En France, la noyade suspecte d’une jeune Nigériane

Un témoignage inédit pourrait relancer l’enquête sur la mort de Blessing Matthew, une exilée nigériane décédée dans des circonstances troubles dans les Alpes, en France, en 2018. La gendarmerie pourrait être impliquée dans sa noyade. Depuis plusieurs années, la militarisation de la frontière franco-italienne a abouti à de nombreuses disparitions.

L'image montre une scène en noir et blanc, où l'on aperçoit une maison avec un balcon en bois. Devant la maison, il y a une clôture sur laquelle sont fixés plusieurs panneaux blancs. Chaque panneau présente un prénom et un nom, probablement en hommage à des personnes. Des fleurs blanches sont disposées autour de chaque panneau, ajoutant une touche de douceur. En arrière-plan, on peut deviner des arbres et la nature environnante, suggérant un cadre paisible et naturel.
Commémoration organisée en l’honneur des personnes mortes aux frontières le 6 février 2022 à La Vachette.
© Juliette Pascal / Tous migrants

En mai 2018, Blessing Matthew, jeune femme nigériane, est retrouvée noyée dans la Durance, à quelques pas de la frontière entre la France et l’Italie. Elle est la première personne exilée décédée dans le Briançonnais1. Âgée de seulement 21 ans, elle essayait de fuir les forces de l’ordre lorsqu’elle est tombée dans la rivière, qui, près de sa source, prend des allures de torrent avant de traverser les Alpes provençales. Jusqu’à présent, les circonstances de la noyade de la jeune femme restaient troubles, sans que l’on sache si les forces de l’ordre présentes dans les environs ont directement joué un rôle.

Depuis ce jour, sa famille et l’association Tous Migrants tentent de retracer les événements qui ont conduit à son décès. « Un parcours du combattant pour obtenir la vérité », regrette Vincent Brengarth, leur avocat. L’enjeu est de savoir si les forces de l’ordre ont été témoins de la scène, ou même si elles peuvent être tenues responsables de la noyade. Dans le dossier, clos définitivement en février 2021, les récits des agents présents divergent, tant sur les lieux que sur l’heure de la tentative de contrôle. Entre ces témoignages contradictoires et une enquête pénale close hâtivement, connaître le fin mot de l’affaire semblait vain.

Jusqu’à ce dernier rebondissement : le compagnon de route de Blessing, Hervé, décide de témoigner sur les circonstances de sa mort2. Le 30 mai 2022, l’association Tous Migrants et Border Forensics, une organisation de recherche de preuves dans des cas de morts aux frontières, organisent une conférence de presse pour présenter de nouveaux éléments. Non seulement le témoignage d’Hervé est inédit, mais il vient appuyer les analyses spatiales et temporelles de Border Forensics. Tout semble coller. Les gendarmes pourraient être tenus responsables de la mort de la Nigériane de 21 ans. Reste à rouvrir le dossier pénal.

« Leave me, leave me »

Même avec cette avancée de taille, quatre ans plus tard, l’affaire est toujours aussi douloureuse à répéter. La voix de Michel Rousseau, de Tous Migrants, tremble en racontant la nuit des événements : « Le 7 mai 2018, entre 4 et 5 heures du matin, trois personnes exilées marchent sur la route en direction de Briançon. À l’entrée du hameau de La Vachette, des torches s’allument dans la nuit. Puis, des cris : “Police, police”. Elles courent en direction de l’église. L’un arrive à se cacher. Blessing était poursuivie par des gendarmes. Elle a traversé un jardin où Hervé était lui aussi caché. Il la voit, elle fuit, éclairée par les torches des gendarmes. Et puis, elle s’est retrouvée bloquée par la rivière... » Sa voix s’arrête dans un sanglot.

En partenariat avec Tous Migrants, l’organisation Border Forensics publie le 30 mai une analyse fine et complète des événements. Le dossier, particulièrement détaillé, est le fruit d’un an de travail. Dans l’une des vidéos publiées, ses équipes retournent dans le petit village de La Vachette avec Hervé. L’homme, sous couvert d’anonymat et capuche sur la tête, parcourt le village, racontant chaque étape de cette course-poursuite nocturne. Arrivé dans un jardin près de l’église, il se serait caché dans les herbes hautes.

Blessing, elle, était encore poursuivie par deux gendarmes. Il raconte les avoir entendus crier : « Arrête-toi, si tu t’arrêtes pas, on va tirer. » Elle court jusqu’au bout du jardin, jusqu’à la rivière, où il entend la jeune femme dire « Leave me, leave me » (« Lâchez-moi, lâchez-moi »), puis tomber. Il l’entend de nouveau. Son cri, « Help me, help me » (« Aidez-moi, aidez-moi »), se fait de plus en plus lointain, comme emporté par le courant. Cette nuit-là, aucun secours n’a été appelé, aucun des gendarmes ne semble avoir tenté de secourir Blessing. Son corps sera retrouvé 13 km en aval, bloqué dans une retenue d’eau.

