
DANS L’ACTU
DES RÉFUGIÉES NOIRES SONT VENDUES PAR LES FORCES ARMÉES TUNISIENNES À DES TRAFIQUANTS LIBYENS
Un rapport intitulé State Trafficking (« Traite d’État »), présenté le 4 février au Parlement européen, accuse la Garde nationale et l’armée tunisiennes de vendre des exilé es noir es à des réseaux criminels libyens. Un collectif de chercheur es anonymes1 présente, cartes à l’appui, trente témoignages recueillis entre juin 2023 et novembre 2024 auprès d’Africain es expulsé es de la Tunisie vers la Libye. De ces témoignages concordants, il ressort que, sous couvert de lutter contre la « migration illégale » vers l’Union européenne, certains services tunisiens pratiquent de façon organisée la vente d’êtres humains à la frontière. Le rapport établit également « l’interconnexion entre l’infrastructure derrière les expulsions et l’industrie de l’enlèvement dans les prisons libyennes ». Les auteur es dénoncent la complaisance et/ou la passivité de l’Union européenne dans ce trafic. En effet, la Tunisie est considérée par Bruxelles comme un « pays sûr » et elle reçoit des contreparties financières en échange de son implication dans la protection des frontières extérieures de l’Europe.
La chaîne criminelle décrite par les auteur
es s’organise en cinq étapes : l’arrestation des personnes, leur transport jusqu’à la frontière tuniso-libyenne, leur séjour dans des camps de détention tunisiens, leur déplacement forcé et leur vente aux forces armées et aux milices libyennes, et leur détention dans les prisons libyennes jusqu’à leur libération contre rançon.Les témoignages mettent en évidence des infractions graves au droit international, du crime contre l’humanité à la détention arbitraire, la discrimination raciale, l’asservissement, la disparition forcée, la torture, la traite des êtres humains et les violences basées sur le genre.
Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, depuis la signature de l’accord entre l’UE et la Tunisie, en juillet 2023, la Tunisie a intercepté plus de 100 000 personnes fuyant le pays, dont plus de 80 % étaient originaires d’Afrique subsaharienne. La majorité de ces 80 000 personnes a ensuite été expulsée vers l’Algérie et la Libye.
La première étape de la traite est l’arrestation. Elle prend la forme d’une « chasse » organisée menée par la Garde nationale sur les lieux de travail (chantiers de construction, oliveraies), devant les banques et les agences de transfert d’argent et, bien sûr, en mer, dans les bateaux tentant de rallier l’Italie. Sont ainsi « capturées » des personnes noires de statut régulier ou non, hommes, femmes et enfants, aussitôt dépouillées de leurs papiers et de leurs effets personnels. Dans le cas des interceptions en mer, les gardes-côtes tunisiens font parfois chavirer les embarcations pour les forcer à obtempérer. Après leur regroupement à Sfax et aux alentours, les prisonnier
ères sont fouillé es, souvent battu es et attaché es avec des colliers de serrage.Elles et ils sont ensuite transporté
es de nuit, en bus ou, plus rarement, en camion, escorté es par la police. Pas d’eau, pas de nourriture, pas de soins, pas d’accès aux toilettes. Les femmes rapportent des agressions sexuelles, parfois des viols. Entassé es sur les sièges et sur le sol, ces personnes sont battues et surveillées par la Garde nationale. L’itinéraire emprunte généralement l’autoroute A1, qui relie Sfax à Ben Guerdane et à Ras Agedir.À la frontière, les passager
ères sont remis à d’autres hommes en uniforme, dans des camps militaires, pour une durée variable. La violence et la torture y sont « systématiques, généralisées et répétées ». Les témoins parlent de « barres de fer, de matraques, de pistolets à impulsion électrique, de chiens et de balles tirées en l’air ». Les documents d’identité et les téléphones sont confisqués. Plusieurs témoignages font état de prisonnier ères décédé es des suites de leurs blessures. Le dernier site est décrit comme une « cage » (un espace grillagé) au pied d’une antenne, à quelques centaines de mètres de la frontière.La vente a lieu la nuit, le long de la frontière. Les prisonnier
ères sont échangé es, par groupes de 40 à 150 personnes, contre de l’argent, du cannabis et du carburant. Côté libyen, les acheteurs sont des miliciens en civil et/ou des personnels en uniforme. Les prix de vente se situent entre 40 et 300 dinars tunisiens par personne (12 à 90 euros), plus chers pour les femmes. Au moment de l’échange, les téléphones et les papiers des captifs et des captives sont remis à leurs nouveaux geôliers. « Ils comptent l’argent devant vous et le donnent devant vous. »Puis, l’affaire faite, les Libyens embarquent leur butin dans des camionnettes « comme des moutons ».
