Aux Comores, un dialogue national sans répondant

Lancé le 28 février, le « Dialogue national intercomorien » est boudé par une partie de l’opposition et de la société civile, qui refusent de fournir « un blanc-seing » au président Azali Assoumani, dont ils contestent la légitimité. Le résultat d’une lente dérive autoritaire.

Sur cette image, un homme est debout devant un microphone, en train de s'exprimer. Il porte un costume sombre avec une chemise claire et une cravate rayée. Autour de son cou, une couronne de fleurs blanches et jaunes symbolise un accueil ou un hommage. En arrière-plan, plusieurs personnes l'écoutent attentivement, certaines portant des masques de protection. À gauche, on peut voir des drapeaux aux couleurs vives qui ajoutent une touche festive à la scène. L'ambiance semble sérieuse et solennelle.
Azali Assoumani en octobre 2021.
Présidence de l’Union des Comores

Le dialogue national intercomorien s’est ouvert le 28 février dans un climat politique pour le moins délétère - il doit théoriquement durer jusqu’au 20 mars. À plusieurs reprises ces derniers mois, Azali Assoumani, le président de l’Union des Comores, a multiplié les appels au dialogue. En juillet 2021, il a invité « tous les acteurs politiques de notre pays, de la mouvance présidentielle et de l’opposition, ainsi que la société civile, à s’asseoir autour de la table dès maintenant pour préparer dans les meilleures conditions, les prochaines échéances présidentielles et gubernatoriales de 2024 ». Dans son allocution, il avait alors dressé les contours de ce que devrait être selon lui le « Dialogue national ».

Le chef de l’État a réitéré l’exercice quelques mois plus tard, dans un courrier daté du 9 septembre 2021, adressé à la mouvance présidentielle, à l’opposition et à la société civile : « Comme vous le savez, beaucoup de chantiers restent à mettre en œuvre, pour parachever la mise en place de nos institutions et permettre leur bon fonctionnement, notamment des textes législatifs et réglementaires sur les échéances électorales de 2024, la réforme de la Commission électorale nationale indépendante […] la place et le rôle de l’opposition dans la gestion du pays ». Dans ce courrier, Azali précise les thématiques qui devront selon lui être débattues lors de ce forum, qu’il veut « inclusif, transparent et participatif ». Dans la foulée, et de façon unilatérale, il a nommé par décret présidentiel Mohamed Toihiri au poste de coordinateur du Dialogue national intercomorien.

Par retour de courrier le 12 septembre, le Front commun des forces vives contre la dictature lui a rétorqué que le principal enjeu d’un dialogue national était « le retour sans délai à l’ordre constitutionnel tel qu’il a été établi par l’Accord-Cadre signé le 17 février 2001, à Fomboni [NDLR : la capitale de l’île de Mohéli] ». Le Front commun, né en juillet 2020, regroupe plusieurs partis de l’opposition et de la société civile et milite, entre autres, pour un retour à l’ordre constitutionnel d’avant le référendum de 2018, qui assurait une certaine autonomie pour chaque île de l’archipel et une présidence tournante à mandat unique entre les îles.

De fait, si tous les acteurs politiques du pays sont favorables à la tenue d’un dialogue, il y a une profonde divergence de vues quant à son objet et à sa nature. Le regard du régime est résolument tourné vers l’avenir avec la préparation des échéances de 2024 notamment. Pour le pouvoir actuel, les revendications de l’opposition sont anachroniques.

« Autorité illégale et illégitime »

Bon nombre d’opposants ont donc opté pour la politique de la chaise vide - c’est toujours mieux, selon l’un d’entre eux, que « d’offrir à Azali Assoumani un blanc-seing favorable à son propre agenda politique ». Car ils en sont convaincus, le dialogue national voulu par le président servira d’abord ses ambitions. « L’opposition n’a pas été consultée pour les thématiques, ne l’a pas été plus non plus pour le choix du coordinateur du Dialogue intercomorien et pour la valeur juridique des résolutions attendues », regrette le Bureau politique de la Convergence des mouvements pour la République et l’État de droit en Union des Comores (Comred), une organisation regroupant des partis politiques d’opposition, et affiliée au Front commun.

L’opposition recherche des garanties, « gages de la bonne foi du régime », et souhaite imposer des conditions préalables à sa participation au dialogue. Parmi ses exigences, outre le retour à l’ordre constitutionnel, figurent la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés. Sur ce dernier point, il lui a été opposé une fin de non-recevoir. Tout au plus concède-t-on du côté du pouvoir « que tous les sujets peuvent être débattus durant le dialogue, mais pas avant ». « Nous sommes pour le dialogue mais pas pour celui-ci, qui est non participatif, nullement inclusif et dont les thématiques et les animateurs ont été désignés par une autorité illégale et illégitime depuis le 26 mai 2021 », insiste-t-on du côté du Comred.

