La lettre hebdomadaire #109

Coupables

Cette image présente un groupe de sculptures humaines d'une couleur orange vif, flottant sur une surface d'eau calme. Chaque sculpture est assise ou allongée sur des anneaux flottants noirs, composant un contraste frappant avec le bleu azur de l'eau. Les sculptures ont des formes simplifiées, sans détails distincts de visage ou de vêtements, ce qui les rend abstraites. L'ensemble dégage une atmosphère à la fois sereine et intrigante, où la composition des éléments et les couleurs vives attirent l'attention.
©James Beheshti/Unsplash

L’ÉDITO

MIGRATIONS : TOUS COUPABLES

D’un côté, un continent en crise, qui cède de nouveau aux sirènes du fascisme et réveille le démon décomplexé du racisme ; de l’autre, un continent où, depuis plusieurs décennies, des élites préoccupées par leurs intérêts personnels sont incapables d’offrir un avenir décent à leur milliard d’habitants. Entre les deux, les routes de l’exil parsemées de cadavres.

Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), entre le 1er janvier et le 24 septembre 2023, 2 500 personnes avaient disparu ou étaient mortes en mer Méditerranée, contre 1 680 sur la même période un an plus tôt. Dans le même temps, 186 000 migrant⸱es atteignaient les côtes du sud de l’Europe, soit 83 % de plus que l’année précédente. Chaque année, des centaines d’autres périssent plus au nord, dans la Manche, en tentant de rejoindre l’Angleterre depuis la France : encore cinq d’entre eux ont perdu la vie au large de Calais, ce dimanche 14 janvier, malgré l’intervention des secours.

Il n’y a pas de fatalité. Il n’y a que des décisions inappropriées. En versant des dizaines de millions de dollars en Afrique pour externaliser ses frontières, l’Union européenne sait très bien qu’en plus d’être inefficace, cette politique nourrit le trafic d’êtres humains et une classe politique corrompue. Dépendants de ces revenus, les passeurs s’adaptent et empruntent des routes clandestines toujours plus périlleuses.

En 2015, sous pression européenne, la fermeture de « la porte du désert », du nom de la ville d’Agadez, dans le nord du Niger, a poussé les migrant⸱es et leurs passeurs à emprunter des routes plus dangereuses. Sa réouverture, par abrogation de cette loi fin novembre 2023, a été accueillie avec soulagement par nombre de Nigérien⸱nes – au premier rang desquels les passeurs. Si ces derniers se considèrent comme des « agences de voyages », selon les propos de l’un d’eux recueillis le 17 janvier par l’Agence France-Presse, l’appât du gain les pousse à faire prendre de nombreux risques à leurs « clients », « serrés comme des sardines » à l’arrière de pick-up hors d’âge. Lorsqu’un passager tombe, pas question de s’arrêter. Si un groupe armé (nombreux dans la région) attaque, mieux vaut laisser la « cargaison » plutôt que de risquer sa vie.

Tout comme l’Union européenne connaissait l’inefficacité de sa politique, la junte nigérienne, au pouvoir depuis son coup d’État en juillet 2023, sait très bien que sa décision (légitime) va rouvrir les vannes d’un business qui exploite avant tout la misère humaine. Une fois en Libye, le destin de ces hommes, femmes et enfants venu⸱es de toute l’Afrique, est connu : extorsion, torture, esclavagisme. Pour les survivant⸱es, il faudra payer chèrement un billet pour embarquer sur un bateau de fortune et sans assurance d’arriver vivant à bon port.

Cette route de l’enfer est celle empruntée par Seydou et Moussa, les héros de Moi Capitaine (Io Capitano), le dernier film de l’Italien Matteo Garrone (réalisateur, en 2008, de Gomorra). Dans leur foyer familial de Dakar, les adolescents de 16 ans rêvent d’un avenir meilleur en Europe, notamment dans la musique. Malgré les avertissements de leur entourage sur la dangerosité du périple et le mirage d’une vie facile en Occident, ils partent. Après avoir traversé le Sénégal, le Mali et le Niger, ils s’élancent dans le Sahara depuis Agadez, à l’arrière des fameux pick-up. Déposé au milieu du désert entre les mains d’un guide, séparé de son cousin Moussa arrêté par une milice, Seydou, avec d’autres, finit par atteindre Sebha à pied, dans le sud de la Lybie. Le jeune Sénégalais y est emprisonné et torturé avant d’être vendu.

