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En Côte d’Ivoire, la migration en chantant

Analyse · Zouglou, coupé-décalé, reggae : au fil des générations et des styles musicaux, les artistes ivoiriens n’ont cessé de promouvoir la migration vers l’Europe, en dépit des dangers et des désillusions. Un phénomène qui, encore aujourd’hui, joue sur l’imaginaire collectif de la jeunesse.

L'image présente un groupe de quatre personnes se tenant sous un pont, avec des colonnes en pierre sur les côtés. À gauche, une femme porte une chemise en denim et un jeans serré, affichant une posture confiante. À côté d'elle, un homme avec un look musclé, portant un tee-shirt noir, se distingue par ses lunettes de soleil et sa barbe. Il est entouré de deux autres femmes. L'une d'elles a les cheveux longs et noirs, vêtue d'un haut noir et d'un jeans. Elle se tient légèrement penchée, adoptant une attitude détendue. La dernière personne est un homme avec des cheveux colorés, aussi habillé de manière décontractée, tenant un appareil dans ses mains. L'environnement donne une ambiance urbaine, renforcée par le béton et les ombres créées par la structure du pont.
La star du coupé-décalé, DJ Arafat (deuxième en partant de la gauche) et ses «  amazones de Paris  », en 2018.
© Facebook DJ Arafat

La musique populaire est un véritable outil de communication en Côte d’Ivoire. À travers elle, on dénonce, on sensibilise, on éduque, on s’évade, on revendique… Elle est ainsi perçue comme le reflet de la société ivoirienne. Tous les thèmes y sont abordés : la politique, l’économie, la santé…

La migration en Occident, et la figure du migrant qu’elle produit, occupe une place importante dans cet univers musical. De nombreux artistes s’en sont inspirés, de François Lougah (à travers la description de ses difficultés parisiennes et sa nostalgie du pays) dans les années 1970, à Douk Saga dans les années 2000, en passant par DJ Arafat, Yodé et Siro, le groupe Les Salopards ou encore Magic System. L’Occident (le « Beng »), la migration et le migrant (le « binguiste ») sont différemment évoqués et mis en scène, notamment dans trois genres musicaux très populaires : le zouglou, le reggae et le coupé-décalé.

Dans le zouglou, de la fascination à la désillusion

Le mot « zouglou » provient de la langue baoulé (ethnie du centre de la Côte d’Ivoire) et signifie : « entassés comme un tas d’ordures ». Ce terme aurait été employé dans les années 1990 « pour designer la promiscuité dans les chambres des cités universitaires dans lesquelles les étudiants se retrouvaient parfois à cinq ou six »1. Au fil des ans, il s’est mué en véritable outil de contestation. Se faisant le porte-parole d’une population désarçonnée face aux conséquences des programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI, il a mis en avant les aspirations d’une jeunesse qui a commencé à rêver d’ailleurs.

Nombre d’artistes zouglous ont ainsi décrit l’Occident sous ses plus beaux aspects. Les clips vidéo de plusieurs de ces artistes ont pour décors des images de l’Occident. Certains manifestent leurs désirs de s’y rendre pour voir de leurs propres yeux ce « paradis sur terre », vanté notamment dans la chanson Paris (2000) des artistes Yodé et Siro :

Depuis on est petit, on nous parle de Paris
Un pays de rêve
Pays de loisir
Un paradis sur terre !

L’expression « on nous parle de Paris » peut renvoyer aux récits de proches, d’amis ou de parents ayant émigré en Europe. Elle peut aussi faire allusion au flot abondant et ininterrompu de films et de clips musicaux européens sur les écrans des foyers ivoiriens. L’artiste Dezy Champion quant à lui, exprime dans « Allons à Paris » le fait que mourir sans voir l’Europe est inconcevable :

Allons à Paris
Allons à Paris
Allons à Paris
Depuis ton enfance là, avion passe au-dessus de ta tête
Tu as grandi tu montes pas dans avion
Jeune homme allons à Paris
C’est vrai mon frère mourir sans voir l’Europe
Oui quitter ce monde sans visiter Paris en tout cas tu es mon gaou
Ton frère est en Europe, tout le temps, il va t’appeler allô, allô, allô mon petit
Petit on dit quoi au pays, Je dis on dit quoi au pays ?
Grand frère tout va bien, le quartier ne parle que de toi
Mais grand frère, j’ai un peu d’argent, je veux te rejoindre là-bas à Paris
Le grand frère te dira, petit Paris est dur, grand frère tu dis Paris est dur, mais toi tu fais quoi là-bas.

