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« On ne peut pas faire cette traversée et se retrouver dans cette situation »

Entretien · Le porte-parole d’un collectif de mineurs non accompagnés à Marseille raconte leur lutte contre l’isolement, la déscolarisation et la défiance de l’État.

L'image montre un groupe de plusieurs hommes rassemblés dans un environnement urbain. Ils portent des vêtements variés, allant de parkas sombres à des vêtements traditionnels. Certains d'entre eux regardent dans des directions différentes, affichant une diversité d'expressions. Au centre, un homme est assis, jouant sur un tambour, ajoutant une ambiance musicale à la scène. Les autres semblent attentifs, créant une atmosphère de camaraderie et d'échange. L'image est en noir et blanc, accentuant les contrastes et les textures des vêtements et des visages.
Manifestation de l’Inter-collectif des Sans-Papiers d’Île-de-France à Paris, le 28 février 2025.
© Anne Volery

Les mineurs non accompagnés (MNA) s’organisent de plus en plus par eux-mêmes pour tenter de défendre leurs droits niés par l’administration française. En mars, Rapports de force, un site d’information sur les mouvements sociaux, évoquait l’émergence de collectifs de MNA. Ces mineurs étrangers isolés qui entrent et vivent sur le territoire français sans représentants légaux sont considérés comme vulnérables par la loi française et doivent, à ce titre, être protégés et pris en charge par les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Mais l’administration conteste souvent leur minorité, même en cas de possession de documents d’identité attestant de leur âge, et ils se trouvent alors livrés à eux-mêmes jusqu’à l’issue des recours engagés.

Commentant l’apparition de ces collectifs, Rapports de force écrit : « C’est un mode de lutte qui se multiplie ces derniers mois : les mineurs isolés, ces jeunes exilés arrivés seuls sur le territoire français, s’auto-organisent. Des collectifs de jeunes fleurissent dans plusieurs villes de France, inspirés par le modèle des jeunes de Belleville, à Paris. Manifestations, occupations de lieux, négociations en préfectures : ces mineurs prennent la parole par eux-mêmes, pour eux-mêmes, afin de revendiquer leur droit à la régularisation, à l’hébergement, à la santé ou encore à la scolarisation. ».1

Le premier collectif est né à l’initiative des jeunes dits « du parc de Belleville », à Paris, à la suite d’une occupation du parc par des MNA en recours et sans abri en septembre 2023. S’est ensuivi un effet boule de neige qui s’est propagé à Lille, Toulouse, Marseille, Rouen, Rennes, Clermont-Ferrand et Tours. À Marseille, le collectif Binkadi (« l’union fait la force », en malinké), né en 2024, s’est inscrit pleinement dans cette mouvance. Il milite pour la défense des mineurs non accompagnés en recours dans la grande ville du Sud. Quarante jeunes membres ont été mis à l’abri dans divers lieux d’hébergement après l’évacuation par la police du campement qu’ils avaient installé en juillet et août. En novembre, dans le cadre de la Journée internationale du droit des enfants, ils ont manifesté sur le Vieux-Port pour dénoncer leurs conditions de vie précaires. Ils seront en tête de cortège au cours de la Journée internationale des migrants, le 18 décembre 2025.

Khalif Traoré, membre du Collectif 1132, a interviewé Paul (nom d’emprunt3), un porte-parole de Binkadi âgé de 17 ans, en attente d’une expertise osseuse avant de revoir le juge des enfants. Dans cette rare prise de parole d’un mineur non accompagné, l’adolescent raconte la nécessité du collectif pour lutter contre l’isolement et le désespoir.

« Se faire reconnaître comme mineur est compliqué »

Afrique XXI : On observe un peu partout en France que les mineurs non accompagnés s’organisent pour lutter en faveur de leurs droits. À Marseille, comment cette idée est-elle née ?

