Livres

Pillage colonial. Des butins pas comme les autres

Note de lecture · En enquêtant sur la restitution du sabre d’El Hadj Oumar Tall au Sénégal, Taina Tervonen s’est intéressée à un autre type de butin colonial : les enfants des chefs africains capturés et exilés dans la « métropole ». Dans Les Otages, la journaliste raconte avec talent le drame vécu par Abdoulaye, le petit-fils du souverain toucouleur.

Dans cette image, on aperçoit une scène historique en noir et blanc montrant plusieurs personnes debout, semblant faire partie d'une communauté traditionnelle. Il y a des hommes et des femmes, vêtus de tissus authentiques, avec des poses qui expriment la dignité et la culture. Au centre, on voit des objets artisanaux, comme des chaises ou des tabourets, fabriqués en matériaux naturels, qui portent des motifs décoratifs. À l'arrière-plan, on devine une architecture simple, avec un toit de chaume, créant un cadre authentique. Une femme, de dos, observe cette scène, tenant un appareil dans ses mains, captivée par ce témoignage du passé. L'ambiance générale évoque un sentiment de respect pour les traditions et les histoires des personnes représentées.
Exposition au Musée du Quai Branly, en octobre 2021, à l’occasion de la Semaine culturelle du Bénin.
© Présidence de la République du Bénin / flickr.com

Durant l’énorme battage médiatique ayant accompagné la « restitution » d’objets culturels par la France, qui a commencé, en Afrique, par le Sénégal (avec le sabre douteusement attribué à El Hadj Oumar Tall1), avant de se poursuivre avec le Bénin (les trésors du royaume d’Abomey), et prochainement avec la Côte d’Ivoire (le Djidji Ayokwe, le tambour parleur des Ébriés), très peu a été dit sur la violence qui caractérisait le pillage de ces objets par les forces coloniales françaises. Aussi, la lecture de l’enquête de la journaliste Taina Tervonen, Les Otages. Contre-histoire d’un butin colonial, publiée aux éditions Marchialy, offre-t-elle l’opportunité de mettre en lumière l’un de ces épisodes : la prise de Ségou par les troupes de Louis Archinard, en avril 1890.

L’histoire d’Abdoulaye, le fils du souverain de l’empire toucouleur Ahmadou Tall, celles de sa famille et de bien d’autres personnes évoquées dans le livre illustrent les humiliations et la violence autant physique que morale et matérielle infligées par les colonisateurs aux habitants des pays conquis. Après la chute de Ségou, capitale de l’empire toucouleur, occupée par les troupes de Louis Archinard, Abdoulaye, alors âgé d’une dizaine d’années, a été séparé de sa famille et expédié en France. Il faisait ainsi partie d’un « butin de guerre » constitué de 96 bijoux en or et en argent ou encore de 518 manuscrits…

Les siens, quant à eux, furent dispersés, à l’exception de son père, Ahmadou Tall, fils d’El Hadji Oumar Tall, qui avait pu s’enfuir avec quelques-uns de ses soldats. Ainsi, dans un télégramme envoyé au gouverneur du Sénégal le 23 juillet 1890, Louis Archinard expose la répartition des femmes du souverain vaincu. Il comptait les offrir à d’autres chefs. Certaines parmi elles étaient accompagnées de leur mère ou de leurs enfants (page 96).

Une stratégie d’aliénation

Exiler Abdoulaye répondait à un double objectif : d’une part, éviter plus tard une possible tentative de vengeance d’un potentiel adversaire de la France ; et d’autre part, façonner un acculturé, qui pourrait être utilisé ultérieurement comme un relais de l’administration coloniale contre ses propres frères. Cette dernière option pouvait être mise en œuvre en dernier ressort, dans le cas où l’École des fils de chefs, anciennement appelée « École des otages », créée par Louis Faidherbe en 1855, à Saint-Louis, ne suffisait pas à transformer un « élève » récalcitrant en un futur allié. En cas d’échec, la sanction pouvait être terrible : ce fut le cas notamment pour les deux fils de Mamadou Lamine, un marabout soninké qui s’opposa à la colonisation dans la vallée du fleuve Sénégal à la fin du XIXe siècle, et dont la tête a été tranchée par le colon. Dans une lettre retrouvée par Taina Tervonen, envoyée en octobre 1889 au gouverneur du Sénégal, Louis Archinard évoque leur situation :

Il est fâcheux pour la tranquillité que ces enfants n’aient pas disparu dans la bagarre et qu’on ne les ait pas absolument dépaysés […]. Nous avons élevé deux petits serpents, qui sont intelligents, qui parlent français, l’écrivent de manière à pouvoir être compris […].

