De l’Éthiopie à la Côte d’Opale, l’exil fracassé d’Abbas Sertus

Le décès d’Abbas Sertus, retrouvé mort en mars près d’une plage de la Côte d’Opale, aurait pu ne rester qu’un tragique fait-divers. Son histoire témoigne pourtant du continuum de violences auquel font face les personnes migrantes au cours de leur exil, plongeant les plus vulnérables d’entre elles dans une errance psychosociale infinie.

Imaginez une plage tranquille, où le sable doré s'étend à perte de vue, bordée par des dunes douces et ondulantes. À gauche, des herbes et quelques buissons verdoyants se dressent sur les dunes, contraste parfait avec le ciel bleu souvent parsemé de nuages blancs et légers. En face, les vagues de l'océan viennent doucement toucher le rivage, créant un son apaisant. Au loin, on aperçoit un groupe de personnes, peut-être des marcheurs, qui se déplacent lentement le long de la plage, ajoutant une touche de vie à ce paysage naturel serein. Le tout évoque une atmosphère de calme et de connexion avec la nature.
La plage de Wissant vue de la dune à côté du blockhaus où Abbas Sertus a passé ses derniers jours.
© Maël Galisson

Les bourrasques de vent balayent les allées du cimetière de Wissant, dans le Pas-de-Calais, tandis que des nuages gris sombre s’amoncellent en ce 4 septembre 2025. Au milieu d’une allée, un groupe d’une quinzaine de personnes forme un cercle autour d’un cercueil posé sur des tréteaux. Au centre du groupe, une jeune femme termine la lecture d’un texte d’hommage : « Abbas, tu nous montres une fois de plus, et une fois de trop, combien la frontière tue, et combien il est important de lutter pour la liberté de circulation. Je ne connaîtrai probablement jamais les secrets de ta route. »

Visiblement émue, elle poursuit sa lecture en citant Édouard Glissant – (« Seule la route connaît le secret. ») – avant de conclure : « Bonne route Abbas. Nous ne t’oublierons pas. » Quelques instants plus tard, quatre hommes déposent délicatement le cercueil dans la tombe, avant qu’une mini-pelle vienne le recouvrir de terre. La couleur du ciel a désormais viré au noir, les premières gouttes tombent, entraînant le départ précipité des participants à la cérémonie, organisée par des proches du défunt et des militants après de longs mois de démarches administratives et familiales.

Capture d'écran de l'interview d'Abbas suite au naufrage auquel il a survécu.
Capture d’écran de l’interview d’Abbas suite au naufrage auquel il a survécu.
© DR

Le nom d’Abbas Sertus, également connu comme Sertus Mola, est venu s’ajouter à la longue liste des personnes exilées décédées à la frontière franco-britannique1. Depuis le 1er janvier, on en compte au moins 40 ayant péri, pour la plupart, en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. Son parcours, de l’Éthiopie à la Côte d’Opale, illustre les violences continues, physiques et psychologiques, auxquelles sont confrontés les exilés lors de leur fuite.

L’unique survivant d’un naufrage

« Un ami pêcheur m’a contacté pour me prévenir qu’ils avaient repêché un homme en mer au large de Zarzis. C’était Abbas », se souvient Farouk Ben Lhiba, joint par téléphone. À Zarzis, dans le sud de la Tunisie, lieu de départ de nombreuses traversées vers l’Europe, on sait que Farouk Ben Lhiba connaît ce qui touche à « l’émigration clandestine et à toutes ces choses », comme il dit. Son fils Abdallah a disparu lors d’une tentative de traversée vers l’Europe en février 2011, peu de temps après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. Selon les rescapés, l’embarcation à bord de laquelle se trouvait Abdallah aurait été éperonnée et coupée en deux par un navire militaire tunisien, faisant 5 morts et 17 disparus.

Farouk reprend le fil de son récit : « Il y avait 56 personnes sur le zodiac. Tous les passagers ont coulé. Il ne restait qu’Abbas. Il a survécu quinze jours comme ça. » C’était le 10 juillet 2012. Sur les photos prises par les pêcheurs qui ont secouru Abbas, on le voit vêtu d’un débardeur blanc, seul au milieu d’un bateau pneumatique noir dont le flotteur droit est totalement dégonflé.

