
Cofondateur de la Revue noire en 1991, commissaire d’exposition réputé (Rencontres africaines de la photographie de Bamako, Africa Remix, Biennale de Dakar, Après Eden, La divine comédie, etc.), le Camerounais Simon Njami, 63 ans, s’est d’abord fait connaître comme romancier en publiant Cercueil & Cie (éditions Lieu Commun) en 1985, puis African Gigolo (Seghers) en 1989. Auteur, depuis, d’innombrables textes et essais sur la création artistique, il a aussi écrit deux biographies : James Baldwin ou le devoir de violence (Seghers, 1991) et C’était Senghor (Fayard, 2006).
La parution de La Mécanique des souvenirs (JC Lattès, 342 pages, 20,90 euros) marque son retour au roman et la réapparition de son double littéraire, Moïse. Dans un labyrinthe de vrais-faux souvenirs, certains se perdront en cherchant Simon Njami, d’autres se laisseront entraîner par les divagations de Moïse, entre une enfance suisse, une longue vie parisienne et un lien puissant avec le pays bassa (Cameroun). Il y a, dans La Mécanique des souvenirs, de l’histoire politique et des histoires familiales, des réflexions philosophiques et des scènes crues, une errance dans les temps et les géographies de la vie et... bon nombre de chausse-trapes.
« J’ai besoin de vivre avec les personnages »
Nicolas Michel : Des romans, des essais, des biographies... Peut-on dire que l’écriture est le fil directeur de votre vie ?
Simon Njami : Absolument. Tout ce que j’ai fait procède de et par l’écriture.
Nicolas Michel : Quelle relation entretenez-vous avec elle ?
Simon Njami : L’écriture, c’est le moment de solitude indispensable pour se retrouver avec soi-même, c’est ce qui nous permet de mettre un peu de distance avec la réalité. Sachant que l’écriture romanesque demande beaucoup plus de solitude que l’écriture conceptuelle, abstraite ou théorique. Pour écrire un roman, j’ai besoin de vivre avec les personnages pendant un certain temps, ce que ne permettent pas les avions – et j’en prends beaucoup. Je me suis embarqué dans une vie où la solitude est un bien rare, mais j’ai toujours conservé ce moment où je peux me regarder, regarder le monde, me retrouver en compagnie de mes livres, de ma musique, afin de concevoir des choses qui ne soient pas dans l’urgence.
L’écriture, c’est le contraire de l’urgence. C’est la raison pour laquelle elle a toujours été présente sous ses diverses formes et a toujours tout dirigé. J’écris mes expositions, j’écris les textes qui les accompagnent, j’écris mes scénarios, et pour ce faire j’ai besoin d’un temps sans bruit. La vie publique, c’est beaucoup de bruit. Si on me voit peu dans les vernissages, c’est parce qu’ils représentent pour moi le sommet du bruit : on n’y voit pas grand-chose et on n’y entend pas grand-chose.
Nicolas Michel : Comment définiriez-vous le mot « roman » ?

Simon Njami : Un roman, c’est une œuvre de fiction, une invention absolue. Tout en sachant qu’on n’invente jamais rien. Je me souviens d’une discussion avec le romancier Michel Tournier au cours de laquelle il m’avait dit : « Nous n’avons rien inventé, c’est toujours l’histoire d’un homme et d’une femme ou d’un homme et d’un homme. » Le roman, c’est l’illusion de maîtriser les choses, d’être un marionnettiste. La fiction permet aussi de regarder le monde avec les yeux de quelqu’un d’autre. Ce qui m’intéresse dans l’écriture romanesque, c’est de jouer avec le temps et la réalité, de fabriquer des chausse-trapes, des faux-semblants, des trompe-l’œil. De mener mes personnages.
D’aucuns diront que ce sont mes personnages qui me mènent, mais avant qu’un personnage ne vous entraîne, il faut que vous ayez bien vécu avec lui. Mon camarade dramaturge Bernard-Marie Koltès couvrait ses murs de biographies et affirmait : « Avant de commencer à écrire, j’ai besoin de savoir qui sont mes personnages. Si je les ai bien saisis, ils parleront tout seuls. » Évidemment, il fabriquait ces biographies, avec les petites manies, les bons et les sales côtés des personnages. Ce pouvoir de faire et de défaire m’intéresse. Je ne peux tuer personne en concevant une exposition, mais je peux le faire en écrivant des scénarios. Je m’aperçois d’ailleurs que je n’ai jamais tué personne dans les films que j’ai écrits. Il faudrait que je remédie à cela !
