Brazzaville-Kinshasa. Des villes développées à l’image de la « sape »

Analyse · Quel rapport existe-t-il entre les « sapeurs » et les projets immobiliers dans les deux Congos ? Tous deux cultivent un décalage entre, d’un côté, un déballage de luxe et de discours hors-sol et, de l’autre, les réalités vécues quotidiennement par la grande majorité des Congolais.

L'image présente un homme debout, vêtu d'un costume élégant composé d'une veste grise, d'un gilet orange et d'une chemise à motifs colorés. Il porte un chapeau marron et des lunettes de soleil flashy. Dans sa main, il tient une canne. En arrière-plan, on aperçoit une ville moderne avec des gratte-ciels aux formes variées, évoquant un environnement urbain dynamique. S'élevant dans le paysage, on distingue un palais des sports avec une architecture unique, soulignée par des nuances de violet. L'ensemble de la scène dégage une atmosphère à la fois contemporaine et vibrante, symbolisant la diversité et l'énergie d'une métropole.
La Cité du fleuve (Kinshasa), le Palais des sports de Kintélé (Brazzaville) et un sapeur.
© Pantic / Ilja Smets / Afrique XXI

Depuis le milieu des années 2010, on assiste à un boom immobilier sans précédent dans de nombreuses villes de la République démocratique du Congo (RD Congo) et de la République du Congo. Le caractère implacable de cette croissance se traduit par la démultiplication et la tenue régulière de salons consacrés au secteur de l’immobilier et du BTP. C’est le cas du Salon de l’immobilier, de la construction, de l’habitat et de la décoration du Congo, lancé en 2015, et d’Expo-Béton, lancé en 2016, en RD Congo1. C’est aussi le cas des forums organisés dans le cadre de la Fédération des architectes francophones d’Afrique (Fafa), fondée en 2015 et dont la dernière rencontre date du 29 novembre 2024. Cet engouement pour l’immobilier marque le paysage des villes congolaises, impacte la croissance économique des deux pays et cristallise des intérêts financiers, économiques et culturels.

Et pourtant, le développement de cet immobilier de luxe n’est pas proportionnel au pouvoir d’achat moyen des Congolais, dont la modestie des salaires est en décalage avec les prix de location et de vente de ces appartements. Selon la Banque mondiale, le salaire moyen en RD Congo est de 49 dollars par mois, alors que les appartements présentés lors d’Expo-Béton coûtaient autour de 250 000-300 000 dollars. De même, les logements « sociaux » construits un peu partout à Brazzaville (Mpissa, Mpila, Camp 15-août, Camp Clairon, etc.) et à l’intérieur du pays (à Diosso, Loango, Oyo, Owando, Makoua, Kindamba, Kinkala et Djambala) s’achètent entre 58 et 65 millions de F CFA (environ 100 000 euros) quand le salaire moyen au Congo varie entre 100 000 et 120 000 F CFA par mois.

« Regardez l’état du quartier ! »

De plus, ce boom immobilier se développe alors même que foisonnent des bidonvilles, subsistent de fortes inégalités foncières et d’habitat et existent des rues et avenues ornées de flaques d’eau, de nids-de-poule, de déchets, d’eaux usées, d’embouteillages monstrueux (surtout à Kinshasa). C’est ce qu’exprime bien ce chauffeur de taxi, qui habite Kinshasa, à propos du quartier Funa, sur la rue de l’Église-du-Pasteur-Walo :

Ici habitent des patrons, de très très grands patrons qui ont beaucoup d’argent. Ce sont eux qui construisent ou vivent dans ces belles maisons que vous voyez. Celui-ci par exemple [en montrant un immeuble flamboyant du groupe Ledya, NDLR], c’est un grand patron qui a de grands immeubles partout à Kinshasa et même en province. Mais regardez l’état de la route, regardez l’état du quartier. La boue, l’eau, les mauvais logements tout autour. Comment comprendre ça ?

C’est dire qu’au fond le développement immobilier en cours depuis plusieurs années dans les deux pays n’est que l’apparence de ce qu’il prétend être : prospérité, richesse, développement, croissance, beauté, bonne santé économique de deux pays ayant vécu de nombreux épisodes d’instabilité politique et sécuritaire depuis 1997. À ce titre, les bâtiments et immeubles flamboyants qui poussent actuellement dans les villes congolaises ne sont que des simulacres urbains de l’État.

N’y a-t-il pas là justement matière à établir un parallèle entre le développement décalé de la ville et le mouvement culturel de la sape ? Car à bien y regarder, la sape ne se limite pas au corps physique des personnes et à l’ordre du vestimentaire. Elle concerne tout le corps social, y compris la manière dont les ouvrages immobiliers en béton sont « exposés » dans les villes congolaises. Il y a un rapprochement à faire entre la sape vestimentaire et les modes de la fabrique urbaine ou, de manière plus subtile, entre la sape comme culture populaire du simulacre et le paysage des infrastructures immobilières en RD Congo et au Congo.