Paul : À Marseille, faire reconnaître un jeune comme mineur est très compliqué. Avec l’aide de nos différents bénévoles et soutiens, on a compris que c’était nécessaire de lutter ensemble. Parce qu’on ne peut pas faire toute cette traversée et se retrouver, à la fin, dans une telle situation. C’est ainsi qu’on a créé ce collectif pour revendiquer nos droits. Les autorités accusent parfois ceux qui nous soutiennent de nous manipuler. Il fallait donc qu’on se fasse entendre directement.

Afrique XXI : Quelles sont vos revendications aujourd’hui en tant que mineurs étrangers isolés à la rue ?

Paul : Nous voulons un logement digne pendant la durée de nos recours4. Nous voulons aussi être scolarisés pour pouvoir suivre une formation professionnalisante et être pris en charge comme tout autre enfant.

Nous voulons que le département prenne ses responsabilités, qu’il considère nos documents d’identité5. Nos histoires comptent parce que c’est nous qui les avons vécues6. Nous ne sommes pas des voleurs, ni des bandits, comme ils le prétendent ; nous sommes en quête d’une vie meilleure et ils [le département, l’État, NDLR] ont l’obligation de nous protéger en tant qu’enfants. Nous voulons aussi que ceux qui nous évaluent soient mieux formés, parce que c’est notre avenir qui est en jeu.

« Et pourtant, nous existons »

Afrique XXI : Quelles sont vos stratégies de lutte pour faire entendre votre voix et faire respecter vos droits ?

Paul : Ils ont tendance à nous jeter comme si on n’existait pas, et pourtant, nous existons. Voilà pourquoi on s’est levés. Comme ils disent qu’ils ne savent pas, on va leur dire : « Il y a des jeunes que vous mettez dehors qui ont l’âge de vos enfants qui, eux, vivent dans le confort. » Ces jeunes-là vont à l’école malgré tout. On pourrait s’adonner à des pratiques indignes pour survivre. Or on a décidé de se regrouper et de revendiquer une vie digne.

Tout a commencé deux semaines avant les Jeux olympiques. Quand on a occupé l’église non loin du Vieux-Port, un endroit très touristique à Marseille, ils nous ont trouvé une solution rapidement. Car ils ne voulaient pas que les touristes voient ce spectacle. L’idée, c’est de montrer à tout le monde ce qui se passe. Il fallait montrer ce que la France nous fait, la différence entre ce que la France dit et ce qu’elle fait. Ceux qui doivent s’occuper de nous ne sont pas sérieux.

Afrique XXI : Quelles actions avez-vous menées et quels succès avez-vous enregistrés ?

Paul : La première action qu’on a conduite, c’était aux Réformés-Canebière, à la fontaine7. Ils venaient de nous donner des dates d’expulsion des deux squats où on vivait à Chartreux et à Réformés. On a donc essayé d’anticiper et d’interpeller les gens pour qu’ils nous soutiennent. La deuxième action, c’était l’occupation de l’église du Vieux-Port. Après ça, on a obtenu des places dans les hôtels du 115 [le numéro d’urgence, NDLR]. On a manifesté à la Direction des services départementaux de l’éducation nationale pour aller à l’école. Avec les soutiens, on se rassemblait devant leurs bureaux chaque mercredi. D’autres manifestations ont eu lieu à la préfecture. On a aidé d’autres associations et collectifs à manifester, et ils nous ont aidés à leur tour.

« On se sent seuls »

Afrique XXI : Comment prenez-vous vos décisions avant de mener vos actions ?

Paul : On essaye d’échanger entre nous, les délégués, et les autres jeunes. Quand on a pris une décision, on la fait remonter aux bénévoles et à nos soutiens. S’ils sont d’accord, ils nous disent : « C’est bon, on peut agir. » Quand ça ne leur va pas, ils nous disent : « On va revenir discuter plus tard. » On organise des appels WhatsApp avec les autres groupes chaque jeudi et, une fois par trimestre, les jeunes de tous les collectifs se rendent à Paris pour discuter sur ce qui avance ou sur ce qui n’avance pas. Ensuite, comme chaque ville a ses propres réalités, chacun fait ses manifestations de son côté.