L’artiste relate ici une conversation entre deux frères : l’un se trouve en Europe, l’autre en Côte d’Ivoire. Face aux arguments du grand frère concernant la difficulté de la vie à Paris, le petit frère réplique que si la vie à Paris est dure, pourquoi ne rentre-t-il pas ? Une question majeure que se posent nombre d’Ivoiriens restés au pays.

Dans le cadre de tournées musicales en Europe au tournant des années 2000, de nombreux artistes zouglous verront de leurs propres yeux les conditions de vie précaires des exilés africains. Ce contact avec la réalité, ajouté à la multiplication des expulsions vers l’Afrique, impactera leurs écrits. De la description d’un lieu paradisiaque, où l’on est censé jouir des bienfaits de la société de consommation, on passe à une critique virulente des politiques d’expulsion menées par les États européens, et à la mise en garde contre toute aventure hasardeuse et mal planifiée d’un voyage en Europe et du choc culturel qui pourrait en découler.

« Paris est dur comme caillou »

Yodé et Siro relatent ainsi leur rencontre avec un « sans domicile fixe » (SDF) en France dans une chanson ayant pour titre Paris et pour refrain : « gninzé pitié » en bété], Paris est dur comme caillou » :

Petit Yodé et l’enfant Siro à Paris dans l’intention de caler2
Premier pas dans le métro, un Blanc en face de moi
Il me dit ceci : « excusez-moi de vous déranger durant votre voyage.
Je suis un jeune Français au chômage.
J’aimerais un franc ou deux pour manger ou dormir au chaud.
Celui qui n’a rien, un sourire sera le bienvenu ».
Bouche ouverte, étonné de voir un Blanc me racketter
Dja Blanc demande l’argent
Un Blanc moisi dans son propre pays
Mon frère Abidjan est mieux.

Selon Germain-Arsène Kadi, cette chanson met en évidence l’écroulement du mythe de l’Occident. Elle « constitue un moment important de la démythification de l’Occident, traduite à travers l’aveu “mon frère Abidjan est mieux” »3.

Le célèbre groupe Magic System contribue à cette démythification. Dans sa chanson Un Gaou à Paris4, qui a fait le tour du monde, ce groupe met en lumière le choc culturel auquel doit faire face un immigré ivoirien se rendant pour la première fois à Paris. L’arrivée, qui devrait être un moment de joie pour l’immigré, s’apparente à une descente aux enfers :

Mon rêve était d’aller à Paris,
Je ne savais pas ce qui m’attendait
Un gaou à Paris ça faisait pitié
Je vis à dans Abidjan 34°, arrivé à Paris 2°
Tellement le froid m’a limé, j’ai oublié Abidjan
Tu fumes pas, fumée sors dans ta bouche
La souffrance ne fait que commencer
C’est quel pays où il n’y a pas bonjour
Tout le monde est pressé, chacun dans son chacun
À Paris y’a pas mon frère donne-moi crédit
On n’a qu’à se débrouiller, on est venu en détail
Pour avoir leur papier on souffre, arrivée là-bas on souffre, souffrance dans souffrance
On quitte chez nous avec beaucoup d’argent, arrivé là-bas ça devient petit
Dieu les voit
Là-bas tout est machine oh
Même pour payer manger
Tu parles avec machine oh
Pour avoir papier à Paris
Je dis c’est dur, c’est compliqué, ivoirien devient malien, ghanéen guinéen, togolais gambien.

Ces paroles, au-delà de leur caractère ironique, évoquent un mythe de l’Europe qui s’effondre peu à peu pour le nouvel arrivant. D’abord le froid et le mode de vie occidental, où on ne se salue pas forcément. Puis l’individualisme et la différence de niveau de vie. Et enfin le parcours du combattant pour se faire régulariser.

D’autres s’inscrivent dans la même veine que Magic System. À l’image de Soum Bill, qui, avec le titre de sa chanson Mondialisation (2002), décrit l’Occident comme une terre promise, mais dont on est vite désenchanté :

À cause de la mondialisation les pays pauvres deviennent de plus en plus pauvres
À cause de la mondialisation les pays riches deviennent de plus en plus riches
On court tous vers la terre promise dans l’intention de réussir
On court tous vers la terre promise dans l’intention de réussir
Mais une fois tu vas chez eux, tu vas comprendre, que c’est pas du gâteau
L’Europe ça brille, mais l’Europe c’est pas de l’or.

