
Moroni, le 21 novembre 2022, 8 h 30. La foule compacte à l’extérieur du palais de justice s’agite et pousse des cris stridents. Le portail coulissant, soigneusement gardé par des hommes armés jusqu’aux dents, s’ouvre. Trois pick-up déboulent dans la cour du palais à vive allure. Crissements de pneus, cris redoublés du public : Ahmed Abdallah Mohamed Sambi, appelé à comparaître devant la Cour de sûreté de l’État pour « haute trahison », vient d’arriver. Une vingtaine de minutes plus tard, celui qui dirigea l’Union des Comores de 2006 à 2011 rejoint la salle d’audience, entouré d’hommes en treillis, depuis un autre bâtiment relié par un pont au premier étage. Pour la première fois depuis quatre ans, Sambi est vu en public.
Il est pâle. Son pas est chancelant. Aujourd’hui âgé de 64 ans, celui qui a laissé le souvenir aux Comores d’un prédicateur hors norme semble diminué physiquement. À 8 h 58, l’audience s’ouvre. Trois caméras filment le procès, qui est diffusé en direct sur la page Facebook de CMM – un média géré par les services de renseignements – ainsi que par la télévision nationale. L’occasion pour les Comoriens de l’intérieur comme de l’extérieur de ne pas perdre une miette du tout premier procès du pays impliquant un ancien président.
Le procès vient à peine de commencer que Sambi et sa petite armée d’avocats, dont un Belge et un Français débarqués à Moroni deux jours plus tôt, demandent une pause de quinze minutes. De retour dans la salle, Sambi prend la parole. Si le président de la cour la lui accorde, le commissaire du gouvernement, qui joue le rôle de procureur dans les juridictions classiques, s’y oppose. Il estime que le prévenu ne pourra s’exprimer qu’après la lecture de l’ordonnance de renvoi, un document volumineux de 74 pages. Mais l’ancien président insiste. « Il faut que vous m’écoutiez sinon vous risquez de ne plus jamais m’écouter », dit-il en shikomori. La cour cède à contrecœur.
« Je ne peux pas cautionner cette mascarade »
« Depuis que je suis rentré aux Comores, je ne fais que subir de l’injustice », dénonce-t-il la voix grave et les yeux écarquillés. Ses mots savamment choisis retentissent jusqu’à l’extérieur du palais, où des haut-parleurs diffusent les débats. « Je refuse d’être jugé par une juridiction illégale, poursuit-il. Faites ce que vous avez à faire mais moi, Ahmed Abdallah Mohamed Sambi, je ne peux pas cautionner cette mascarade. » Puis il se rassoit et laisse la place à ses avocats, qui croisent le fer avec les juges. La défense conteste la légalité de la Cour de sûreté de l’État, et pour cause : cette juridiction d’exception ne figure pas dans la loi du 28 décembre 2020 relative à l’organisation judiciaire en Union des Comores – pas plus que le poste de commissaire du gouvernement. Pour le président de la juridiction, Omar Ben Ali, ce débat a déjà été « vidé » (comprendre : tranché), il est temps d’en venir au « fond du dossier ».
« Nous sommes devant une instance supprimée par la loi de 2020. Et on nous empêche de discuter de la légalité de cette juridiction. Dans ces circonstances, je soutiens la décision du président Sambi. Nous sommes venus pour essayer d’empêcher l’arbitraire. Malheureusement, nous avons constaté qu’il n’y avait aucune marge pour cela », tonnera Me Jan Fermon, l’avocat belge de l’ancien président, au cours d’une conférence de presse organisée le lendemain. Ce à quoi l’un des avocats du gouvernement, le Togolais Eric Emmanuel Sossah, rétorquera : « Ce procès est historique. Malheureusement, le protagoniste principal a décidé de le boycotter. C’est la stratégie de l’évitement. On peut être populaire et avoir des déviances. C’est le cas [de Sambi]. Quel que soit le tribunal, il serait récusé par le président Sambi. »
Des voix proches de l’opposition s’élèveront également pour dénoncer cette politique de la chaise vide. « Juridiction illégale ou pas, Sambi n’avait qu’à s’expliquer pour prouver qu’il est innocent », a-t-on pu entendre après cette passe d’armes. La suite du procès n’a été qu’une parodie de justice.
Une loi contestée, un deal opaque
Ahmed Abdallah Sambi a dirigé les Comores entre 2006 et 2011. Deux ans après son élection, il a mis en place un programme de vente de passeports à des Bédouins du Golfe – ce que l’on a appelé dans l’archipel la « loi relative à la citoyenneté économique ». Pour Sambi, c’était un moyen de renflouer les caisses de l’État tout en offrant une terre d’accueil administrative, notamment à des dizaines de milliers de « bidoun », des Bédouins considérés comme des citoyens de seconde zone dans leur pays et privés de documents d’identité. Les députés de l’époque avaient rejeté le texte, mais il avait finalement été promulgué par l’exécutif. Avec cette loi, l’État comorien pouvait accorder la citoyenneté comorienne à toute « personne majeure ayant la qualité de partenaire économique du gouvernement des Comores » (article 1er de la loi).
