-dessus de l’eau, mais à un moment je n’y arrivais plus, il m’a échappé. Puis ils nous ont lancé une corde pour nous remonter. C’est comme ça qu’on est sortis. Sur les 26 femmes, il n’y a eu que 11 rescapées. Et tous les enfants sont restés dans l’eau.

Emmenée aux Canaries, puis à Bilbao, Eva est anéantie par le chagrin : «  Quand je vois des bébés, je me mets toujours à pleurer.  »

De ce récit tragique ressort ce qui est souvent peu exposé au sujet des traversées : le manque de préparation, les conditions matérielles déplora­bles, la méconnaissance des règles de navigation et d’orientation, l’absence de vrai capitaine, la panique qui rôde et s’abat en vagues. Tous ces éléments, les acteurs du secours en mer les ont intégrés à leurs interventions, moments où tout peut basculer dans le chaos.

Dans Ce matin la mer est calme, Antonin Richard, qui a notamment travaillé sur des navires de l’ONG Sea-Watch, décrit ainsi une opération particulièrement compliquée en mer Égée, visant à porter assistance à une embarcation pleine de familles syriennes : «  Les passagers sont très agités. Il y a des enfants, des vieux. Le fond du canot est rempli d’eau, les gens assis au milieu sont mouillés. La tension est palpable2.  » Très vite, malgré l’imminence du sauvetage, la panique l’emporte. Un enfant malade est hissé à bout de bras. Un homme saute sur le petit Zodiac de sauvetage et tape de la tête sur les bouteilles d’oxygène. Un boudin est percé. Les gens tombent dans l’eau glaciale.

Ce jour-là, la plupart des personnes sont sauvées, mais un nourrisson perd la vie malgré les tentatives de massage cardiaque, raconte le sauveteur. Derrière l’horreur, son récit comme celui d’Eva permettent d’imaginer les conditions des traversées, entre amateurisme forcé, irresponsabilité des passeurs et secours trop souvent absents. Qu’il s’agisse de l’Atlantique ou de la Méditerranée, les conditions météorologiques et de navigation chan­gent, pas la récurrence des naufrages.

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1Zones dans lesquelles le pays concerné est, selon les conventions maritimes, censé intervenir en cas de navire en détresse.

2Antonin Richard, Ce matin la mer est calme. Journal d’un marin-sauveteur en Méditerranées, Les Étaques, 2020.