Les mains d’un homme tiennent fermement une brouette sur laquelle sont disposés quatre jerrycans de 20 litres en parfaite symétrie. Sur le premier bidon, il y a inscrit « Votez Azali », sur le second, « 2024 ». Alors que les habitants de Moroni, la capitale de Ngazidja (Grande-Comore), la plus grande des îles comoriennes, subissent une énième pénurie d’eau potable, ce message est un clin d’œil pour le moins ironique adressé à Azali Assoumani. L’autoritaire chef d’État de ce petit archipel de l’océan Indien sera candidat à sa propre succession lors de l’élection présidentielle programmée le 14 janvier 2024. La photo, diffusée début novembre 2023 sur les réseaux sociaux – l’unique espace où les Comoriens peuvent aujourd’hui se faire entendre sans trop de risques– a fait le buzz.
Ce sujet viendra peut-être s’ajouter, durant la prochaine campagne électorale, aux nombreuses promesses des candidats à la magistrature suprême. La Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede) affirme que 29 % de la population a accès à l’eau potable dans la partie indépendante de l’archipel (les îles de Grande Comore, Anjouan et Mohéli, Mayotte étant toujours sous administration française). D’autres sources contestent ce chiffre, qu’elles jugent « exagéré », et estiment que seulement 15 % de la population aurait accès à l’eau potable. Quoi qu’il en soit, l’eau semble n’avoir jamais été une priorité pour les régimes qui se sont succédé ces vingt dernières années.
Des conséquences très concrètes
Ngazidja compte un peu plus de 400 000 habitants. En dehors de Moroni et de sa périphérie, très peu de villages sont raccordés au réseau d’eau. Les habitants de la Grande Comore ont l’habitude d’intégrer, dans la construction de leur maison, une citerne (pour les classes les plus aisées) et des gouttières afin de collecter l’eau des pluies. Sauf qu’il pleut de moins en moins. « 2022 est la quatrième année la plus sèche jamais enregistrée depuis 1979 », explique Ahmed Youssouf Abdou, directeur technique de la météorologie. Un déficit de pluie qui concerne l’ensemble de l’archipel. « Les Comores ont enregistré une baisse de la pluviométrie moyenne annuelle de 2,9 % depuis 1981, conjuguée à une hausse de la température moyenne annuelle de 0,2 degré Celsius », indique Abida Abdallah, chargée de la prévision saisonnière à la météo. Ici, le dérèglement climatique a des conséquences très concrètes.
Ainsi, Moroni et sa périphérie connaissent, comme Mayotte, des pénuries cycliques d’eau potable. Pourtant, le sous-sol de la Grande Comore regorge de ce précieux liquide. Le problème n’est ainsi pas le même qu’à Mayotte, où les ressources sont faibles. « On parle de mégatonnes de mètres cubes dans notre sous-sol. Le réseau Sonede de Moroni tire quelque 14 000 m3 par jour. Une quantité minime », affirme l’hydraulicien Yahaya El Bakri Said Omar, employé au ministère de l’Eau. Ce qui est en cause, outre la sécheresse, c’est la vétusté du réseau de la Sonede.
La dernière crise dure depuis quatre mois. « Nous menons des travaux sur les réservoirs de stockage qui impactent la distribution de l’eau », justifie Mohamed Maecha, un responsable technique de la Sonede. En attendant la fin des travaux, les habitants s’organisent comme ils peuvent pour s’approvisionner.
« Nous nous lavons le moins possible »
Ce 25 octobre, au plus fort de la crise, Fourahati Subira attend son tour depuis plus d’une heure devant le point d’eau encore fonctionnel de la capitale, dans le quartier Omar Kassim, dans le centre de Moroni. Le soleil tape fort, certains transpirent déjà à grosses gouttes. Des six robinets disposés de part et d’autre d’un muret coule un mince filet d’eau. Le débit est faible. Pour remplir un jerrycan de 20 litres, il faut patienter de très longues minutes. Ceux qui veulent se désaltérer ne sont pas tenus de faire la queue. Alors très souvent, une main comme surgie de nulle part tient fermement une bouteille d’un litre qu’elle place entre le bidon et le filet d’eau, interrompant encore et encore le lent remplissage.