Afrique XXI : Dans la lutte que vous menez depuis votre création, en 2024, quelles sont les principales difficultés auxquelles vous devez faire face ?

Paul : On se sent seuls. Quand il y a des manifestations, personne ne sort, alors que nous sommes tous concernés. Moi-même, j’ai peur quand je prends le micro, mais je le fais quand même. Quand tu manifestes, tu te demandes si ça va marcher, si on va être nombreux. Souvent, je suis découragé. Ça ne va pas et je m’enferme à l’hôtel [un hébergement d’urgence, NDLR]. Et aussi, il y a des jeunes qui sont chez des bénévoles et qu’on ne voit pas quand il y a des manifestations. Quand on demande pourquoi aux bénévoles, ils disent que les jeunes ont peur. On répond : « Nous tous, on a peur ! » Tu ne peux pas faire toute cette traversée-là et puis venir te coucher chez quelqu’un et dire que tu as peur ! C’est un sérieux problème. Car c’est l’union qui fait la force. Si certains sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance et d’autres pas, c’est parce qu’on ne travaille pas main dans la main. Si tout le monde sortait lors des manifestations, on saurait que c’est sérieux. Mais ce n’est pas le cas. Ce manque de réaction, les [le département, l’État, NDLR] aide à mettre en œuvre leurs « fausses lois » [lois anti-migrants, NDLR]. Ils se disent que ça va passer puisqu’on n’est pas nombreux.

« J’étais tellement en colère »

Afrique XXI : Sans réponses positives de la part de l’État et du département, comment imaginez-vous votre avenir en France, et à Marseille en particulier ?

Paul : C’est impossible de faire quelque chose quand on est en recours. Même d’aller à l’école. Pourtant la loi dit que l’école est une obligation pour tout enfant de 3 à 16 ans. On ne peut pas suivre une formation, parce qu’on a été refusés par le département. C’est difficile de vivre dans ces conditions. Comment pouvons-nous préparer notre avenir ? Nous sommes bloqués à cause des décisions du département et c’est la raison pour laquelle nous luttons tous ensemble pour que ça change.

Afrique XXI : En tant que porte-parole, qu’est-ce que cette responsabilité vous coûte personnellement ?

Paul : Je dirais que si j’avais su que ça se passerait comme cela, je ne serais pas devenu porte-parole. Au début, on cherchait quelqu’un pour aller parler, et personne ne voulait. J’étais tellement en colère contre l’ADDAP 13 [l’Association départementale pour le développement des actions de prévention, en charge des mineurs étrangers isolés, NDLR] et l’État qu’il fallait que je m’exprime. C’est comme ça que je me suis retrouvé porte-parole. Souvent tu dois parler devant beaucoup de monde. C’est difficile : moi, je n’écris pas de discours, j’improvise. Tu es couché, on t’appelle : tel journaliste veut te parler, telle personne veut te voir. Au moins, j’ai acquis l’expérience de parler en public. À l’école déjà, j’étais délégué de classe. On m’avait choisi sans que je le demande. Depuis longtemps, j’aime parler pour les autres. Ici, ça s’est développé.

La France « responsable des violations des droits de l’enfant » selon l’ONU

En octobre 2025, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a présenté les conclusions de son enquête sur la prise en charge des mineurs étrangers isolés en France. Y figurent des conclusions accablantes vis-à-vis de l’État français, auquel est reproché le « caractère grave ou systématique de la violation » du droit des mineurs étrangers isolés en France. « L’État est directement responsable des violations des droits de l’enfant consacrés par la Convention. » Les actions et inactions de l’État concernant les enfants exilés non accompagnés sont imputables à la France en ce qui concerne les agences centrales et locales de l’État, mais aussi en ce qui concerne les entités privées exerçant des pouvoirs délégués. Le Comité note que « les États parties ne sont pas libérés de leurs obligations au titre de la Convention et de ses protocoles facultatifs lorsque leurs fonctions sont déléguées ou externalisées à une entreprise privée ou à une organisation à but non lucratif ».

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1Rapports de force, 5 mars 2025, lire ici.