Pour mon compte personnel, je suis absolument persuadé que ces enfants que je connais depuis un an, avec l’entourage que je leur connais et les sentiments qu’on manifeste à leur égard, seront pour nous, un peu plus tard, des adversaires d’autant plus dangereux qu’ils auront vécu près de nous. Je ne vois qu’un moyen de nous débarrasser pour l’avenir de deux prêcheurs de la guerre sainte qui sans doute donneront de nouveaux soucis à quelques-uns de mes successeurs et nous imposeront quelques nouvelles insurrections à refréner, ce serait d’envoyer ces deux jeunes gens dans un lycée de Paris. Ils deviendront suffisamment français pour ne plus s’occuper de guerre sainte et pourront être des fonctionnaires précieux ; en tout cas, un séjour de quelques années au milieu de nous leur enlèvera tout prestige religieux aux yeux de leurs compatriotes. […]

J’ai l’honneur de vous prier, Monsieur le Gouverneur, de vouloir bien transmettre cette lettre à Monsieur le Sous-secrétaire d’État des colonies. Je désire vivement qu’elle soit prise en considération. Je suis persuadé, si elle ne l’est pas, que l’avenir démontrera assez vite que je ne me trompe pas aujourd’hui […] (p.82-83)

Les prières d’Archinard seront exaucées : ces deux jeunes hommes seront ultérieurement emmenés en France. Mais, contrairement à Abdoulaye, les archives que Taina Tervonen a visitées n’ont pas révélé ce qu’il était advenu d’eux.

L’objectif du colonisateur ayant toujours été de mettre entre lui et la population des pays conquis des indigènes formatés à sa guise, il était naturel de compter sur une élite locale. Des complices, des intermédiaires aliénés, que Jean-Paul Sartre, dans sa fameuse préface des Damnés de la terre, de Frantz Fanon, qualifie d’êtres truqués, de mensonges vivants qui, une fois retournés chez eux, ne parviennent plus à communiquer avec les leurs tant est devenu grand le fossé qui les sépare. Le séjour en métropole et le « lavage de cerveau » qui l’accompagnait faisaient partie de cette stratégie d’aliénation, et, partant, de domination. Ces objectifs n’ont toujours pas changé. Ils se sont juste modernisés, et ils s’actualisent avec des moyens plus subtils et souvent très attractifs.

Louis Archinard, bourreau et « bienfaiteur »

La violence coloniale ne se limitait pas seulement à la séparation des familles, comme du temps de l’esclavage. Elle s’illustrait également dans le vil prix que coûtait la tête d’un colonisé. Pour preuve, cette demande pour le moins cynique, méprisante et déshumanisante du Dr Hamy, directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro (Paris), adressée à Archinard en 1883 :

Il reste beaucoup à faire sur ces populations à tous les points de vue. Leur anthropologie est à peine ébauchée, le Muséum de Paris (Jardin des plantes) n’a ni squelette ni crâne de Toucouleur, les Mandingues (Malinkés, Soninkés) n’y sont représentés que par une pièce, les Bambaras également. Rien du Bambouk, rien de la vallée du Niger ! Au Musée d’ethnographie, à part les pièces de Soleillet […] et votre petite collecte, on n’a rien ou presque rien non plus. Aussi pouvez-vous rendre de vrais services à ces deux établissements pour lesquels je prends la liberté de réclamer votre concours le plus actif… (p.185-186)

Louis Archinard fera exactement ce qu’on lui avait demandé, au nom de la science et des collections à compléter. En effet, en juin 1884, le directeur du Muséum d’histoire naturelle lui écrit et le remercie « pour le don […] de deux crânes du Haut-Niger » (p.186).