La dernière étape est la mieux connue. Les violations systématiques des droits humains contre les réfugié
es en Libye ont fait l’objet de nombreux rapports, qui relèvent le rôle central de la Libyan Border Guard. La prison la plus décrite est celle d’Al Assah, première d’un réseau de prisons où sont transférés et revendus « les prisonniers insolvables ».Celles et ceux qui peuvent payer sont immédiatement libéré
es, moyennant environ 1 000 euros. Les autres sont soumis es à des tortures, des menaces et des violences pour soutirer à leurs proches une somme entre 400 et 700 euros, davantage pour les femmes. Ceux qui n’ont aucune valeur marchande, les « rebuts de l’industrie de l’enlèvement », sont utilisé es comme main-d’œuvre forcée. « Il y a un téléphone pour 5 ou 10 personnes, et chaque personne dispose de 10 à 20 minutes pour appeler sa famille. » « Si la famille ne répond pas, ils vous emmènent dans une cage pour vous torturer, vous filmer et envoyer à vos parents pour qu’ils paient. » Les conditions de vie sont indescriptibles. Les gens dorment sur leurs excréments. Mangent une fois par jour, reçoivent de l’eau souvent souillée, deux fois par semaine.Quand vient la libération, enfin, et pas toujours, ce n’est pas la fin du calvaire. Car la chasse aux exilé
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
À VOIR (OU PAS)
FACE AUX TRADITIONS, LE TRANSFERT D’UN RÊVE D’ÉMANCIPATION
Lorsque deux réalisateurONG, le Barefoot College (de l’entrepreneur indien Bunker Roy), la vigilance est redoublée. Le pitch promet de véhiculer tous les clichés sur l’Afrique et l’inévitable complexe du « sauveur blanc »2. Au final, si le documentaire n’échappe pas totalement à ce piège, l’expérience vécue par Hawa, Aïssata, Néné et leurs camarades suscite (par inadvertance) un certain intérêt sociologique – sinon ethnographique – sur l’émancipation des femmes, la place de la modernité et l’impact de ces changements sur une société traditionnelle, qu’ils soient perçus comme positifs ou négatifs.
es blanc hes proposent un documentaire sur l’installation de l’énergie solaire par des femmes dans des villages peuls du Sénégal, il y a de quoi être inquiet. Lorsque, au début du film, La Lumière des femmes, on comprend que ce projet d’électrification provient d’uneElise Darblay et Antoine Depeyre commencent par suivre la représentante de l’ONG pour l’Afrique de l’Ouest. Elle est venue dans le centre du Sénégal chercher des femmes pour les former aux techniques de base d’installation et d’entretien de petits kits solaires. Il et elle filment la résistance des hommes pour qui une femme doit rester au village pour s’occuper 24 heures sur 24 de sa famille. Le choix de montrer de manière insistante les propos des maris, forcément en décalage avec les valeurs promues dans les cercles féministes (en Afrique, mais aussi et surtout en Europe, d’où viennent les réalisateur es), peut mettre mal à l’aise : sans commentaire et décontextualisé (« nous ne voulions pas interférer », a expliqué Antoine Depeyre lors d’une projection à Paris, le 4 février...), ce choix de montage suggère au final une société « arriérée », un sentiment renforcé par l’absence de confort moderne (ni eau courante, ni électricité) et les épreuves vécues quotidiennement par les femmes (se lever aux aurores pour chercher du bois, de l’eau, piler et faire à manger…) face à des hommes qui semblent ne rien faire de toute la journée, sinon boire du thé.