Enfin vient le tour de la jeune femme d’allure robuste aux mains calleuses et à la voix chaleureuse. « Tous les deux jours depuis trois mois, je viens faire mon stock d’eau ici. C’est pénible parce que je n’ai droit qu’à cinq bidons de 20 litres alors que je vis avec mes quatre enfants et ma mère », glisse-t-elle calmement. La quantité minimale d’eau recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est de 50 litres par jour et par personne « pour vivre décemment ». Fourahati et sa famille en sont très loin. Comment font-elles pour vivre avec aussi peu d’eau ? « Nous nous lavons le moins possible. Il nous arrive également de manquer nos prières », reconnaît la jeune femme qui, comme une écrasante majorité de Comoriens, est musulmane pratiquante. « L’eau est utilisée pour le strict nécessaire. Il faut qu’on nous vienne en aide, nous n’en pouvons plus », implore-t-elle.
Tout à coup, une ride barre son front lisse et légèrement bombé après avoir consulté l’horloge de son smartphone. Le temps presse : dans moins d’une demi-heure retentira la sonnerie annonçant la fin des cours de ses enfants. Elle devra aller les récupérer. « Et leur père ? » Haussement d’épaules qui se passe de commentaire.
Ce jour-là, Fourahati a de la chance. Elle trouve un « auto-stop » qui propose de les déposer elle et ses bidons dans son quartier. Prestement, elle se baisse et soulève les bidons un à un pour les déposer dans le coffre de la voiture de son bienfaiteur. « Il vient de me faire économiser un peu plus de 2 euros. Les taximen font payer 1,5 euro les cinq bidons », murmure-t-elle. Il n’y a pas de petites économies.
Un ciel désespérément sec
Le bon samaritain la dépose au bord de la route et s’en va dans un nuage de poussière. Fourahati aligne ses jerrycans sur la chaussée. Sa maison est située un peu plus bas, presqu’au bout d’un chemin pentu. Du fond de son sac, elle retire une étoffe. Rapidement, elle l’enroule, la tapote avant de la poser sur sa tête. Elle fait le reste du chemin à pied, la démarche un peu chaloupée par le bidon en équilibre sur son crâne protégé par le tissu violet. Une corvée à laquelle elle se soumet à cinq reprises avant d’aller récupérer ses enfants.
Fourahati habite à Château, un quartier du sud de la capitale ainsi nommé en raison de la présence d’un réservoir d’eau situé non loin de là. Sa maison en feuilles de tôle mangées par la rouille jouxte la villa d’un ancien élu de la République tombé en disgrâce. Comme l’écrasante majorité des Grands-Comoriens, elle n’est pas raccordée au réseau de la Sonede. Mais, quand tout va bien, elle utilise la rampe d’eau située non loin de chez elle. « Je n’ai qu’à marcher quelques minutes et c’est bon. Même s’il n’y a pas de programme pour les tours d’eau, la fourniture ici est plus sûre, explique-t-elle. Parfois, pour prendre une douche ou laver nos habits, nous allons puiser de l’eau dans la citerne de l’ancien élu. Sauf qu’elle est vide en ce moment. » Le ciel est désespérément sec alors que kashkazi, la saison des pluies, devrait avoir commencé depuis plus d’une semaine.
La jeune femme réside pourtant dans la partie la mieux lotie de Moroni. Celle qui, en période normale, reçoit de l’eau plus ou moins régulièrement. « Les habitants du sud de la capitale sont alimentés grâce au réseau de refoulement. Ce qui fait que chaque fois que l’eau est pompée, ils en reçoivent. Ceux qui sont au nord doivent attendre que les réservoirs soient remplis avant d’être desservis », explique Mohamed Maecha, notre interlocuteur de la Sonede. Souvent, ceux-là attendent très longtemps, parfois des mois, avant que le réservoir soit rempli.