« Abbas a perdu ses deux frères et sa sœur dans ce naufrage », raconte Farouk Ben Lhiba, qui l’a rencontré à l’hôpital de Zarzis. « Dans les jours qui ont suivi son sauvetage, Abbas était choqué. Il était hagard et nous regardait sans rien dire. Puis, au fil du temps, il a commencé à parler. » Épaulé par les chercheurs Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Farouk Ben Lhiba réalise alors une interview filmée du rescapé. « Nous venions de créer le réseau Watch the Med2, avec lequel nous comptions réaliser une sorte de monitoring des incidents en Méditerranée », explique Charles Heller, qui vivait alors à Tunis.

« C’était la nuit, les gens criaient, des femmes pleuraient »

Dans cet entretien, Abbas raconte son départ des côtes libyennes à bord d’un bateau pneumatique avec ses deux frères, sa sœur et des dizaines d’autres personnes originaires d’Érythrée, de Somalie et du Soudan. Après vingt-six heures de navigation, « le moteur est tombé en panne à plusieurs reprises, et l’un des flotteurs a commencé à perdre de l’air », dit-il dans cette vidéo. « Avant que le bateau se retourne complètement. » Tous les passagers tombent à l’eau. « C’était la nuit, les gens criaient, des femmes pleuraient, c’était vraiment horrible », souffle-t-il. Il survit en s’accrochant à l’épave du zodiac et dérive ainsi, seul en mer, pendant quatorze jours.

Abbas lors de son sauvetage en Tunisie.
Abbas lors de son sauvetage en Tunisie.
© DR

L’interview est rendue publique, et le récit de ce terrible naufrage donne lieu à plusieurs publications dans des médias européens3. « Nous voulions dénoncer ce qui était arrivé à Abbas, et plus largement les morts en Méditerranée, conséquence des politiques migratoires européennes », précise Charles Heller. Cet événement meurtrier en Méditerranée, l’un des premiers référencés par le réseau militant Watch the Med, n’a toutefois suscité aucune remise en cause de leur politique migratoire par les autorités européennes. À ce funeste naufrage en ont succédé beaucoup d’autres : depuis 2014, plus de 25 000 personnes sont mortes dans le détroit de Sicile en cherchant à rejoindre l’Europe, faisant de la Méditerranée centrale la route la plus dangereuse pour les exilés4.

À sa sortie de l’hôpital, Abbas est pris en charge par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et transféré de Zarzis vers un centre d’hébergement situé à Mégrine, une ville de la banlieue de Tunis. Malgré un contrôle étroit de l’accès au centre, Nicanor Haon, alors membre du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), parvient à entrer en contact avec le rescapé. Le militant cherche à documenter de quelle manière le HCR et les autorités tunisiennes vont s’occuper du cas d’Abbas.

Enjamber les cadavres de la guerre

Les deux hommes se revoient régulièrement à Tunis à l’extérieur du centre. Ils partagent des soirées et certaines activités, une amitié se noue. Abbas se dévoile un peu, évoque Lalibela, où il a grandi, une ville du nord de l’Éthiopie connue pour ses églises orthodoxes construites dans la roche. Nicanor constate des signes de fragilité psychologique chez Abbas : « Je l’ai vu, au cours de certaines discussions, s’arrêter complètement de parler pendant plusieurs minutes ou bien disparaître et rentrer soudainement chez lui, coupant le contact de manière abrupte. »

Parfois, l’exilé dévoile quelques bribes de son passé, notamment le jour où, enfant, il a dû enjamber des cadavres pendant la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie, ou encore l’assassinat de son frère, combattant du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT)5. Il évoque son passage à Addis-Abeba, où il a travaillé dans des restaurants, et son départ pour Khartoum, puis pour la Libye. « Un soir, lors d’un repas chez moi, se rappelle Nicanor, il m’a parlé de son enfermement dans les geôles libyennes et il a décrit ce qui s’apparente à une scène de viol collectif commis par des gardiens, des gardiens qui forcent aussi les détenus à se violer entre eux. »

Le militant voit Abbas traverser, au cours de son séjour à Tunis, « plusieurs épisodes où il était très mal psychologiquement ». L’attente et l’incertitude liées à sa demande d’asile et de réinstallation dans un pays européen n’aident pas à sa stabilité. « Abbas ne se sentait pas bien à Tunis et ne voulait pas y rester », dit Charles Heller. « Il voulait être réinstallé quelque part, or la procédure traînait. Il en a eu tellement marre qu’un jour il m’a appelé pour me dire : “Je suis devant l’ambassade de France à Tunis ; je fais un sit-in jusqu’à ce qu’on me réinstalle.” »