L’artiste met aussi l’accent sur la fascination pour les « binguistes » qui s’effrite au contact de la réalité :

Quand les vieux pères venaient avant avec les teints cirés partout
Quand ils passaient devant toi ça sentait jeton oh
Tout le monde voulait devenir Binguistes oh
Paris se trouve dans la bouche mais réalité va te dja.

L’image de l’Europe « terre promise, terre d’abondance » est ainsi sévèrement remise en cause par les artistes zouglous, après avoir été tant vantée. Mais bientôt, un nouveau style musical va faire revivre le mythe de l’Occident, qui avait peu à peu disparu. Il s’agit du coupé-décalé.

Avec le coupé-décalé, le mythe de la migration réussie

Le coupé-décalé est né de rencontres entre jeunes migrants ivoiriens qui se faisaient appeler la Jet-7 et fréquentaient les boîtes de nuit parisiennes de la diaspora ivoirienne dont « L’Atlantis »5. Les circonstances de la création de ce groupe sont évoquées dans un clip vidéo réalisé par cette Jet-7, dont deux des fondateurs, Boro Sanguy et Lino Versace, sont au premier plan (voir ci-dessous).

Quant au contexte de son apparition en Côte d’Ivoire, il est relaté par Douk Saga, le président de la Jet-7 :

19 septembre 2002, le malheur venait juste de frapper la Côte d’Ivoire
Des coups de fusil par ci, des canons par là
Tous étonnés on nous annonce la mort de Boga6, Marcellin Yacé7 et du général Gueï8
Des centaines de personnes sont tombées cette nuit-là
On était choqués, on a beaucoup pleuré, ça faisait pitié, on était tous abattus
Comme le messie arriva un jeune homme avec son bataillon armé de joie et gaieté
Comment il s’appelle Doukouré Stéphane9 ? Qu’est-ce qu’il a créé ? La sagacité
On l’a critiqué, on l’a insulté, pour finir tout le monde a sagacité
Il a mis la joie dans nos cœurs, il nous fait oublier nos soucis
« Oui je suis l’ambassadeur de la joie en Côte d’Ivoire
Le messie de la joie en Côte d’Ivoire »
Il a mis la joie dans nos cœurs, il nous fait oublier nos soucis.

Le coupé-décalé est une réponse à la tristesse causée par la guerre. « Si la crise des années 1990 a produit son aîné le zouglou, le coupé-décalé, bien que contemporain de la guerre civile qui a déchiré la Côte d’Ivoire en 2002, n’a pas les mêmes ambitions que le zouglou […]. C’est une philosophie de la paix par l’hédonisme, par le consumérisme exacerbé, par la fièvre de l’achat, la dépense convulsive et le délire fiduciaire », indique un collectif de chercheurs10.

Quant aux profils des fondateurs de la Jet-7, tous ont en commun le fait d’avoir migré vers l’Europe, et notamment la France. « Si les protagonistes du coupé-décalé se vantent de leur facilité d’accès à la société de consommation, le moyen d’y parvenir est le déplacement vers l’Europe. Ceux qui travaillent sont ainsi toujours de ceux qui, à un moment de leur vie, ont décidé de partir. Leur musique cependant ne parle que du retour. Face à la rentrée héroïque que célèbre le “travaillement” (qui consiste à esquisser des pas de danse en distribuant des billets de banque à l’assistance), les conditions du départ n’importent plus. Aucune des chansons ne les évoque, seule compte la réussite qui s’ensuit », précise Dominik Kohlhagen11.

Se débarrasser du statut de cadets sociaux

L’on soupçonne les coupeurs-décaleurs d’être des adeptes de la fraude 419 (aussi appelée scam 419 ou arnaque nigériane)12. Eux s’en défendent. Mais aucun des membres de la Jet-7 n’a pu dire d’où provenaient les fonds qui leur ont permis de débuter. En nouchi et en français populaire, « coupé » signifie « arnaquer » et « décalé », « prendre le large », « s’enfuir » ou « partir ». Le consumérisme exacerbé, la fièvre de l’achat et de la dépense compulsive sont mis en scène dans les clips vidéo des coupeurs–décaleurs et à travers le « travaillement ».