Un « naufrage » en lieu et place de « l’émergence »
Le 27 octobre, Adrikni, un mouvement de femmes de la capitale exaspérées par la pénurie d’eau et d’électricité – les coupures sont fréquentes –, a appelé à un rassemblement après la prière du vendredi, au niveau de la plus ancienne mosquée de la capitale qui trône dans le quartier historique de Badjanani. Ce jour-là, quelques femmes commencent à investir le bangwe, la place publique traditionnelle réservée aux hommes. Elles sont munies d’une bouteille, d’une bougie ou d’un bidon. La force publique est déployée. Pas moins de cinq pick-up stationnent non loin de là. À l’ombre de l’emblématique badamier de la place, les manifestantes lisent le Coran. Peu après, elles scandent : « Nous voulons de l’eau ! Nous avons soif ! » Un camion-citerne passe sous les huées de la foule. La marche sera finalement empêchée par les gendarmes.
Peu après l’annonce de la manifestation lancée par Adrikni, le ministère de tutelle, soucieux de calmer une situation potentiellement explosive, avait réquisitionné quelques camions-citernes pour distribuer le précieux liquide dans la capitale. Les véhicules ont ainsi stationné dans les quartiers les plus durement touchés par la pénurie, comme la Médina. Les habitants étaient invités à venir faire leur stock d’eau gratuitement.
La vue des camions-citernes stationnant à l’entrée de la vieille ville, des bidons alignés sur les pavés, a suscité un certain choc. « C’est manifestement à Moroni-Mtsangani [un des quartiers de la Médina, NDLR]. Deux images en une : celle du prestige qui fut pour ce pays, symbolisé ici par la finesse de l’architecture de la mosquée construite au XVe siècle déjà et celle du naufrage en lieu et place de l’émergence annoncée », a réagi sur Facebook Ali Moindjié, un journaliste à la retraite. Azali Assoumani promet « l’émergence des Comores à l’horizon 2030 »...
Une denrée rare et chère
La Sonede affirme avoir 16 000 clients à Ngazidja. En décembre 2022, le directeur technique de la société publique, Abdillah Mze Ali, avançait le chiffre de 7 600 abonnés, précisant que « le fichier devait être mis à jour puisque beaucoup de clients résident dans des zones qui ne sont plus desservies en eau ».
Dans ce contexte, un nouveau métier a vu le jour ces dernières années, notamment à Moroni : livreur d’eau en bidon. Dans des camionnettes, des fourgonnettes ou des motos, les vendeurs d’eau livrent dans tous les quartiers de la capitale. Très tôt le matin, ils se rendent à la station de pompage de Vouvouni, à quelques encablures de Moroni, pour remplir leurs récipients. Mais en cette période de crise, la demande est si forte qu’ils ne parviennent plus à la satisfaire. Les vendeurs d’eau se sont même organisés, formant le Syndicat du château d’eau de Vouvouni. Quand ce syndicat annonce une grève, Moroni retient son souffle. Près de 900 m3 sont ainsi collectés chaque jour par quelque 80 camions-citernes « appartenant en majorité à des particuliers, des entreprises privées et publiques, et à l’Armée nationale de développement », indique une source évoluant dans le secteur de l’eau. Les 13 m3 sont vendus aux particuliers 130 euros – une fortune dans ce pays où il n’existe pas de salaire minimum, mais où beaucoup perçoivent moins de 100 euros par mois.
Amina Mohamed habite elle aussi dans une maison en tôle, encastrée entre deux maisons en dur, dont l’une est en construction. Elle vit au nord de la capitale. Pour avoir de l’eau ces derniers temps, elle doit l’acheter. « Je me fais livrer dix bidons tous les trois jours – enfin quand ça marche car parfois je les appelle en vain. Dans ces conditions, nous attendons généralement d’être au village le week-end pour nous doucher », regrette-t-elle. Une fois, un voisin est venu la réveiller à minuit pour lui dire que l’eau coulait d’une fontaine située non loin de chez elle. « J’ai réveillé mes enfants en leur enjoignant de faire le moins de bruit possible. À pas de loup, nous avons rempli nos récipients. J’en ai un peu honte maintenant, mais à ce moment j’avais juste peur de manquer d’eau si le voisinage venait à faire la même chose que moi », reconnaît cette mère de trois enfants, vendeuse de galettes sucrées.