« On voyait qu’il souffrait »

Abbas finit par être accueilli en France en octobre 2014, plus de trois ans après le naufrage. « C’était le début des programmes de réinstallation. Abbas avait été reconnu comme réfugié par le HCR, mais il devait malgré tout faire une demande d’asile en France. Il s’agissait d’une formalité », explique Diane6, salariée d’une association qui l’a accompagné pendant plusieurs années. L’exilé est pris en charge, hébergé dans différents logements d’Île-de-France, suit des cours de français. Il revoit de temps en temps Nicanor, qui a lui aussi quitté la Tunisie et vit désormais à Paris.

« Abbas était une personne sensible et reconnaissante », se souvient Diane. Il cherchait à maintenir le lien avec d’autres. On voyait qu’il souffrait pas mal de l’isolement mais aussi de ses difficultés à comprendre comment on vivait ici. » Le rescapé traverse plusieurs crises, qui contraignent la travailleuse sociale à l’hospitaliser. Nicanor constate de son côté que « l’état psychiatrique d’Abbas ne faisait que se dégrader depuis son arrivée en France ». « Ce n’est que mon avis de travailleuse sociale », reprend Diane,« mais je trouvais que la sur-médication à laquelle était soumis Abbas ne s’accompagnait pas forcément d’un travail de fond sur son psycho trauma avec le truchement d’un interprète, pour lui permettre de prendre en compte ce qui relève de l’interculturalité. »

blockhaus où Abbas Sertus s'est réfugié à la fin de sa vie. Maël Galisson
blockhaus où Abbas Sertus s’est réfugié à la fin de sa vie. Maël Galisson
© Maël Galisson

Quelques mois après son arrivée, Abbas obtient une carte de résidence de dix ans. Mais sa réaction est étonnante : « Il a fait comme un blocage », se souvient Nicanor Haon. « Il a caché le courrier recommandé avec le titre de séjour et m’a dit l’avoir perdu. » Cet épisode fait écho à une anecdote rapportée par Diane : « Un jour, Abbas est venu me voir en me disant qu’il voulait me remettre son titre de séjour et ses chaussures car il voulait aller marcher pieds nus dans les champs. » La travailleuse sociale manifeste son désaccord, mais Abbas insiste puis s’en va. « C’est la dernière fois que je l’ai vu. C’était à l’automne 2017. » Parti à l’étranger quelques mois plus tard, Nicanor Haon perd aussi peu à peu le contact.

Chalets de plage et blockhaus

Abbas réapparaît quelque temps plus tard à Calais, pendant la pandémie de Covid-19. « Je l’ai rencontré lors des distributions sur le camp de BMX7, où vivent notamment des exilées érythréennes », raconte Yolaine Bernard, bénévole à Salam, une association d’aide aux exilées du littoral nord de la France. « Il m’avait marquée. Il était un peu plus âgé que les autres, un petit peu perturbé. Il se tenait assez en retrait des autres. » Abbas n’est resté dans ce campement du Calaisis que quelques semaines.

Son errance le conduit ensuite jusqu’à Wissant et Tardinghen, deux localités de la Côte d’Opale. Pour dormir, il squatte des chalets de plage ou se réfugie dans des blockhaus de la Seconde Guerre mondiale, et il survit en faisant les poubelles. « Il ne donnait jamais son nom. Il ne voulait pas parler », raconte le maire de Tardinghen, Thibaut Segard, qui l’a croisé à plusieurs reprises ces dernières années. « On lui apportait de la nourriture ou des vêtements. Il ne voulait pas les prendre et jetait tout à la poubelle. »

L’état de détresse psychologique d’Abbas complique la cohabitation avec les habitantes et les touristes de passage. À l’été 2021, il agresse à trois reprises, à coups de bâton ou de jets de cailloux, des passants et des promeneurs sur la digue et la plage de Wissant. Il est interpellé puis condamné à l’automne 2021 à huit mois de prison ferme, une peine qu’il effectue à la prison de Longuenesse. Il est libéré au printemps 2022, aussitôt placé au centre de rétention administrative de Coquelles, près de Calais, avant d’être relâché… et abandonné à son sort.