« Dans le roman, je peux tout me permettre »
Nicolas Michel : Le roman offre une grande liberté ?
Simon Njami : Une liberté absolue qui permet de revoir le monde, sans contrainte, avec seulement un stylo et une feuille de papier. Tous les autres exercices imposent des contraintes. Si j’écris un film, le réalisateur va me dire : « Tu es fou, on ne peut pas le faire, ça va coûter trois millions ! » Si je propose une exposition, on va me rétorquer : « Monsieur Njami, déjà vos expositions sont chères, mais là ce n’est pas possible ! » Dans le roman, je peux tout me permettre.
Nicolas Michel : Il y a dans La Mécanique des souvenirs un jeu de cache-cache avec la réalité. Est-ce une forme de pudeur ?
Simon Njami : Je suis toujours moi-même. Ce que l’on a baptisé, faute de mieux, l’« autofiction », me fatigue. Pour moi, la littérature est une invention permanente. Nous sommes chacun des personnages que nous inventons. Je suis en effet quelqu’un de pudique, je crois, et je ne trouve pas très décent de s’étaler devant les gens, d’évoquer des choses qui ne les regardent pas. À moins de n’avoir vraiment rien à dire et que le seul refuge dont on dispose soit de raconter ses blessures et d’étaler sa vie comme, paraît-il, cela se passe sur les réseaux sociaux.
Je ne pense pas que le roman soit le lieu d’une auto-narration : c’est précisément l’inverse. Sinon, autant écrire des autobiographies. Le roman est comme un plat dans lequel on distille des ingrédients. Nous en sommes les premiers goûteurs. Quand j’écris, si je ne me laisse pas piéger, c’est que je n’ai pas tout à fait réussi ce que je voulais préparer. Cervantès, Borges, Mishima sont des gens qui se préoccupent de littérature. Personne ne dira que Yukio Mishima ne s’investit pas totalement dans chacun de ses écrits, mais il n’est aucun de ses personnages : ce n’est pas lui qui a brûlé le Pavillon d’or1.
Nicolas Michel : Dans ce nouveau roman, on retrouve un personnage central nommé Moïse, comme le héros d’African Gigolo, votre roman publié en 1989.
Simon Njami : Avec La Mécanique des souvenirs, j’ai décidé que chacun de mes personnages masculins principaux s’appellerait désormais Moïse. Pour, encore une fois, jouer avec la confusion. Certains Moïse seront boiteux, d’autres aveugles, mais ils s’appelleront tous Moïse. Chacun essaiera de retrouver son Moïse et ce sera toujours un Moïse nouveau. C’est l’éternel retour du même qui n’est jamais le même.
« Quand je n’aimais pas la fin d’un livre, je la réécrivais »
Nicolas Michel : Vous utilisez les mots enfantins « papa » et « maman ». Écrire, c’est aussi « réexplorer » l’enfance ?
Simon Njami : Je ne sais pas si c’est une manière de « réexplorer » l’enfance, mais c’est une façon de la fantasmer et de boucher des trous comme ça nous arrange. Enfant, quand je n’aimais pas la fin d’un livre, je la réécrivais. Parfois, je me surprends encore à le faire. Dans ce livre, le narrateur affirme que la mémoire est une ruine. L’avantage de la ruine, c’est qu’il reste des traces archéologiques sur lesquelles on peut rebâtir des murs qui ne seront jamais identiques aux murs d’origine. Il y a cette liberté de reconstruire avec un semblant de réalité. La mémoire est un os autour duquel on met de la chair. Ce n’est pas particulièrement l’enfance, c’est plutôt inventer la vie de gens qu’on n’a pas si bien connus. « Papa » ou « maman » ne sont pas des mots enfantins ; c’est une réalité indispensable. Quel que soit notre âge, nous sommes toujours les enfants de quelqu’un.