Exploité comme maçon par un riche Libyen, il obtient sa liberté et rejoint Tripoli où il retrouve son cousin, blessé par balle à la jambe après s’être enfui de prison. Il doit être soigné au plus vite mais les hôpitaux de Tripoli n’acceptent pas les Noirs. Seule solution : rejoindre l’Italie. Afin de payer moins cher et de partir rapidement, un passeur propose alors à Seydou, qui ne sait même pas nager, de prendre la barre d’un vieux bateau rouillé avec à son bord des dizaines de migrant⸱es…

Moi Capitaine a été inspiré d’une histoire vraie. Ce calvaire, appuyé par la force de l’image, ne laisse aucun spectateur insensible. Pourtant, c’est ce que vivent, dans la vraie vie et dans l’indifférence générale, des centaines de milliers de Seydou et de Moussa. Pour les plus chanceux qui rejoignent un pays d’Europe, le répit est de courte durée. Réduit⸱es au statut de « clandestin⸱es », leur survie est précaire et leur présence sans cesse dénoncée, à la radio, dans les journaux, à la télé... Ils et elles sont traqué⸱es.

En France, cette persécution a été inscrite dans une loi sordide. Votée le 19 décembre 2023 grâce aux voix du Rassemblement national (ex-Front national), la « Loi immigration » (qui passe devant le Conseil constitutionnel le 25 janvier) prévoit entre autres la « préférence nationale » à l’embauche alors que, sur le terrain, ce sont des sans-papiers qui travaillent dans les cuisines des restaurants, pédalent sous la pluie pour livrer des repas à domicile en échange de quelques euros, rangent les terrasses des cafés à leur fermeture, construisent les immeubles ou font le ménage chez ceux-là mêmes qui les accusent de tous les maux.

Cette loi prévoit aussi le durcissement des conditions pour venir et rester étudier en France pour les non-ressortissant⸱es de l’Union européenne, de l’Espace économique européen ou de Suisse. Au programme : augmentation des frais de scolarité (pour la deuxième fois depuis l’élection d’Emmanuel Macron, en 2017), dépôt d’une caution pour obtenir une carte de séjour, annulation de cette même carte si l’étudiant⸱e manque des cours ou des examens… Une « sélection par l’argent » qui va un peu plus « marginaliser » les étudiants étrangers, a dénoncé le 16 janvier dans le journal L’Étudiant Gédéon Kakonde, le président de « Voix des étudiants étrangers ».

Ce durcissement des règles pour les étudiant⸱es s’ajoute aux restrictions imposées au Sahel. Au Burkina Faso, au Niger et au Mali, des milliers d’entre elles et d’entre eux n’ont pu se rendre en France pour étudier faute de visa, malgré leur inscription dans une école ou une université. Dans ces trois pays, dirigés par des juntes militaires ayant rompu diplomatiquement avec Paris, les consulats français ont été fermés, officiellement « pour cause de sécurité », selon le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Prisonniers de ces dissensions politiques, quel choix reste-t-il à ces jeunes qui, pour la plupart, s’étaient endetté⸱es pour partir ? Combien seront-ils et seront-elles à choisir la route de l’exil pour fuir ces pays en guerre ? Abandonné⸱es de tous, charrié⸱es par un océan d’inhumanité, leurs rêves sont fracassés, quoi qu’ils décident de faire.
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DANS L’ACTU