Selon des statistiques issues d’une enquête parlementaire consacrée à cette loi en 2017, 41 604 passeports ont ainsi été émis par décrets présidentiels sous les présidences de Sambi et de son successeur, Ikililou Dhoinine (2011-2016), et 5 949 passeports auraient été émis par un réseau parallèle. Le tout aurait rapporté à l’État près de 202 millions de dollars. Mais selon le parquet, une grande partie des sommes aurait été détournée. Le préjudice pour le gouvernement s’élèverait à plus de 1,8 milliard d’euros - plus que le PIB de l’archipel, estimé à 1,42 milliard d’euros en 2021. « Ils ont donné à des voyous le droit de vendre la nationalité comorienne comme on vendrait des cacahuètes », a fustigé Me Sossah. Pour l’avocat français de Sambi, Me Jean-Gilles Halimi, « aucune trace de cet argent n’a été démontré, aucun compte découvert ».
Pour jouer les facilitateurs dans ce dossier, Sambi avait désigné un homme d’affaires franco-syrien, Bashar Kiwan. Ce dernier s’est invité de manière fracassante au procès en publiant le 21 novembre un communiqué dans lequel il accuse le gouvernement actuel, dirigé par Azali Assoumani, de l’avoir approché afin qu’il témoigne contre Sambi : « J’ai été contacté par le gouvernement comorien en juin dernier par son représentant le ministre [des affaires étrangères] Dhoulkamal pour trouver un arrangement amiable concernant l’affaire de la citoyenneté économique. [...] En contrepartie, le gouvernement comorien abandonnerait toutes les charges contre moi et mes directeurs. […] Face à mon refus, la partie comorienne m’a expliqué que Monsieur Sambi et les autres responsables comoriens, une fois condamnés, leur sort serait entre les mains du Président Azali qui leur accordera une grâce et une sortie des Comores. » Les autorités comoriennes ont immédiatement démenti cette accusation et ont promis d’apporter « les preuves de la démarche inverse initiée par Bashar Kiwan, et qui n’a jamais abouti, pour dénoncer ses coïnculpés dans l’espoir de pouvoir bénéficier d’un non-lieu ».
Un tour de passe-passe juridique
Le cauchemar pour l’ancien président a commencé au mois de mai 2018, quand il a décidé de revenir au pays après plusieurs années passées à l’extérieur, notamment en France. Ce retour n’était pas anodin : Sambi voulait déjouer les plans d’Azali Assoumani, qui venait d’engager un vaste projet de réforme de la Loi fondamentale dans le but de se représenter à l’élection de 2021 (organisée finalement en 2019). Quelques jours après s’être opposé publiquement à cette réforme, Sambi est arrêté et placé en résidence surveillée pour « troubles à l’ordre public ». Trois mois après cette mesure décriée, la justice entre en jeu et lui signifie un mandat de dépôt dans l’affaire de la vente de passeports. Il est accusé de « détournement de deniers publics ». Sa résidence de Voidjou, un quartier situé au nord de Moroni, est transformée en prison annexe et gardée par des militaires.
Le grief de « haute trahison », répété à tout bout de champ par des ténors du pouvoir dès le lendemain de son arrestation, n’apparaîtra dans son dossier judiciaire que quatre ans plus tard, en septembre 2022, et ce alors qu’il n’existerait pas de nouveaux éléments pouvant justifier cette requalification. « Le délit de haute trahison dont est poursuivi notre client n’est pas défini par la loi comorienne. Il est inexistant », soulève Me Fahmi Said Ibrahim, un des avocats comoriens de Sambi. En effet, dans son ordonnance de renvoi, le juge reconnaît que « l’article 30 de la Constitution des Comores n’a ni défini la haute trahison, ni fixé les peines, ni même prévu les procédures ». En revanche, il estime qu’« il convient de se faire une construction juridique de cette haute trahison ». De quoi faire sortir de leurs gonds les avocats de la défense : « Comment un juge peut s’autoriser à construire un fondement juridique et le qualifier de crime ? C’est pourtant sur cette base de la construction juridique du juge que Sambi a été condamné. C’est triste pour les Comores », poursuit Me Fahmi Said Ibrahim.
Le verdict est tombé lundi 28 novembre dans la matinée. Sans surprise, la cour a condamné l’ancien chef d’État à la prison à perpétuité et à la dégradation de tous ses droits politiques et civiques. Elle a également ordonné la confiscation de ses biens immeubles et de ses avoirs au profit du Trésor public. L’ancien vice-président chargé du ministère des Finances sous Ikililou Dhoinine, Mohamed Ali Soilihi, arrivé en France quelques semaines avant le procès, a de son côté été condamné par contumace à une peine de 20 ans de prison pour « détournement de deniers publics ».

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