« Dans les vidéoclips des chansons, les références à l’argent, à l’apparence et au gaspillage abondent, explique Kohlhagen. Les coupeurs-décaleurs, souvent en groupe, s’approprient les lieux les plus prestigieux des capitales européennes, grandes avenues, monuments illustres. Quant à la population blanche, elle est reléguée en toile de fond. Dans le vidéoclip qui accompagne la chanson fondatrice de la Sagacité, Douk Saga déambule avec son groupe dans des galeries marchandes parisiennes et sur les Champs-Élysées en distribuant des billets de 100 euros à des femmes blanches ». Les coupeurs-décaleurs évoquent leur périple en Occident en citant plusieurs capitales : Paris, Londres, Bruxelles, Genève et New York. Cependant, ils font aussi référence à leurs origines ivoiriennes en citant des villes telles que Abidjan, Yamoussoukro et Daloa. Le coupé-décalé est une musique cosmopolite, de même que ses concepteurs. La migration y apparaît comme un moyen de réalisation de soi, qui permet de se débarrasser du statut de cadets sociaux.

La migration s’apparente à une partie de chasse dans laquelle les biens accumulés représentent le gibier. Et le migrant (le chasseur) devient héros au moment de son retour dans son pays. La dépense ostentatoire des biens (le gibier) cumulés en migration une fois de retour au pays prouve que la chasse (migration) a été bonne ou réussie. Les coupeurs-décaleurs sont des héros nationaux. D’ailleurs, l’une des chansons de Douk Saga s’intitule Héros national bouche-bée :

Au-dessus d’une montagne, il y a toujours un sommet
Je suis le sommet des sommets, le sommet de l’Himalaya
Les gens n’aiment pas, mais les gens avancent toujours
C’est moi le président, le président Douk Saga
Premier très très fort de sa génération
D’autres m’appellent la légende vivante

La réussite migratoire s’inscrit dans l’exposition ostentatoire des biens acquis, mais aussi dans tout un ensemble de langages imagés.

Distributeurs d’espoir

L’ex-icône du coupé-décalé décédé en 2019, DJ Arafat, jouait aussi sur l’image du « ici » et de l’« ailleurs » à travers ses clips. Lorsqu’il voulait cultiver son image de dur à cuire et se rapprocher ainsi de ses fans des quartiers populaires d’Abidjan, il n’hésitait pas à tourner des clips dans lesquels il exhibait des armes de guerre dans ces quartiers (voir ci-dessous). En revanche, lorsqu’il affichait ses ambitions de réussite, le décor était tout autre : le clip était réalisé à Paris, devant la Seine et la tour Eiffel.

Cette musique s’adresse avant tout aux jeunes. Dans le contexte de guerre civile, Douk Saga et ses amis sont des « distributeurs d’espoir », selon l’expression de Jesper Bjarnesen. Pour ce dernier, « la redistribution de l’espoir de succès désamorce les tensions, et plonge les consommateurs de ces messages dans le “temps d’attente passif de l’espoir” »13. Le message des coupeurs-décaleurs fait bien sûr rêver, donne de l’espoir, mais il n’insiste pas sur le fait d’une attente passive de meilleurs jours à venir (le retour de l’État-providence ou d’une prise de conscience des élites concernant les souffrances des masses), comme cela pourrait être le cas du zouglou. Douk Saga le dit :

Il faut lutter, il faut se battre
Il faut batailler pour arriver là-bas
On ne s’assoit pas, on ne compte pas sur les parents
On compte sur soi-même pour devenir ce qu’on est aujourd’hui
Il faut travailler, car le travail, à la fin, ça se récompense, ça se paye.

Si on ne s’assoit pas, il va falloir bouger mais pour aller où ? Certainement pas dans les pays limitrophes de la Côte d’Ivoire. Au contraire, la Côte d’Ivoire demeure un pays d’immigration pour les ressortissants de la sous-région. C’est donc en Europe qu’il va falloir faire le voyage. Les itinéraires de réussite des coupeurs-décaleurs sont ceux d’individus qui ont provoqué le destin à un moment donné. Des jeunes qui ont conjuré le mauvais sort par la migration. Préoccupés à célébrer leur retour, ils ne dénoncent pas les rapports asymétriques entre l’Occident et l’Afrique, comme le font les reggaemen.