Nicolas Michel : La Mécanique des souvenirs tourne beaucoup autour des relations entre Moïse et son père. Vous même dites souvent « Mon père, ce héros » en évoquant Simon Bolivar Njami-Nwandi2...
Simon Njami : Mon père remonte à mon grand-père. J’aime chez ces personnes une façon de dire non, de se tenir debout et d’assumer toutes les conséquences de leurs actes. Ce ne sont pas des héros, ils ne disaient pas « non » pour provoquer les gens, ils disaient « non » comme les juges romains disaient « non possumus » (« nous ne pouvons pas »). Il y avait des choses que leur éthique ou leur morale leur interdisait de faire, et ils assumaient. C’est ce que je retiens, une espèce de rectitude radicale. Je crois que je suis un peu plus souple qu’eux, mais j’ai conservé une certaine rigidité. La capacité à dire « non » est sans doute ce que j’apprécie le plus dans l’être humain.
Nicolas Michel : Votre grand-père a combattu la France, votre père s’est opposé au pouvoir camerounais ?
Simon Njami : Mon grand-père a combattu pour son pays. Sauf que les Français ne voulait pas donner la liberté au Cameroun. Et ils y sont allés fort. Mon père a été emprisonné sous Ahmadou Ahidjo [président du Cameroun de 1960 à 1982, NDLR], Paul Biya n’était alors que Premier ministre.
« L’absence du père donne une certaine liberté »
Nicolas Michel : Comment avez-vous vécu cet emprisonnement ?
Simon Njami : Je ne l’ai pas totalement compris. C’est arrivé à une époque où j’étais plus préoccupé par la découverte de la vie parisienne. J’ai été un enfant très sage jusqu’à mon arrivée à Paris, qui coïncide avec l’emprisonnement de mon père en 1976-1977. Je découvrais alors que les filles pouvaient me regarder autrement que comme l’embêtant de la classe, que j’avais un corps. Je ne pense pas que je me sois rendu compte, à l’époque, de ce que signifiait cet emprisonnement. C’était une abstraction, comme de grandes vacances.
Ma mère était évidemment très discrète sur le sujet. Il y a une espèce de flou autour de toute cette affaire et, contrairement à Moïse, le personnage du roman à qui l’on fait croire que son père est mort, je ne l’ai pas vécue comme un choc. Sans doute à cause de cette transition entre l’adolescent attardé que j’étais et l’adolescent très actif que je suis devenu, qui n’aurait peut-être pas été possible s’il avait été libre. L’absence du père donne tout de même une certaine liberté. Je suis devenu moins austère, je suis sorti de l’abstraction et du livre : personne ne me surveillait.
Nicolas Michel : Vous ne suiviez pas la politique au Cameroun ?
Simon Njami : Peu, si je suis honnête avec l’adolescent que je fus. En réalité, pas du tout.
Nicolas Michel : Quelles étaient vos relations avec votre mère ?
Simon Njami : Si mon père c’était non, ma mère c’était oui. Sans compromission. Mon père, c’était la loi dans tous les sens du terme, ma mère c’était le dialogue. Mon père était radical dans son jugement, ma mère comprenait chez l’humain des choses que mon père refusait de comprendre ou d’admettre. Ma mère était plus indulgente, avec l’humanité et avec moi-même.
Nicolas Michel : Dans votre livre, vous parlez de la langue bassa et vous revenez sur l’idée que si ce peuple a peu créé d’œuvres matérielles, c’est sans doute en raison de l’importance qu’il accorde à sa langue. Le bassa est votre langue maternelle ?
Simon Njami : J’ai appris le français et le bassa en même temps. Mes parents étaient des espèces de « nationalistes » qui tenaient à ce que nous parlions la langue du peuple. Je l’ai même très bien parlée et, aujourd’hui encore, je la comprends parfaitement. Par métaphore, je l’appelle « langue maternelle », dans le sens où elle renvoie à une « alma mater » un peu idéalisée qu’est le pays bassa. C’est un ancrage. Mais il serait sans doute plus juste de l’appeler « langue paternelle ». Quand j’ai lu Hegel affirmant que « c’est dans les mots que nous pensons », je me suis dis tiens !, je comprends pourquoi mon père et mon grand-père accordaient tant d’importance à ce que nous apprenions cette langue.
