Fanon et Oury à la rescousse des mineurs non accompagnés

Analyse · La moitié des 40 000 mineurs non accompagnés en France sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, dans le cadre de dispositifs institutionnels supervisés par les conseils départementaux. Mohamed Magassa et Wajdi Liman, deux professionnels du secteur, plaident ici pour repenser ces enjeux à la lumière des travaux de Frantz Fanon et de Jean Oury.

L'image montre quatre jeunes hommes posant ensemble sur un lit dans une chambre. Ils sourient, affichant une ambiance amicale et détendue. La pièce est décorée simplement, avec un mur où l'on peut voir des graffitis. À côté d'eux, un petit chat est blotti. L'un des jeunes tient un ours en peluche. Chaque personne présente une tenue décontractée. Les expressions sur leurs visages suggèrent un moment de complicité et de camaraderie.
Ghorban, 12 ans (à droite), foyer d’urgence, Le Kremlin-Bicêtre, mars 2010.
© Olivier Jobard, album «  Ghorban, né un jour qui n’existe pas  ».

Les mineurs non accompagnés (MNA) sont les jeunes étrangers de moins de 18 ans arrivés seuls sur le territoire français, sans parent ni représentant légal. Dès qu’ils se présentent, leur situation est évaluée par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), qui doit trancher : est-il vraiment mineur ? Est-il vraiment isolé ? S’il est reconnu comme tel, il est alors accueilli, protégé et accompagné sur les plans social, éducatif et juridique.

Aujourd’hui, on estime qu’ils sont environ 40 000 en France. Parmi eux, environ 20 000 sont pris en charge par les conseils départementaux, souvent sur décision judiciaire. La compréhension des besoins des MNA et leur prise en charge se déroulent, pour un certain nombre d’entre eux, dans des dispositifs institutionnels1 où ils peuvent exprimer librement leurs souffrances individuelles et se faire accompagner. Porteurs de traumatismes migratoires, d’espoirs déçus et de blessures sociales, ces jeunes sont aussi des acteurs pris dans des dynamiques de pouvoir complexes, qui s’expriment dans leurs relations avec les professionnels, les institutions et les discours sociétaux.

Frantz Fanon, dans ses analyses des mécanismes de domination et de résistance, et Jean Oury, avec sa réflexion sur les institutions comme espaces de subjectivation et de transformation, offrent des outils précieux pour repenser ces enjeux. En croisant les perspectives des deux psychiatres, on peut repenser la prise en charge des MNA non seulement dans une dynamique d’accompagnement et de soin, mais aussi comme un champ de controverse politique et un laboratoire de transformation sociale. À la confluence des dynamiques individuelles et collectives, une telle approche ouvrirait la voie à une intervention sociale émancipatrice.

MNA et violence postcoloniale

La pensée de Frantz Fanon est un repère important pour naviguer dans les interactions complexes qui traversent les modalités d’accompagnement et de soin des MNA. Elle éclaire non seulement les traumatismes que ces jeunes portent, mais aussi les dynamiques politiques et relationnelles qui se jouent au sein des institutions et des organisations. Les principes de la pédagogie institutionnelle2 enrichissent cette réflexion en permettant une meilleure compréhension des tensions et des transformations possibles dans les relations entre MNA et professionnels.

Dans Les Damnés de la Terre (1961), Fanon montre que la violence coloniale ne disparaît pas avec les indépendances politiques des pays des Suds. Elle persiste en France, dans les institutions, les discours et les représentations. La violence subie par les MNA s’incarne dans leurs parcours migratoires, marqués par l’exploitation, le rejet et la précarité, ainsi que dans le désir de trouver des espaces pour survivre. Ces blessures psychiques ne sont pas seulement des « problèmes individuels » : elles reflètent les déséquilibres mondiaux sur les plans écologique, social et économique. Et cela s’invite dans les structures sociales où ces jeunes sont pris en charge.

À la croisée des pédagogies actives et de la psychothérapie institutionnelle, la pédagogie institutionnelle3 désigne un ensemble de pratiques visant à structurer la vie collective d’une classe à travers des institutions (conseil, métiers, ceintures de niveaux, etc.), afin de permettre à chacun de trouver une place, de prendre la parole et de transformer ses conflits en actes symbolisables. Elle articule techniques éducatives, dynamique de groupe et prise en compte de l’inconscient. Développée par Fernand Oury et Aïda Vasquez4, elle propose de voir les institutions comme des lieux où se jouent des rapports de pouvoir et des tensions, mais aussi comme des espaces de transformation potentielle.