Le reggae, un moyen de sensibiliser sur le futur de l’Afrique

La Côte d’Ivoire est un pays de reggae et est connue pour son célèbre village rasta situé dans la périphérie d’Abidjan, à Vridi. Les reggaemen en Côte d’Ivoire dénoncent, protestent et sont parfois contraints à l’exil. Ce fut le cas de Tiken Jah Fakoly dans les années 2000. « Un reggaeman qui ne s’intéresse pas à la politique devrait faire du zouk », affirmait-il en 202214.

À l’image des zougloumen, qui dénoncent les conditions de vie difficiles des immigrés en Europe, et en guise de protestation contre les violences policières aux frontières de l’Espagne en 2006, Tiken Jah Fakoly et le rappeur français d’origine comorienne Soprano écrivent une chanson intitulée Ouvrez les frontières. Dans ce featuring, ils dénoncent les inégalités concernant les libertés de circulation entre l’Afrique et l’Occident. Tiken Jah Fakoly s’inscrit dans la dichotomie entre les Occidentaux (« vous ») et les Africains (« nous ») :

Ouvrez les frontières
Ouvrez les frontières
Vous venez chaque année
L’été comme l’hiver
Et nous on vous reçoit
Toujours les bras ouverts
Vous êtes ici chez vous
Après tout peu importe
On veut partir alors
Ouvrez-nous la porte. Ouvrez les frontières, ouvrez les frontières, ouvrez les frontières
Du Cap à Gibraltar.
Nous sommes des milliers
À vouloir comme vous
Venir sans rendez-vous
Nous voulons voyager
Et aussi travailler
Mais nous, on vous a pas refusé le visa
Vous avez pris nos plages
Et leur sable doré.
Mis l’animal en cage
Et battu nos forêts
Qu’est-ce qu’il nous reste
Quand on a les mains vides
On se prépare au voyage et on saute dans le vide.

Quant à Soprano, il se lance dans une description idyllique de l’Occident digne des premiers zougloumen peu avant leur immigration. Il met en évidence le lien entre incertitude, aspiration et espoir :

Nous aussi on veut connaître la chance d’étudier
La chance de voir nos rêves se réaliser
Avoir un beau métier, pouvoir voyager
Connaître ce que vous appelez liberté
On veut que nos familles ne manquent plus de rien
On veut avoir cette vie où l’on mange à sa faim
On veut quitter cette misère quotidienne pour de bon
On veut partir d’ici car nous sommes en train de péter les plombs !
Ouvrez la porte, ici, on étouffe
On est plein à vouloir du rêve occidental
Ouvrez la porte, ici, la jeunesse s’essouffle
Ne vois-tu pas que pour nous c’est vital !

Selon Yao Assogba et Lucie Fréchette, « étudier la migration des jeunes, c’est aussi parler des dynamiques individuelles où les besoins, les aspirations, les vulnérabilités, les rêves de vie, les rapports à la famille et à la communauté locale sont en interaction pour établir des choix dont celui de migrer ou non »15.

Un fantasme permanent

Une autre star du reggae ivoirien, Ismaël Isaac, s’est emparé de la question de la migration clandestine. Dans un album paru en 2014 avec pour titre Je reste, il consacre une chanson avec le rappeur français Mokobé intitulée « Lampedusa ». La partie chantée par Ismaël Isaac est le déroulé du quotidien d’un jeune en situation de précarité, avec son lot de frustrations :

Oui, chez moi les jours se suivent et se ressemblent
Comme beaucoup de jeunes Africains
J’ai l’impression que mon avenir se trouve derrière moi
Encore un autre jour, oui aujourd’hui je fais mon sac
Ma décision est prise
Plutôt la mort dans la mer, que la honte devant ma mère
Une mère qui toutes ces années s’est saignée pour un fils
Aujourd’hui à peine capable, ne fout rien dans le quartier
Encore un autre jour
Ma tombe sera à Melilla, Ceuta ou Lampedusa
De toutes les façons je suis un cabri mort chez moi
Plutôt la mort dans la mer, que la honte devant ma mère
Ma décision est prise, je m’en vais (je m’en vais)
Dans le passé c’était l’homme blanc qui nous envoyait de force à Babylone
Aujourd’hui qu’ils n’ont plus besoin de nous,
C’est nous qui voulons aller là-bas.

Ismaël Isaac pointe l’immobilisme existentiel des jeunes et le contrôle social de plus en plus omniprésent qui justifient le départ en dépit des dangers de la route. Le terme « cabri mort » est une expression ivoirienne pour désigner quelqu’un qui n’a rien à perdre, un désespéré prêt à tout.