46 morts depuis 2015

Le témoignage d’Hervé est, selon l’avocat de la famille de Blessing et de Tous Migrants, Vincent Brengarth, « de nature à rebattre totalement les cartes »« Son récit éclaire les incohérences du dossier, ajoute-t-il. On comprend mieux les contradictions des témoins. » Si l’on en croit ce déroulé, les gendarmes pourraient alors être accusés de « non-assistance à personne en danger », si ce n’est d’« homicide involontaire ».

Hervé n’a pas été entendu dans le dossier. L’homme, sans papiers, ne s’est pas présenté aux forces de l’ordre. « C’est compliqué pour une personne exilée de faire confiance à la police », euphémise Michel Rousseau, pour expliquer ce silence de quatre années. L’avocat Vincent Brengarth complète : « La justice n’était même pas en capacité de le convoquer, aucun élément dans le dossier ne donnait son identité précise. » Son témoignage, couplé aux éléments réunis par Border Forensics, pourrait constituer un motif de réouverture de l’enquête. La demande a été déposée auprès du procureur de la République le 27 mai 2022.

Portrait de Blessing Matthew.
Portrait de Blessing Matthew.
DR

« C’est un dossier exceptionnel, d’une exceptionnelle gravité, souligne l’avocat. Blessing a été traitée comme une citoyenne de seconde zone. Comme si le devoir de vérité n’était pas le même pour tout le monde. » Dans ce dossier, c’est la première fois que l’on renseigne la possible implication de la police ou de la gendarmerie dans la mort d’une personne exilée. Un premier espoir pour faire justice dans les 46 morts de migrants décomptées par Border Forensics à la frontière franco-italienne depuis 2015. « On veut montrer qu’on peut documenter ces morts aux frontières, que c’est possible, que l’on peut obtenir vérité et justice », espère Agnès Antoine, de Tous Migrants.

La sœur de Blessing interpelle les journalistes présents à la conférence de presse ce 30 mai. Christiana Obie se tient droite devant son écran d’ordinateur, mais sa webcam peine à cacher ses joues brillantes de larmes. « Ma sœur n’est plus. Elle est morte. Mais je veux travailler à ce que la prochaine victime ne soit pas la vôtre. Je veux éviter à d’autres de ressentir la douleur que ressent ma famille aujourd’hui. »

« Les violences envers les exilés, c’était quotidien en 2018 »

Blessing a probablement été la première victime des politiques répressives aux frontières, mais elle n’a malheureusement pas été la dernière. Quelques jours après la découverte de son corps, Mamadi Condé, guinéen de 43 ans, est retrouvé mort, non loin de La Vachette. La liste est longue, et elle ne prend pas en compte les blessés, handicapés à vie et traumatisés par cette traversée dangereuse. Dès décembre 2017, des associations, via le Collectif Citoyen de Névache, écrivaient au président de la République leurs craintes et leur colère quant au traitement des migrants : « Devons-nous attendre des morts pour que nos institutions réagissent humainement ? »

Un appel dans le vide. Les années suivantes, dans les Hautes-Alpes et sur le versant italien des montagnes, ont été meurtrières, du fait de la répression et de la militarisation de la zone. Les associations s’accordent pour dire que 2018 a marqué l’apogée de ces épisodes de répression aveugle et de traitements « inhumains »« Les vols, les violences envers les exilés, c’était quotidien en 2018 », dénonce la militante associative Agnès Antoine. Comme elle, beaucoup ont observé ce durcissement sur le terrain, lors des maraudes. « Cette politique ne pouvait qu’aboutir à ce genre de drame. »

Cristina Del Biaggio, enseignante-chercheuse spécialiste des migrations et collaboratrice de Border Forensics dans leurs recherches, ajoute : « La mort de Blessing n’est pas un cas isolé, elle est le fait d’une conjoncture entre politiques et pratiques policières. » Lorsque la jeune nigériane les a franchies, les Alpes étaient déjà devenues une zone « transformée en environnement hostile par nos politiques migratoires ». Elles le sont toujours. Rien qu’en janvier 2022, les montagnes ont encore vu deux victimes. Fathallah Belafhail, marocain de 31 ans, et Ullah Rezwan Sheyzad, 15 ans, venu d’Afghanistan, sont décédés en essayant de rejoindre une nouvelle vie.

1Une région naturelle montagneuse située dans le département des Hautes-Alpes, dans le sud-est de la France.

2Lire l’article de Mediapart qui dévoile ce témoignage, «  Mort de Blessing, 20 ans, à la frontière : un témoin sort de l’ombre pour accuser les gendarmes  », signé Nejma Brahim et Mathilde Mathieu, Mediapart, 30 mai 2022.