2Le Collectif 113 a été créé en 2021 à la suite de l’occupation d’un bâtiment vide au 113 de la Canebière, à Marseille, où les activistes voulaient installer des mineurs isolés étrangers à la rue après la contestation de leur minorité par le département. Le groupe a accompagné plus d’une centaine de jeunes au total, et il en héberge actuellement une vingtaine dans deux lieux de vie à Marseille.

3Les membres de Binkadi dissimulent leur état civil pour des raisons de sécurité.

4Actuellement, les jeunes qui arrivent à Marseille ne sont mis à l’abri que le temps de l’évaluation, avant d’être soit confiés aux services de l’Aide sociale à l’enfance s’ils sont reconnus mineurs, soit mis à la porte et orientés vers le 115 pour une place d’hébergement en urgence. Or les places manquent, ce qui plonge ces jeunes dans le sans-abrisme et l’errance.

5Les pièces d’identité produites par ces jeunes sont systématiquement mises en doute «  malgré la présomption de validité des documents étrangers en droit français  », selon le rapport de Human Rights Watch sur la prise en charge des MNA à Marseille, disponible en PDF ici.

6L’entretien d’évaluation porte sur l’histoire des jeunes dans leur pays d’origine, les différentes étapes de leur parcours et leur arrivée en France. Revenir sur ces étapes peut être très difficile pour les jeunes qui ont connu des traumatismes sur le chemin. Les rapports d’évaluation qui en résultent pointent parfois le manque de cohérence des récits et des éléments qui renforcent le soupçon du mensonge sur le récit de vie. Fatigue extrême, anxiété, syndrome de stress post-traumatique, barrières linguistiques sont aussi parfois ignorés ou teintés de préjugés de genre, de race, de classe et d’âge. Pour en savoir plus, lire ici l’article de Lisa Carayon Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux.

7Église Saint-Vincent-de-Paul, dans le quartier Thiers, au-dessus de la Canebière, à côté de laquelle se trouve une fontaine d’eau.

8Rapports de force, 5 mars 2025, lire ici.

9Le Collectif 113 a été créé en 2021 à la suite de l’occupation d’un bâtiment vide au 113 de la Canebière, à Marseille, où les activistes voulaient installer des mineurs isolés étrangers à la rue après la contestation de leur minorité par le département. Le groupe a accompagné plus d’une centaine de jeunes au total, et il en héberge actuellement une vingtaine dans deux lieux de vie à Marseille.

10Les membres de Binkadi dissimulent leur état civil pour des raisons de sécurité.

11Actuellement, les jeunes qui arrivent à Marseille ne sont mis à l’abri que le temps de l’évaluation, avant d’être soit confiés aux services de l’Aide sociale à l’enfance s’ils sont reconnus mineurs, soit mis à la porte et orientés vers le 115 pour une place d’hébergement en urgence. Or les places manquent, ce qui plonge ces jeunes dans le sans-abrisme et l’errance.

12Les pièces d’identité produites par ces jeunes sont systématiquement mises en doute «  malgré la présomption de validité des documents étrangers en droit français  », selon le rapport de Human Rights Watch sur la prise en charge des MNA à Marseille, disponible en PDF ici.

13L’entretien d’évaluation porte sur l’histoire des jeunes dans leur pays d’origine, les différentes étapes de leur parcours et leur arrivée en France. Revenir sur ces étapes peut être très difficile pour les jeunes qui ont connu des traumatismes sur le chemin. Les rapports d’évaluation qui en résultent pointent parfois le manque de cohérence des récits et des éléments qui renforcent le soupçon du mensonge sur le récit de vie. Fatigue extrême, anxiété, syndrome de stress post-traumatique, barrières linguistiques sont aussi parfois ignorés ou teintés de préjugés de genre, de race, de classe et d’âge. Pour en savoir plus, lire ici l’article de Lisa Carayon Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux.

14Église Saint-Vincent-de-Paul, dans le quartier Thiers, au-dessus de la Canebière, à côté de laquelle se trouve une fontaine d’eau.