Puis il prend un virage à 360° en s’inscrivant dans une posture revendicative : « Il faut que ça change. Il faut que nous changions les choses. » Et il finit par une note d’espoir chargée de symbole : « Le soleil va se lever » pour chasser les ténèbres de l’obscurité et annoncer des jours meilleurs. Tout en exhortant les jeunes Africains à ne pas fuir.

Mokobé, quant à lui, s’attelle à une description du périple en pleine mer, avec un accent mis sur les phases psychologiques du processus migratoire. Mais avant cela, il aborde la question de la nostalgie qu’éprouve le candidat à l’exil au moment de laisser sa terre :

J’aurais préféré gérer ma terre
Mon départ est amer
Je pleure la famille j’embrasse une dernière fois ma mère
Me voilà dans une embarcation de fortune j’suis crispé
Je risque la mort mais ma famille a besoin d’argent
La peur m’envahit la mer s’agite. 

Au cours de cette étape, « l’individu est censé se défaire de certaines choses affectives, matérielles et émotives »16. Mokobé insiste sur la dimension magico-religieuse du voyage migratoire (« Une prière que Dieu nous facilite »), à laquelle s’accrochent les individus en migration face aux incertitudes et aux situations compliquées.

Mais à quoi ces avertissements ont-ils servi ? Malgré toutes ces chansons consacrées à la migration depuis le début des années 1990, et en dépit de leur grande popularité, la jeunesse ivoirienne continue de fantasmer sur l’Occident. Le fait que ses idoles musicales ont toujours exporté leur talent à l’extérieur des frontières, et notamment en Occident, y contribue largement.

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1Aimée-Danielle Lezou Koffi, Amadou Ouattara, «  Une analyse des textes du Zouglou, musique urbaine de Côte d’Ivoire : vers une (re)définition du discours politique  », Revue du Gradis, n° 4, 2020.

2L’utilisation de ce terme en français populaire ivoirien signifie : «  rester dans un pays  » après l’expiration de son visa ou de son titre de séjour.

3Germain-Arsène Kadi, «  Un genre émergent en Côte d’Ivoire : la dualité de la représentation de l’immigration dans la musique Zouglou  », Revue de littérature comparée, n° 340, 2011.

4Gaou signifie en nouchi : «  une personne niaise, sans style vestimentaire, en retard sur les autres  ».

5Dominik Kohlhagen, «  Frime, escroquerie et cosmopolitisme. Le succès du “coupé-décalé” en Afrique et ailleurs  », Politique africaine n° 100 (4), 2005.

6Homme politique ivoirien et ministre de l’Intérieur assassiné à Abidjan le 19 septembre 2002, aux premières heures de la crise.

7Célèbre musicien ivoirien mort dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002 à Abidjan, tombé dans une embuscade à la sortie de son studio d’enregistrement.

8Ancien président de la République et ex-général de l’armée ivoirienne également assassiné le 19 septembre 2002 à Abidjan.

9Doukouré Stéphane Amidou étant le nom à l’état civil de Douk Saga, le président de la Jet-7.

10Josué Guébo (Coord). Arafat DJ. Histoire et légende d’une comète, L’Harmattan Côte d’Ivoire, 2022.

11Kohlhagen, D. (2005). op.cit.

12Il s’agit d’une escroquerie répandue sur Internet. Elle consiste à promettre l’obtention d’une grosse somme d’argent dans le futur, exigeant de la victime qu’elle communique des éléments d’identité bancaire ou qu’elle fasse un paiement en amont afin de permettre la réalisation du gain à venir.

13Jesper Bjarnesen, «  Zouglou Music and Youth in Urban Burkina Faso. Displacement and the Social Performance of Hope  », in Kleist, N. Thorsen, D. (eds). Hope and Uncertainty in Contemporary African Migration, Routledge, 2017.

14Morgane Le Cam, «  Un apéro avec Tiken Jah Fakoly : “Un reggae man qui ne s’intéresse pas à la politique devrait faire du zouk  !”  », Le Monde, 15 octobre 2022.

15Yao Assogba, Lucie Fréchette, «  Le concept d’aspiration et la démarche migratoire des jeunes  ?  » In Gauthier, M. (dir.) Pourquoi partir  ? La migration des jeunes d’hier à aujourd’hui, PUL/IQRC, 1997.

16Jean-Paul Mwenge Ngoie, La dépression chez les jeunes migrants subsahariens, L’Harmattan, 2020.