Des professionnels racisés

Cette perspective est particulièrement utile pour penser l’accompagnement des MNA, car, au-delà d’un simple soutien psychologique ou éducatif, il s’agit d’interroger les structures qui participent à leur reconnaissance mais également, de manière indirecte, à leur marginalisation, tout en imaginant des dispositifs leur permettant de trouver leur place.

Les interactions entre MNA et professionnels sont souvent traversées par des tensions, notamment lorsque les intervenants sont eux-mêmes racisés. Cet enjeu apparaît dans une enquête que nous avons réalisée sur les pratiques de professionnels entre septembre 2023 et février 2024, à travers 25 entretiens avec des professionnels (13 hommes, 12 femmes) et 23 avec des jeunes (20 garçons et 3 filles), au sein de six structures dans l’Hexagone. Karim, un jeune Marocain, le dit crûment : « En France, on ne nous respecte pas ; ils envoient des Arabes et des Noirs pour s’occuper de nous. » Cette remarque illustre un mépris de soi intériorisé qu’a bien analysé Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952). Elle traduit une frustration plus large : les figures professionnelles racisées, bien qu’en position d’aider, sont perçues comme des extensions des politiques publiques qui dévalorisent ces jeunes.

Pour les professionnels racisés, cette situation est particulièrement délicate. Ils se retrouvent dans une position « intermédiaire », perçus à la fois comme proches des jeunes par leur origine et comme oppressifs en tant qu’agents d’un système institutionnel ressenti comme tel. La pédagogie institutionnelle offre ici un cadre pour analyser ces tensions et structurer des espaces de dialogue entre professionnels et jeunes permettant de dépasser malentendus et frustrations.

Quand l’intime reflète la domination

Un autre aspect souvent sous-estimé mais central dans l’analyse des relations entre MNA et figures de pouvoir est la dimension du désir et de l’objectification5. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon évoque la manière dont les dynamiques coloniales se rejouent dans les relations intimes et affectives, où le corps du colonisé devient un objet de fantasme ou de pouvoir.

On observe parfois ce phénomène dans les relations entre femmes blanches et jeunes MNA masculins, où le désir sexuel s’entremêle avec une volonté de « sauver ». Une intervenante raconte ainsi une scène troublante. Lors d’un atelier, une bénévole, la cinquantaine, confie en aparté : « Ils ont tellement souffert. Ce sont de jeunes hommes magnifiques, si attachants. Je voudrais leur montrer ce qu’est l’amour, leur faire oublier tout ce qu’ils ont vécu. » Cette déclaration, bien qu’apparemment bienveillante, reflète une forme d’objectification où le jeune MNA devient le support de projections affectives et sexuelles. Le fantasme de « sauver » le jeune s’accompagne ici d’une instrumentalisation de son corps et de son histoire.

Cette dynamique révèle une autre facette des rapports de domination postcoloniaux : présenté comme vulnérable, le jeune devient l’objet d’un désir exotique qui renforce son statut d’altérité. La pédagogie institutionnelle peut aider à déconstruire ces dynamiques en introduisant des espaces de réflexion collective où les motivations et les fantasmes des intervenants sont questionnés.

Une formation décoloniale des professionnels

Les professionnels, notamment issus de groupes racisés, ont besoin d’espaces collectifs de supervision pour analyser leurs expériences et leurs tensions. De tels espaces leur permettraient de partager leurs émotions, d’explorer les dynamiques de pouvoir implicites et de déconstruire leurs propres biais. En parallèle, il est indispensable de créer des espaces de parole pour les MNA, où les jeunes pourraient nommer leur violence et leurs frustrations et se projeter dans un contexte politique et social qui n’est guère favorable à leur présence.

La formation des professionnels devrait aussi inclure une dimension critique et décoloniale. Il est crucial d’apprendre à reconnaître les résistances des MNA comme des expressions légitimes de subjectivité, et non comme des symptômes à soigner. En intégrant des outils inspirés de la pédagogie institutionnelle, les formations pourraient aider les intervenants à comprendre leur rôle dans des structures reproduisant parfois les dynamiques postcoloniales.