« Les histoires d’appartenance m’ont toujours agacé »
Nicolas Michel : Vous pensez qu’avoir appris cette langue vous a poussé vers l’écriture plus que vers l’expression plastique ?
Simon Njami : Je ne sais pas. Mes études de lettres ont aussi un lien avec ce choix. J’ai toujours voulu être un observateur plutôt qu’un acteur. Faire, cela va cinq minutes, mais je crois que je me serais beaucoup ennuyé si j’avais été plasticien. Cela m’aurait obligé à changer de truc tous les ans ou tous les deux ans. Ce n’est pas très viable, et je n’ai jamais essayé. Cette idée que les Bassas n’ont pas besoin de créer des œuvres matérielles est intéressante : le plus absurdement intellectuel des artistes africains que je connaisse est Bili Bidjocka, un Bassa qui cause beaucoup et ne fabrique des choses qu’au compte-goutte.
Nicolas Michel : Vous ne vous voyez pas en passeur ?
Simon Njami : Non, car je n’aime pas tout ce que ce mot suppose. Les gens prennent ce qu’ils veulent, je trouve le terme de « passeur » un peu messianique. « Traducteur » serait le terme qui me siérait le plus. J’aime bien comprendre comment les choses fonctionnent. Et cela prend du temps.
Nicolas Michel : Nation, couleur de peau, communauté... Moïse affirme une forme d’attirance/répulsion vis-à-vis des appartenances et des identités. Est-ce le cas pour Simon Njami ?
Simon Njami : Je n’aime pas dire que je suis camerounais, je préfère dire que je suis bassa. Je n’aime pas dire que je suis français, je préfère dire que je suis parisien, je n’aime pas dire que je suis suisse, je suis lausannois. Ce sont des ancrages qui ne renvoient pas à une nation ou à un drapeau, mais qui renvoient à une essence qui me paraît un peu plus organique. Voilà les ancrages qui me constituent.
Le pays bassa est le plus abstrait, tandis que Paris et Lausanne sont bien concrets. Les histoires d’appartenance m’ont toujours un peu agacé : nous voyons tous où mènent les questions d’identité en politique. L’idée d’État-nation est totalement construite, inventée – il n’y a pas si longtemps l’Italie n’était pas un pays, la France non plus, et je ne parle pas des « machins » comme le Congo ou le Cameroun, qui ont été découpés à la hache ! Se retrouver derrière un drapeau m’a toujours hérissé le poil.
« Au Cameroun, tout le système se gangrène »
Nicolas Michel : La société ne vous renvoie-t-elle pas toujours, d’une certaine manière, à vos origines ?
Simon Njami : On ne m’y renvoie pas car on me parle peu et je ne parle guère ! Mais il y a des gens qui fabriquent une identité avec leurs origines. Chacun, j’imagine, trouve les armes qui lui conviennent. Paradoxalement, c’est toujours à l’extérieur que se construit cette espèce d’unité nationalisante ou identifiante. Je me souviens avoir dit [au Jamaïcain] Stuart Hall3 : « Toute votre affaire, c’est de déconstruire l’Europe et vous ne construisez rien dans les endroits que vous prétendez défendre. » Et il m’a répondu : « Écoutez jeune homme, je vais vous le dire très simplement : quand j’ai débarqué pour faire mes études à Londres, je me croyais British et j’ai découvert que je ne l’étais pas. » Il avait un passeport britannique mais, dès la douane, il a compris qu’il n’était pas considéré comme les autres.
Il y a des revendications identitaires qui me font sourire, même si je les trouve parfois légitimes et ne les condamne pas. Je préfère m’amuser plutôt que d’entrer dans des débats absurdes. Je me souviens avoir interrompu un monsieur du Conseil représentatif des associations noires en lui disant : « Il faut arrêter de dire “nous” en me regardant. Vous ne me représentez pas. » On m’a aussi demandé un jour pourquoi je n’avais pas signé une pétition en faveur d’une présence accrue des Noirs à la télévision. Moi, je ne veux pas plus de Noirs à la télévision, je veux plus d’Histoire, je veux que les jeunes de « banlieue » issus du monde musulman ou arabe sachent qu’ils ont inventé la géométrie et le jeu d’échecs. Cette question d’identité permet à certains de négocier. Je suis très gêné, voire très agacé, par un discours dont je ne vois pas le fond.