De la nourriture, de l’alcool et un chèche

« Un jour de mars 2025, les gendarmes m’ont appelée pour m’annoncer qu’une personne était décédée à Tardinghen. Ils m’ont donné un nom, mais cela ne m’a rien évoqué », poursuit Yolaine Bernard. « Les gendarmes m’ont alors envoyé par téléphone la photo d’Abbas pendu, la capuche de son sweat sur la tête. Je ne vous dis pas le choc ! » C’est une randonneuse qui a découvert le corps sur un sentier du littoral. Non loin de là, de la nourriture, de l’alcool et un chèche ont été retrouvés dans le blockhaus où il dormait.

« Ce qui m’a affectée le plus en apprenant le décès d’Abbas, c’est que – alors que je ne suis plus en contact avec lui depuis des années – il n’ait pas d’autres personnes que moi à citer comme référent », déplore Diane. « Ça, ça m’a bouleversée. » La travailleuse sociale, encore émue, considère que « les modalités d’accueil des exilés ne sont pas toujours adaptées aux besoins et attentes des personnes concernées » et elle dénonce « un cruel manque de moyens et de capacités dans le domaine de la santé mentale et de l’adaptation culturelle. On est défaillants. »

« En pensant à Abbas, je pense au philosophe Étienne Balibar (voir sa tribune dans Le Monde du 16 août 2018 ici) qui parle d’une part errante de l’humanité », confie Charles Heller. « À savoir une part de l’humanité qui se retrouve à vivre dans les failles de nos sociétés, qui ne trouve jamais de place qui lui soit propre, constamment exposée à différentes formes de violences. » Cette errance sans fin pousse certains au pire. À Calais et dans la région, plusieurs suicides ont été recensés ces dernières années, selon une enquête des Jours publiée le 28 août 2023.

Épuisées physiquement et psychologiquement par un exil sans perspective, violentées par la police et maltraitées par les autorités, certaines personnes attentent à leur vie, comme cela a encore été le cas en août dernier sur le camp de Loon-Plage, dans le Nord, où un exilé a été retrouvé pendu. « De part son statut administratif, sa couleur de peau et sa condition psychologique, Abbas s’est retrouvé errant sans jamais trouver sa place, essayant de survivre dans les failles qu’il trouvait, à l’image de ce blockhaus où il a terminé ses jours  », conclut Charles Heller. Depuis sa mort, le bunker a été tagué d’un message en guise d’adieu : « Pour Sertus Mola. La frontière tue. »

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1Selon le décompte du média Les Jours, ce sont au moins 523 personnes qui ont perdu la vie à cette frontière depuis 1999 (voir le Mémorial de Calais, ici).

2Watch The Med est une plateforme de cartographie en ligne qui recense les décès et les violations des droits des personnes exilées aux frontières maritimes de l’Union européenne. Il s’agit d’un réseau d’organisations, de militantes et de chercheurs et de chercheuses.

3Maltatoday, ici, Süddeutsche Zeitung, ici
et Mediapart, ici.

4Projet Migrants Disparus, voir ici.

5Le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) est un groupe politique et paramilitaire nationaliste ethnique tigréen. Au pouvoir en Éthiopie de 1991 à 2019, le FLPT a déclenché un conflit majeur (2020-2022) avec le gouvernement fédéral éthiopien.

6Le prénom a été changé.

7Lieu de vie/campement où survivent des personnes exilées, situé près d’un terrain de BMX, à l’ouest de Calais.

8Selon le décompte du média Les Jours, ce sont au moins 523 personnes qui ont perdu la vie à cette frontière depuis 1999 (voir le Mémorial de Calais, ici).

9Watch The Med est une plateforme de cartographie en ligne qui recense les décès et les violations des droits des personnes exilées aux frontières maritimes de l’Union européenne. Il s’agit d’un réseau d’organisations, de militantes et de chercheurs et de chercheuses.

10Maltatoday, ici, Süddeutsche Zeitung, ici
et Mediapart, ici.

11Projet Migrants Disparus, voir ici.

12Le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) est un groupe politique et paramilitaire nationaliste ethnique tigréen. Au pouvoir en Éthiopie de 1991 à 2019, le FLPT a déclenché un conflit majeur (2020-2022) avec le gouvernement fédéral éthiopien.

13Le prénom a été changé.

14Lieu de vie/campement où survivent des personnes exilées, situé près d’un terrain de BMX, à l’ouest de Calais.