Dans Jeune Afrique, Elise Darblay expliquait en avril 2024 : « Ce qui nous passionnait, c’était de savoir comment naît le libre-arbitre chez ces femmes. On savait qu’un élément disruptif allait se produire avec l’arrivée de l’ONG et on a voulu filmer le changement qu’il allait provoquer. Nous n’étions pas venus pour étudier les Peuls. » On pourrait opposer que, installer une caméra et voir ce qu’il se passe est une posture assez paresseuse. On peut aussi rappeler qu’aucune position n’est totalement neutre : le montage lui-même permet de suggérer, et notre regard est forcément guidé par notre référentiel (émotionnel et culturel). Le choix de la musique, oscillant entre électro entraînante et partitions mélancoliques jouées au piano, renforce ce sentiment que les auteur es veulent orienter nos émotions.
Les prises de vues sont réussies. Le scénario est bien mené, et le climax fonctionne. Le courage de ces femmes est indiscutable. Après quatre mois de formation dans la banlieue de Dakar, elles deviennent des « mamans solaires », reviennent chargées de cadeaux pour le village, dont des panneaux solaires. Au fil des soirées, la lumière vient changer la vie de ces communautés reculées : soirées prolongées, téléphones portables constamment chargés, travaux de couture la nuit pour apporter un petit revenu supplémentaire et améliorer le quotidien... Puis les questionnements sur leur condition assaillent ces femmes : les plus jeunes aimeraient sortir sans l’autorisation de leur mari et vivre comme des citadines, une autre veut construire une école pour instruire ses enfants… Au final, le documentaire conduit à une impasse : une fois que la « lumière » a éclairé le village et les consciences, comment soutenir ce qui va inévitablement fragiliser des modes de vie ancestraux ? Pourquoi et dans quel but ? Et, surtout, qui en portera la responsabilité ?
À voir (ou pas) : La Lumière des femmes, d’Élise Darblay et Antoine Depeyre, film documentaire, 2023, actuellement disponible sur Arte.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
LES ARTICLES DE LA SEMAINE
Simon Njami. « Se retrouver derrière un drapeau m’a toujours hérissé le poil »
Entretien Quelques semaines après la sortie de son roman La Mécanique des souvenirs, le célèbre commissaire d’exposition camerounais confie à Afrique XXI sa vision de l’écriture et du roman, ses réflexions sur la marche du monde et son rapport à la filiation.
Par Nicolas Michel
Mali. L’État rompt avec l’ordre libéral dans les mines industrielles
Analyse Depuis le coup d’État militaire de 2020, les autorités maliennes se sont engagées dans un bras de fer tendu avec les compagnies étrangères titulaires des permis miniers. Les deux parties se disputent âprement les revenus du sous-sol autour de la nouvelle législation.
Par Guillaume Bagayoko
Brazzaville-Kinshasa. Des villes développées à l’image de la « sape »
Analyse Quel rapport existe-t-il entre les « sapeurs » et les projets immobiliers dans les deux Congos ? Tous deux cultivent un décalage entre, d’un côté, un déballage de luxe et de discours hors-sol et, de l’autre, les réalités vécues quotidiennement par la grande majorité des Congolais.
Par Patrick Belinga Ondoua
Vous aimez notre travail ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1« Chercheurs/Chercheuses X » est un groupe de recherche international qui a décidé de rester anonyme et d’utiliser un pseudonyme collectif. Ce choix est dicté par la nécessité de protéger leur sécurité tout en leur permettant de poursuivre leur travail sur un sujet qui ne peut faire l’objet de recherches libres en Tunisie sans être soumis à une répression radicale. Le groupe a planifié la recherche, collecté et analysé les témoignages, tout en supervisant l’ensemble du processus de recherche.
2« White saviourism », lire à ce propos : Teju Cole, « The White-Savior Industrial Complex », The Atlantic, 2012.