Nicolas Michel : Moïse ne croit plus à la politique. Qu’en pense Simon ?
Simon Njami : Je suis un peu d’accord avec Moïse, mais je ne suis pas une pythonisse, je ne saurais lire l’avenir. Dans un pays comme le Cameroun, où c’est le même type qui dirige pratiquement depuis toujours, il faudrait une greffe totale pour permettre le changement car tout le système se gangrène et crée des maladies qui se propagent. Je ne vois pas comment le nouveau, au Cameroun, pourrait différer de l’ancien. Quant à la France, avec deux gouvernements après la dissolution et un jeu de chaises musicales désolant – dont une ancienne Première ministre qui se retrouve à l’Éducation [Élisabeth Borne, NDLR] alors qu’elle n’y connaît rien... Je n’aime pas employer une terminologie populiste, mais en tant que citoyen lambda, je me demande si c’est vraiment un nouveau gouvernement avec ces quelques opportunistes repêchés comme monsieur Valls4. Est-ce qu’on va nous faire croire que c’est vraiment pour changer le monde ? Je ne suis pas de ceux qui disent « tous pourris » mais je pense en effet qu’« il y a quelque chose de pourri dans l’État du Danemark5 ». Je ne sais pas comment on peut changer les choses, mais la machine est grippée.
Nicolas Michel : Dans La Mécanique des souvenirs, comme dans certaines de vos interventions, il y a une forme de provocation. Est-ce une manière de brouiller les pistes ?
Simon Njami : Si je vous le disais, cela ne fonctionnerait plus ! La vie est trop triste pour penser triste. Le consensus empêche de réfléchir. Quand tout ronronne, cela m’agace un peu. Je n’ai pas envie de m’endormir : de temps à autre, je secoue le cocotier. Je le faisais au lycée, je le faisais à la fac. Je crois que c’est ainsi qu’on peut provoquer des conversations intéressantes. Quand j’étais gamin, je posais des questions naïves, qui me semblaient devoir être posées. Avec l’âge, je me suis bien aperçu que mes questions n’étaient plus aussi naïves et je me suis mis à les distiller d’une autre façon. C’est vraiment pour susciter une réaction dans des débats attendus. Ce qui m’amuse, c’est d’être l’« immodérateur ».
« Sartre ne pouvait pas être libre »
Nicolas Michel : Vous citez souvent l’écrivain français Boris Vian.
Simon Njami : Oui, et pas uniquement parce que j’ai écrit une thèse à son sujet [« Boris Vian ou l’impossibilité d’être blanc », NDLR]. Il y a une vérité dans son écriture. Autrefois, c’était sans doute une certaine légèreté qui me séduisait, mais j’ai toujours trouvé intéressant d’interroger le sens des mots, comme il le faisait. J’aime son sens de la polysémie. Je disais parfois à mes étudiants que j’en avais assez qu’ils utilisent des mots de seconde ou de troisième main. On peut jouer avec les mots quand on en connaît le sens. C’est le seul jardin que j’aie jamais cultivé. Vian est aussi un provocateur, un centralien formé pour être ingénieur qui se met à « faire de la zizique », comme il dit, à écrire, montrant qu’il n’y a pas de déterminisme, prouvant que la vie est celle qu’on se choisit. Il disait : « Je n’ai pas à gagner ma vie, je l’ai, c’est tout. » J’aime cet esprit-là. Vian était un être libre et j’ai toujours été fasciné par les êtres libres. Sartre ne pouvait pas être libre : quand on devient un monument, on doit négocier sa liberté. Vian, qui était un second couteau assis sur la banquette arrière, a été libre jusqu’au bout.
Nicolas Michel : Moïse dit : « J’ai peur d’aimer et de ne pas être aimé. » Est-ce un sentiment que vous partagez avec lui ?