Parmi les prisonniers considérés comme politiques par l’opposition, le plus emblématique est l’ancien chef d’État Ahmed Abdallah Mohamed Sambi, placé en résidence surveillée le 18 mai 2018 par un simple arrêté du secrétaire général du ministère de l’Intérieur, pour « troubles à l’ordre public ». Il est fait prisonnier en août de la même année dans le cadre de l’affaire dite de la citoyenneté économique1. On peut également citer l’ancien gouverneur de l’île d’Anjouan, Abdou Salami, déposé au cours de son mandat, et détenu depuis octobre 2018 pour « atteinte à l’unité nationale », « participation à un mouvement insurrectionnel » et « troubles à la sécurité publique ». L’ancien gouverneur avait organisé une manifestation contre le pouvoir central. Lui non plus n’a jamais été jugé.

Selon Ndzouani unie2, un mouvement réunissant des partis et des organisations de la société civile « qui adhèrent dans la défense des intérêts d’Anjouan dans l’Union des Comores », il y aurait aujourd’hui 65 détenus politiques - tous des hommes - dans les prisons et les camps militaires d’Anjouan et de la Grande-Comore.

« Une manœuvre cousue de fil blanc »

L’opposition espérait un soutien de l’Union africaine (UA). Elle attendait de l’organisation panafricaine qu’elle appuie auprès du gouvernement son plaidoyer en ce qui concerne les conditions préalables à sa participation au dialogue - en vain. L’UA, qui a assisté à l’ouverture du Dialogue, avait dépêché une mission aux Comores en septembre 2021, conduite par le Commissaire Paix et Sécurité, le Nigérian Bankole Adeoye. L’organisation a d’abord refusé les conditions réclamées par les opposants. Puis elle a quelque peu rectifié le tir un mois plus tard en soulignant, dans un communiqué, « la nécessité pour le gouvernement de l’Union des Comores de déployer les mesures et les étapes nécessaires pour regagner la confiance érodée des partis d’opposition ». Pour la première fois dans sa communication officielle, elle a reconnu l’existence de détenus politiques en appelant à leur libération ou « à engager des procédures judiciaires pour ceux qui sont soupçonnés d’avoir commis des délits, conformément aux lois du pays ». L’opposition a accueilli cette déclaration comme une victoire. Quant au pouvoir, loin de se laisser démonter, il a, par la voix de Youssoufa Mohamed Ali, le secrétaire général de la Convention pour le renouveau des Comores (CRC, le parti d’Azali), déclaré laconiquement que « les deux camps avaient gagné ».

Du côté d’une partie de la société civile, la pilule ne passe guère mieux : nombre d’activistes estiment que la pratique actuelle du pouvoir est, selon les mots de l’un d’entre eux, « en totale contradiction avec la volonté affichée du dialogue ». Beaucoup y voient une ruse. « Le dialogue national d’Azali est une manœuvre cousue de fil blanc. En réalité, il cherche à redorer son blason et à légitimer par avance sa réélection en 2024 », tranche Idriss Mohamed, une figure de la société civile. Nadia Tourqui n’en pense pas moins. Membre du Collectif de la 3e voie, elle estime que « les desseins d’Azali Assoumani sont clairement d’imposer le fait accompli du changement constitutionnel non consensuel, du cycle électoral vicié qui s’en est suivi, et de légitimer d’éventuelles élections en 2024 ».

Le fossé entre le pouvoir et une partie de la société civile n’a cessé de se creuser ces dernières années. Le climat politique s’est tendu en 2018, lorsque des Assises Nationales ont abouti à des recommandations qui ont débouché sur un référendum constitutionnel boycotté par l’opposition. Tout au long de cette année, des contestations ont été violemment réprimées dans la capitale fédérale, Moroni. Des leaders politiques de l’opposition ont été placés sous les verrous, à l’image d’Ahmed Hassan El-Barwane, du parti Juwa (dont l’ancien président Sambi est le président d’honneur) - ils seront graciés l’année suivante.

La tournante détournée

Une bonne partie de l’opposition refuse toujours de reconnaître la réélection d’Azali Assoumani en 2019. Pour elle, son mandat entamé en 2016 a pris fin l’année dernière. Azali Assoumani constitue donc « une autorité de fait ». Par ailleurs, si elle a autant de mal avec ce Dialogue, qu’elle qualifie de « supercherie », c’est qu’il lui rappelle les Assises de février 2018, « qui n’auront servi qu’à pérenniser son maintien au pouvoir », regrette Said Larifou, opposant aujourd’hui en exil en France, qui avait pourtant pris fait et cause pour Azali Assoumani au début de son mandat, et qui avait soutenu le principe des Assises nationales. Aujourd’hui, il estime que ces assises « étaient un rendez-vous manqué pour notre pays car détourné et instrumentalisé par Monsieur Azali Assoumani. C’est la preuve qu’il utilise des artifices et des instruments pour s’installer durablement et arbitrairement au pouvoir ».