Ensemble, ces derniers peuvent apprendre à déconstruire les logiques de domination et à construire des relations fondées sur la reconnaissance mutuelle et la transformation sociale. Au bout du chemin, c’est la possibilité d’un véritable espace de guérison, où résistances individuelles et collectives se rencontrent pour imaginer un futur affranchi des logiques d’objectification et de domination.

Innover dans le champ de l’intervention sociale

La convergence entre les approches de Frantz Fanon et Jean Oury offre un laboratoire conceptuel inédit pour repenser les pratiques professionnelles autour et avec les MNA comme un espace à la fois thérapeutique et politique. Au-delà des apports traditionnels, cette synthèse théorique peut faire émerger une innovation majeure dans le champ de l’intervention sociale : une co-clinique institutionnelle transformatrice devenue un espace de subjectivation collective, de critique sociale et de praxis collaborative.

La « praxis réflexive » est une forme d’action critique et située, par laquelle les individus – professionnels et usagers – analysent collectivement les rapports de pouvoir, les dynamiques affectives et les cadres institutionnels qui structurent leurs pratiques, afin de les transformer. Cette conception, bien que formulée différemment, traverse les œuvres de Frantz Fanon et de Jean Oury  : chez Fanon, il s’agit d’une conscience politique incarnée dans l’action libératrice (Les Damnés de la Terre, 1961) ; chez Oury, il est question d’un travail clinique sur et dans l’institution, impliquant tous les acteurs dans une dynamique de co-transformation (voir notamment ses interventions à La Borde, publiées dans La Psychiatrie, une politique de l’homme, 2009). Cette praxis réflexive peut être enrichie pour devenir une praxis partagée entre professionnels et MNA.

Alors que Fanon insiste sur la nécessité pour le clinicien de situer sa propre position dans les rapports de domination et qu’Oury analyse la transversalité institutionnelle comme une dynamique collective, la synthèse des deux théories propose d’étendre cette réflexivité à tous les acteurs impliqués, y compris les MNA.

Concrètement, cela impliquerait la création d’ateliers de réflexivité collective, où professionnels et jeunes travailleraient ensemble à analyser les rapports de pouvoir qui traversent leurs relations et leurs institutions. Ces espaces ne se limiteraient pas à une supervision des professionnels ou à des groupes de parole de MNA, mais ils pourraient devenir des lieux hybrides où chacun pourrait interroger sa place, ses désirs et ses responsabilités dans la dynamique institutionnelle.

Redéfinir la participation des mineurs

L’idée de collectif soignant ouvre la voie à une nouvelle manière d’impliquer les MNA dans la dynamique clinique. Cette innovation pourrait prendre la forme d’une instance dédiée dans les différentes structures, qu’on pourrait appeler le « conseil clinique institutionnel », où les jeunes seraient directement impliqués dans la définition des règles, des priorités et des modalités de prise en charge. Ce dispositif dépasserait la simple consultation pour devenir un espace de codécision favorisant l’autonomisation des jeunes. Ces derniers pourraient ainsi participer, par exemple, à l’élaboration de projets éducatifs et thérapeutiques, tout en ayant un droit de regard sur le fonctionnement des institutions qui les accueillent. Dans une telle approche, le soin ne consiste pas seulement à « aider », mais à transformer les rapports sociaux par une redistribution des responsabilités et des pouvoirs.

La subjectivation politique, un concept central chez Fanon, peut être articulée avec le « droit à la décision » d’Oury au profit d’une approche où la conscience critique et l’action concrète se rejoignent. Fanon insiste sur la nécessité pour les opprimés de comprendre les structures de domination qui les contraignent afin de s’en libérer (Les Damnés de la Terre), tandis qu’Oury plaide pour des espaces où les sujets peuvent exercer leur capacité de choix et d’action.

Cette articulation pourrait donner naissance à des laboratoires de subjectivation politique, où les MNA travailleraient, avec l’appui de professionnels, à analyser leurs expériences de marginalisation et à identifier des leviers d’action. Ces laboratoires, inspirés des pédagogies favorisantes, pourraient inclure des débats sur les politiques migratoires, des ateliers d’écriture autobiographique ou encore des projets d’économie sociale et solidaire visant à créer des réseaux de solidarité entre jeunes et professionnels.