Simon Njami : Non, je suis un sacré veinard, aimé de son père et de sa mère, de ses frères et de ses sœurs. On pourrait penser que c’est garanti, mais la vie m’a appris que ce n’était pas forcément gagné. Et comme disait le poète irlandais William Butler Yeats, « j’ai des amis qui sont de vrais amis ». De ce côté-là, je suis plutôt gâté.
Nicolas Michel : Vous avez des projets comme commissaire d’exposition ?
Simon Njami : J’en ai quelques-uns, mais ceux qui m’intéressent aujourd’hui se situent dans la marge. Je vais m’investir un peu plus, avec [le peintre égyptien] Moataz Nasr, dans une initiative artistique indépendante qui s’appelle « Something Else », au Caire. Je poursuis ce projet déjà ancien qu’est la Biennale du textile de Clermont-Ferrand. Je m’implique au Cameroun avec [la galeriste camerounaise] Marème Malong au sein de « La fabrique de Suza », où l’on cherche à savoir comment on peut penser ou pratiquer l’art autrement, sans avoir pour objectif d’être ici ou là, apprécié par X ou Y.... J’ai un projet d’exposition pour l’actrice espagnole Rossy de Palma, je collabore avec la Fondation Moleskine au sein de l’atelier AtWork...
Il me semble que le monde de l’art tel qu’il existe tourne très bien tout seul et que je n’ai plus besoin d’y faire le clown. Mais la création artistique continue de m’intéresser. J’ai envie de revenir à la base, à des choses qui ne sont pas mercantiles, sans être pour autant un anti-marché. Revenir à l’enfance de l’art, sans mauvais jeu de mot, dans des laboratoires comme la Biennale du textile de Clermont-Ferrand.
« Le Graal n’est pas encore en Afrique »
Nicolas Michel : Pour les artistes africains ou d’origine africaine, les choses sont entrées dans le domaine du normal ?
Simon Njami : Elles n’entreront jamais dans l’ordre du normal, mais l’écosystème a beaucoup changé. Il y a une voie étroite et, pour eux, le Graal n’est pas en Afrique. C’est encore en Europe et en Amérique du Nord que se trouvent les lieux de sacralisation et le marché. C’est là que les artistes sont baptisés et introduits par les mêmes mécanismes. La porte s’est ouverte de manière large, de jeunes camarades occupent des postes intéressants, mais les circuits de reconnaissance et de consécration sont toujours au même endroit. Il n’y a pas de Sotheby’s au Cameroun.
Nicolas Michel : Entre le monde des artistes et celui de ceux qui les collectionnent, il y a un vaste fossé financier. Votre position, entre les deux, n’était-elle pas difficile ?
Simon Njami : Non, parce que je me suis défini comme un traducteur et non comme un passeur. Il y a un élément que vous oubliez, c’est l’institution. L’institution est un levier important pour la création artistique et c’est la raison pour laquelle cela fonctionne moins mal dans certains endroits que dans d’autres. J’ai toujours travaillé dans des institutions, j’ai toujours conçu des expositions muséales. Ensuite les marchands sont venus faire leurs courses. Je les ai fréquentés, j’ai accepté leurs dîners et leur champagne quand le champagne était décent et quand le menu était de qualité, mais je n’ai jamais eu affaire à eux. C’étaient d’autres qui géraient, comme les galeries. Tout cela est nécessaire. Je préfère qu’un très riche fasse vivre un artiste plutôt qu’il finance un fabriquant de voitures ou d’hélicoptères.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1D’après le nom du roman de l’auteur japonnais Yukio Mishima, Le Pavillon d’or, dont la traduction française est parue chez Gallimard en 1961 (l’édition originale est parue en 1956).
2Simon Bolivar Njami-Nwandi est auteur, pasteur, théologien et ancien ministre camerounais.
3Figure centrale des études culturelles et des études postcoloniales, Start Hall (1932-2014) est un sociologue jamaïcain. Il a été professeur à l’Open University de Londres et est notamment l’auteur de Race, Ethnicité, Nation. Le triangle fatal, disponible en version française aux Éditions Amsterdam (2019).
4Manuel Valls, Premier ministre de 2014 à 2016, a été nommé ministre des Outre-Mer en décembre 2024.
5En référence à Hamlet, de William Shakespeare.