La station de Vouvouni pompe quotidiennement 14 000 m3 « avec une perte estimée à 60 % », selon les chiffres communiqués par la Sonede, à cause notamment « de la vétusté du réseau, des forages dans le réseau de refoulement ou de la gratuité des bornes fontaines ». « N’eût été les pertes et la vétusté du réseau de distribution, la quantité d’eau produite par les stations de pompage de la Sonede aurait pu suffire, à raison de 100 litres par habitant et par jour pour 150 000 habitants. On estime aujourd’hui entre 80 000 et 120 000 le nombre de personnes vivant dans la capitale », précise l’hydraulicien Yahaya El Bakri Said Omar. Qui prévient : « Si rien n’est fait, les pertes iront crescendo. »
Un réseau dépassé
Face à ce désastre, ceux qui ont les moyens et la place construisent des citernes, installent des gouttières pour collecter les eaux pluviales, des réservoirs et des surpresseurs pour faire monter l’eau. « La citerne m’a coûté 6 000 euros, la gouttière 300 euros », déclare une pimpante quadra habitant une belle maison à deux étages fleurant bon le jasmin, située dans la banlieue nord de Moroni. Avant cet investissement, elle payait « 135 euros toutes les trois semaines pour 13 m3 d’eau ». Maintenant, elle attend qu’il pleuve pour remplir sa citerne. Sinon, elle sera contrainte de faire à nouveau appel à un camion-citerne.
« Toute la superficie de l’île sert de collecteur. Nos nappes phréatiques se portent très bien », rappelle Yahaya El Bakri Said Omar. Le problème est ailleurs : dans les années 1970-1975, quand le réseau de Moroni se construisait, la ville comptait à peine 35 000 habitants ; aujourd’hui, elle en compte au moins le triple sans que les infrastructures aient suivi le rythme de cette explosion démographique. Selon lui, le déséquilibre a notamment commencé avec le rapatriement de 18 000 Comoriens en 1976 après le massacre de Majunga, à Madagascar1. « Les “Sabena” [surnommés ainsi en référence à la compagnie aérienne belge qui a assuré leur rapatriement, NDLR] ont été envoyés dans les campagnes, alors qu’ils étaient très majoritairement citadins. Dès que la révolution du président Ali Soilihi a pris fin, avec son assassinat par le mercenaire français Bob Denard en 1978, ils sont venus s’installer à Moroni où on a vu l’apparition de petites maisons en tôle », raconte l’expert.
Dans les années 1990, avec le déclin de l’école publique, beaucoup de parents ont décidé de venir s’installer à Moroni afin d’inscrire leurs enfants dans le privé. Les capacités du réseau ont vite été dépassées, occasionnant de nombreux dysfonctionnements qui attendent encore d’être résolus. Pourtant, les projets ne manquent pas : il y a celui financé à hauteur de 50 millions de dollars par le Fonds vert pour le climat ; celui relatif à la Réhabilitation du réseau d’adduction d’eau potable de Moroni et ses environs financé par les Saoudiens à hauteur de 5 millions de dollars ; le Projet pour la gouvernance du secteur promu par l’Agence française de développement (AFD) pour un montant de 5 millions d’euros…
Mais la volonté politique, elle, fait défaut. « En réalité, l’eau n’a jamais été une priorité pour les pouvoirs publics, contrairement à l’électricité. Vous verrez qu’il y a plusieurs projets de partenaires pour améliorer la fourniture aqueuse mais l’État ne dispose d’aucune politique qui lui est propre, avance sous anonymat un ingénieur en hydraulique. Le directeur général adjoint de la Sonede est un huissier de justice, le directeur technique, un chimiste, et cela continue ainsi. Que voulez-vous faire avec ça ? Résoudre quoi ? Les Moroniens vont souffrir encore longtemps. Sauf s’il y a un engagement de la part des agents de la Sonede à tout mettre en œuvre pour réduire au maximum les fuites. Encore faudrait qu’ils aient les moyens et les outils pour les détecter. »
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1Ce massacre perpétré en décembre 1976 dans la ville de Majunga (nord-ouest de Madagascar) contre les ressortissants comoriens, consécutif à une querelle de voisinage, aurait fait plus de 500 morts et a entraîné le rapatriement dans l’urgence de plus de 15 000 Comoriens.