Ne pas reproduire les schémas de domination

Le concept de « transfert dissocié » développé par Oury, qui « défocalise » la relation thérapeutique pour l’inscrire dans l’ensemble de l’institution, trouve une résonance particulière dans la critique fanonienne des relations thérapeutiques coloniales. Fanon met en garde contre les risques de reproduire les schémas de domination qui prévalent dans la société coloniale ou postcoloniale. Il s’agit donc de penser la relation clinique avec les MNA comme un transfert institutionnel décolonial, où le pouvoir et la légitimité ne sont pas concentrés dans la figure du professionnel, mais distribués à travers des dispositifs collectifs. Par exemple, un jeune qui ressent une forme de méfiance envers un professionnel racisé pourrait être amené à exprimer ce ressenti dans un espace collectif, où cette tension deviendrait un objet de discussion et de transformation institutionnelle.

En croisant les idées de Fanon et d’Oury, l’accompagnement des MNA pourrait devenir un travail collectif et structuré, basé sur une réflexion partagée et orientée vers la transformation des pratiques et impliquant à la fois les professionnels et les jeunes dans l’analyse des dynamiques de pouvoir. Un tel collectif transformateur pourrait également permettre à des MNA de participer activement à la définition et à la gestion de leurs trajectoires et des institutions. Enfin, des laboratoires de subjectivation politique, qui lient la critique des rapports de domination à des projets concrets d’émancipation, pourraient aussi voir le jour. Avec de telles dynamiques, on peut imaginer un transfert institutionnel décolonial qui dépasse les relations duelles pour inscrire la clinique dans une dynamique collective et égalitaire.

Ainsi, les modalités d’accompagnement des MNA deviendraient le cœur d’un projet politique et social plus large, débordant le soin et l’accompagnement pour aller vers la transformation des rapports sociaux et des institutions elles-mêmes. En rendant ces jeunes acteurs de leur propre émancipation, cette approche ouvrirait la voie à une intervention sociale qui, plutôt que de pallier les effets des dominations systémiques, chercherait à les dépasser. Autrement dit, repenser radicalement le rôle des professionnels, des institutions et des jeunes eux-mêmes dans la construction d’un futur plus solidaire.

En dépassant les approches paternalistes ou purement thérapeutiques, une telle approche pourrait redonner aux MNA la maîtrise de leurs récits et de leurs trajectoires, tout en contribuant, au-delà des jeunes patients, à déconstruire les schémas d’objectification et d’exclusion qui perpétuent les inégalités. Cette démarche pourrait devenir un espace politique où se rejouent – et se subvertissent – les tensions héritées de l’histoire coloniale, et ouvrir la voie à un avenir plus juste et plus égalitaire pour tous. C’est en cela que Fanon peut aider à décrire et à transformer les pratiques qui sont les nôtres.

1Cette prise en charge comprend l’hébergement, l’accompagnement éducatif, la scolarisation, l’accès aux soins et le soutien dans les démarches administratives. L’accueil d’urgence initial est assuré par des structures associatives mandatées, le temps de l’évaluation de minorité.

2Approche éducative qui organise la vie de groupe à travers des règles et des outils partagés – conseils, responsabilités, temps de parole – et qui permet aux élèves de participer activement à leur apprentissage tout en apprenant à vivre ensemble. Inspirée de la pédagogie Freinet et de la psychanalyse, elle prend en compte les émotions, les relations et les règles implicites pour faire de l’école un lieu où chacun peut trouver sa place.

3Cette définition est celle que proposent les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa, associations d’éducation populaire reconnues d’utilité publique et organismes de formation dans le domaine de l’éducation). Lire «  Dossier vers l’éducation nouvelle n° 578, la pédagogie institutionnelle  », 22 novembre 2022, disponible en ligne.

4Vers une pédagogie institutionnelle, Revue française de pédagogie, 1967.

5Prendre du recul sur ses actions ou ses pensées pour mieux les comprendre et les analyser, en les regardant comme un objet extérieur, afin de passer de l’expérience vécue à une réflexion partagée.