AUX COMORES, CHRONIQUE D’UN EMBRASEMENT ANNONCÉ

Ce que nombre d’observateurs et d’observatrices craignaient depuis plusieurs semaines a fini par arriver : après le 1er tour de l’élection présidentielle qui s’est tenu le 14 janvier, les Comores s’enfoncent dans une nouvelle crise post-électorale. À l’heure où nous écrivions ces lignes, une personne avait été tuée (par balle, selon une source médicale) et au moins cinq autres avaient été blessées, probablement par les forces de l’ordre. Les heurts ont débuté le 17 janvier, au lendemain de l’annonce de la victoire d’Azali Assoumani à l’issue d’un scrutin marqué par de nombreuses irrégularités et contesté par ses cinq adversaires, qui évoquent des « bourrages d’urnes » et des « fautes grossières ». Des manifestant⸱es ont alors exprimé leur colère dans les rues de Moroni, la capitale, s’en prenant à des bâtiments et à des habitations de hauts dignitaires du régime.

Hélas, tout cela semblait inévitable. Afrique XXI a raconté comment le président sortant a fait en sorte de cadenasser le processus électoral, que ce soit durant la campagne (où il a bénéficié des moyens de l’État et réprimé les mobilisations de ses adversaires), ou au cours des mois qui l’ont précédée (notamment en faisant le ménage et en plaçant des femmes et des hommes « de confiance » aux postes clés des instances électorales et judiciaires). Mais cette dérive remonte à plus loin encore : depuis son retour au pouvoir, en 2016, l’ancien militaire n’a cessé de réduire l’opposition à sa plus simple expression, emprisonnant son principal adversaire, Ahmed Abdallah Sambi, à l’issue d’une parodie de justice, poussant plusieurs figures de l’opposition à l’exil, détricotant la Constitution pour s’en faire une sur mesure et réprimant toute forme de contestation. Le tout alors que le pays traverse depuis des années une crise économique de basse intensité, et que le quotidien des Comoriens ne cesse de se dégrader, comme l’a démontré la récente pénurie d’eau potable en Grande Comore, ou comme l’illustrent depuis des années les départs quotidiens, malgré les dangers de la traversée, vers l’île de Mayotte.

Dans ce contexte, Azali (qui est le président de l’Union africaine pour quelques semaines encore) pouvait difficilement espérer être réélu par les Comoriens. Seules les manigances politico-juridiques et la répression pouvaient lui permettre de rester au pouvoir, dans un pays fatigué de l’incurie de sa classe politique. Les chiffres dévoilés par la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) le 16 janvier illustrent l’état dans lequel se trouve la démocratie comorienne aujourd’hui. Sur 338 940 inscrit⸱es, seul⸱es 55 258 électrices et électeurs ont voté, soit à peine plus de 16 % du corps électoral. Et sur ceux-là, 33 209 personnes ont (ou plutôt « auraient », tant les irrégularités ont été nombreuses) voté pour Azali, soit, selon les calculs de la Ceni, 62,97 % des voix exprimées, mais moins de 10 % du corps électoral. Ainsi, Azali pourra se vanter devant ses pairs africains d’avoir été réélu dès le premier tour (« un coup KO », scandaient ses partisans, ce qui n’est jamais bon signe) alors que son électorat « officiel » représente à peine un quart de la population de la ville de Moroni…
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

« Désolé, on ne peut rien pour vous »
L’ABANDON - Épisode 2 : Jean-Michel ⸱ L’abandon des employé⸱es rwandais⸱es de la chancellerie française durant le génocide de 1994 demeure une tâche indélébile pour la France. Parmi les personnalités mises en cause, l’ancien ambassadeur à Kigali, Jean-Michel Marlaud, est confronté à de nouveaux témoignages accablants recueillis par Afrique XXI.
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Bonnes feuilles ⸱ Dans un livre qui vient de paraître, De la démocratie en Françafrique, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla s’intéressent à un angle mort des relations entre la France et ses anciennes colonies : les élections. En revenant sur la notion même de démocratie, et en documentant son instrumentalisation en contexte colonial et néocolonial, ils apportent un éclairage utile au moment où celle-ci est remise en question.
Par Rémi Carayol

Sénégal. L’ambassadeur, l’équarrisseur et le chalutier breton
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