Le peu de valeur accordée aux vies des indigènes n’est pas sans rappeler les enfumades du maréchal Bugeaud en Algérie, ou encore les propos du colonel Lucien de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie - « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichaut, mais bien des têtes d’homme », écrivait-il - et ceux du comte Maurice d’Irisson d’Hérisson - « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis »2. Ces monstruosités évoquées par Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme ont fait dire au poète antillais que : « La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral. »

Abdoulaye Tall, Naba Kamara – une petite fille prise à la suite d’une guerre coloniale, puis emmenée en France et confiée à une sœur d’Archinard –, les deux fils de Mamadou Lamine, à l’instar de beaucoup d’autres résistants africains, ont été arrachés à leurs parents et à leur terre natale. Mais le cas d’Abdoulaye est particulier, car il était très jeune au moment de son départ – trop jeune pour pouvoir comprendre sur le moment la portée de cet exil forcé. Si bien que, en toute innocence, il a été victime du syndrome de Stockholm, en montrant toute sa reconnaissance à la France, et surtout à son ravisseur Archinard, à qui il adressait des mots affectueux dans les lettres qu’il lui envoyait, et qu’il considérait comme son bienfaiteur.

Le poids de l’Histoire

Mais le mauvais traitement qu’il subit lors d’un voyage dans son pays natal en 1897, où il a été traité de « fils de vaincu » par certains colons, et où il a été soumis à l’arbitraire de l’administration, lui a permis de prendre conscience qu’il n’était pas l’égal des Blancs. Il était âgé d’une vingtaine d’années lorsqu’il mourut de tuberculose en 1899, quelque temps après avoir intégré l’école militaire de Saint-Cyr. Sa dépouille sera rapatriée au Sénégal un siècle plus tard, en 1995, après la visite d’une délégation en France conduite par le khalife Thierno Mountaga Tall. Ce dernier l’avait réclamée pour éviter qu’elle ne fût exhumée et incinérée, comme c’est le cas des concessions arrivant à terme. « Cet homme n’est pas fait pour le feu », avait-il argué (p.121).

L’enquête de Taina Tervonen nous rappelle que pour importante que soit la « restitution » d’œuvres culturelles à certains pays africains, elle ne doit pas faire oublier la dure réalité qui se cache derrière l’histoire de ces objets – sans perdre de vue que certains y sont opposés en France : le groupe parlementaire Les Républicains n’a ainsi accepté de voter le projet de loi sur la restitution du sabre au Sénégal et des œuvres du Bénin, présenté devant l’Assemblée nationale le 2 octobre 2020, qu’accompagné d’un amendement réaffirmant « le principe d’inaliénabilité des collections muséales françaises ». Elle ne doit pas non plus détourner l’attention des questions les plus urgentes et les plus essentielles, telles que la présence des bases militaires françaises en Afrique, la question du franc CFA et l’ingérence de l’ancienne puissance coloniale dans les affaires internes de certains pays du continent. D’où cet appel à la prudence de la philosophe Nadia Yala Kisukidi :

Cet activisme [mémoriel] institutionnel s’accompagne d’un ensemble de lots symboliques qui visent, à travers des engagements culturels et mémoriels, à produire un nouveau récit françafricain, neutralisant ainsi les critiques qui mettent au jour sa mécanique depuis un demi-siècle. Le paradoxe de ces usages politiques de la mémoire, c’est qu’ils ne visent pas à rappeler ce qui a été mis sous silence, ou tenu caché ; ils ressuscitent le souvenir pour faciliter l’oubli. Mettre en lumière pour tenir dans l’obscurité, c’est-à-dire tourner la page du passé colonial. Mobiliser jusqu’à saturation la mémoire, pour que les esprits revêches, sur le continent africain comme dans les diasporas, cessent de faire des histoires3.

D’aucuns pourraient parler de victimisation ou de ressentiment à la lecture de ces rappels historiques, et certains voudraient même que l’on tire un trait sur ce passé pour le moins dérangeant. Or, comme le rappelait le philosophe américain George Santayana : « Ceux qui oublient le passé se condamnent à le revivre. » L’enquête de Taina Tervonen démontre que, à l’heure où les descendants des anciens colonisés sont toujours victimes du racisme des anciennes puissances coloniales, l’Histoire doit prendre tout son sens en servant tout à la fois de leçon et de guide.

1Lire Francis Simonis, «  La première œuvre qui est “restituée” à l’Afrique est un objet européen  », Le Monde, 24 novembre 2019.

2Cités dans Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, p.19 et p.12.

3Nadia Yala Kisukidi, «  Françafrique, mémoires vives  », épilogue de l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe, Seuil, 2021.