Des 38 recommandations issues de ce rendez-vous, seules celles relatives à son maintien au pouvoir ont connu une concrétisation. Jusqu’en 2018, la loi fondamentale stipulait que tous les cinq ans, une primaire était organisée sur l’île à laquelle devait échoir la présidence tournante de l’Union. Durant cette primaire, seuls les habitants de l’île en question pouvaient voter avant l’élection générale, ouverte, elle, à tous les Comoriens. Le président était alors élu pour un seul mandat non renouvelable. Suivant cette logique, Azali Assoumani, élu en 2016, aurait dû quitter le pouvoir en 2021. Ce système de présidence tournante, mis en place à compter de 2002 (par Azali Assoumani lui-même, lors de son premier séjour à Beit Salam, alors qu’il avait pris le pouvoir par la force en 1999) avait permis au pays de trouver une relative stabilité politique avec trois alternances pacifiques, et d’éloigner - avec plus ou moins de succès - les démons du séparatisme. Depuis la révision constitutionnelle de 2018, la présidence tournante est renouvelable une fois par île. En clair, le président peut rester dix ans au pouvoir (à condition d’être réélu), contre cinq auparavant. Le tour a commencé en 2019 (lors d’une élection présidentielle anticipée) par la Grande-Comore, d’où est originaire Azali.

Si l’opposition avait boycotté le référendum de 2018, elle avait présenté - contre toute attente - douze candidats à l’élection présidentielle de 2019. Azali Assoumani avait été élu dès le premier tour avec plus de 60 % des voix. L’Union africaine avait alors déclaré être « dans l’incapacité de se prononcer de façon objective sur la transparence et la crédibilité du scrutin du 24 mars 2019 ». À la suite de cette élection, plusieurs acteurs politiques avaient quitté le pays par crainte de représailles. De fait, la contestation sur place a été fortement réprimée. Depuis lors, toute manifestation est interdite. C’est donc en France, où la diaspara comorienne est importante, que la mobilisation est la plus forte : depuis avril 2019, elle manifeste tous les dimanches, principalement à Paris et à Marseille, et s’organise pour faire connaître sa colère quand des dignitaires du régime se rendent en Europe.

« Corriger les imperfections »

Face à cette situation de blocage, le pouvoir semble avoir trouvé la parade. Lors d’une conférence de presse en janvier dernier, Azali Assoumani a soutenu que si lui n’avait pas le « monopole du pouvoir », il en était « de même » pour l’opposition. Des figures de l’opposition locale ou de la diaspora, telles que l’ancien député Oumouri Mmadi ou encore Farid Soilihi (de l’« Appel de Marseille contre la dictature »), ont surpris en participant au dialogue national. Au dernier moment, des opposants ont estimé qu’il était plus judicieux d’y participer. « Je pense qu’il vaut mieux saisir cette perche pour tenter de corriger les imperfections tant décriées des mécanismes électoraux et pour arracher des dispositions utiles pour la transparence et la crédibilité des scrutins à venir », indique l’un d’eux, sous couvert d’anonymat.

Mohamed Toihiri, le coordinateur du Dialogue, estime ainsi que « seuls deux partis d’opposition » (Juwa, de l’ancien président Sambi, et l’UPDC, de l’ancien président Ikililou Dhoinine) et un « leader sans mouvement » (Mouigni Baraka Said Soilihi, ancien gouverneur de la Grande-Comore de 2011 à 2016 et candidat à la présidentielle en 2016 et 2019), ne prendront pas part au dialogue. Pour le reste, affirme-t-il, « l’opposition sera des nôtres, 80 organisations politiques et de la société civile sont représentées ».

« L’opportunisme de la plupart des politiques comoriens va encore apporter à Azali des soutiens même formels, mais qui feront illusion. On commence à voir des opposants rallier le dialogue, des nouvelles organisations surgir et même des partis venant d’outre-tombe », déplore Idriss Mohamed, qui rappelle « l’usage de cette méthode depuis les Assises nationales ». « Entre le pouvoir et l’opposition, aucun dialogue n’est possible, poursuit-il. Azali va donc “dialoguer” avec les siens. Ça pourra tout au plus faire illusion à l’extérieur, chez ceux qui ne suivent pas bien la situation au pays et qui se contentent de formalisme. Le pays ne sortira de la crise que par des élections véritables ou par la violence ».

1La précédente législature avait remis un rapport parlementaire controversé en avril 2018, dans lequel Sambi est accusé d’avoir été l’un des principaux bénéficiaires de ce programme (débuté en 2008 alors qu’il était président de l’Union des Comores) qui consistait à accorder la nationalité comorienne à des apatrides des Émirats arabes unis. Depuis, il n’a jamais été jugé malgré les différentes annonces de la tenue d’un procès.

2Ndzouani est le nom comorien de l’île d’Anjouan. Les autres îles sont dénommées ainsi dans la langue nationale : Ngazidja (Grande-Comore), Mwali (Mohéli) et Maoré (Mayotte).