« Je ne porte pas de la piraterie »

Le rapprochement entre la sape vestimentaire et les modes de développement urbain est intéressant pour contribuer au renouvellement de l’étude des villes qui se fait de plus en plus par le recours aux images, aux figures, aux symboles artistiques2. La « sape du béton » se définit comme un style d’enjolivement de la ville par la promotion et la projection d’infrastructures de luxe qui contrastent esthétiquement avec le plateau urbain de leur implantation, leur environnement socio-infrastructurel immédiat et les conditions de vie de ceux qui vivent autour et les côtoient au quotidien. La sape du béton serait l’ensemble des mécanismes de développement urbain qui consistent en l’agencement de bidonvilles juxtaposés entre eux et de voiries non aménagées et inondées aux cotés de grands immeubles privés ou publics qui font la fierté et « l’élégance » de la ville.

« Sape » signifie littéralement Société des ambianceurs et des personnes élégantes. Développée à l’origine comme forme d’appropriation de l’iconographie du commandement colonial, la sape s’est depuis lors constituée en mouvement social et culturel dont la particularité est l’exhibition du luxe et du faste vestimentaire par l’emprunt aux styles de vie et aux attributs vestimentaires du Blanc et, par extension, de l’Occident. La sape s’entend à la fois comme l’expression des rapports complexes entre l’État et la société et comme l’espace de circulation et d’appropriation des modèles vestimentaires entre l’Afrique et l’Europe depuis le XIXe siècle. Mais, en réalité, le mouvement de la sape s’est historiquement « greffé3 » aux significations et à l’importance que les Africains accordaient déjà à l’habillement avant la domination coloniale. En effet, bien avant cette période, les vêtements étaient des signes de richesse dans de nombreuses sociétés africaines, les tissus étant des monnaies et des objets de très grande valeur. C’est ce qui explique l’importance accordée, plus tard, aux tissus importés par les Européens pendant la traite négrière.

La sape est portée par des « sapeurs » qui en constituent la figure centrale et emblématique. On les rencontre dans les rues de Brazzaville, de Kinshasa, de Montréal, de Paris ou de Bruxelles lors de parades spécifiques ou à la lecture de mémoires autobiographiques et de romans. Ils se distinguent par le faste de leur accoutrement : des chaussures au chapeau, en passant par le pantalon, les chaussettes, la ceinture, la montre, les lunettes, le parapluie, la cravate, l’écharpe, le foulard, les bagues, la chemise, la veste et le caleçon... Tout coûte cher et on ne se cache pas de le montrer à qui mieux mieux. C’est ce goût du luxe qu’exprime bien un sapeur sur une chaîne télévisée kinoise, Télé 50, en octobre 2024 : « Je ne porte pas n’importe quoi, je ne porte pas de la piraterie et je sais où trouver des habits de qualité. »

Différenciation, singularité, narcissisme...

Il ne faut pas trouver en ces déclarations l’expression d’une immoralité. La sape, ce n’est à proprement parler ni la vantardise, ni l’inculture, ni l’orgueil, mais d’abord une culture, celle de l’exhibitionnisme qui est ancrée dans les imaginaires et les pratiques urbaines congolaises. En effet, en plus d’être un « art de vivre vestimentaire pour apprendre à mieux s’aimer [soi-même] », la sape est d’abord et avant tout culture et ostentation de soi, explique l’auteur Alain Mabankou dans Confessions of a Sapeur (Liverpool University Press, 2014.). Elle est un art, un art de soi et, donc, un tableau et, même, un tableau de soi. Car elle consiste en une « exposition » de soi : exposition des démarches, des gestes, d’attitudes, de principes, de discours, de comportements, de pratiques, de techniques de soi et de relations à la société de consommation. En somme, la sape c’est une esthétique du corps ou une mise en scène de soi, avec l’appui des accessoires vestimentaires qui scénographient l’espace où le sapeur s’expose.

Même si son objectif n’est pas de séduire, le sapeur aime à attirer les regards. C’est pourquoi il se met généralement en scène dans un corps scénographié par un style vestimentaire particulièrement aguicheur. Le sapeur se considère comme un chef-d’œuvre sur pied qui a nécessairement besoin de spectateurs pour le contempler. Il n’y a pas de sape dans le désert. En tant qu’exposition de soi, la sape est portée par le souci du regard de l’autre, soit pour lui prouver son ostentation, soit pour se convaincre soi-même de son ostentation dans les yeux d’autrui. Le sapeur veut que toute l’attention soit portée sur lui, qu’on acclame sa richesse, qu’on admire les griffes de ses vêtements et de ses chaussures, qu’on envie le luxe qui l’auréole, qu’on désire aller là où il est allé, qu’on le respecte pour ce qu’il porte, qu’on rêve de vivre à Bruxelles, à Montréal ou à Paris comme lui, etc. C’est une philosophie de la différenciation, de la singularité, du narcissisme, de la délocalisation et de l’extravagance.

Voilà pourquoi « l’exposition » du faste « sapologique » a généralement besoin de deux types de témoins oculaires : soit elle s’adresse à d’autres sapeurs – dans ce cas, elle prend les allures de concurrence, de rivalité, de compétition, de hiérarchisation et de clashs entre sapeurs ; soit elle s’épanouit dans des espaces de misère et s’adresse ainsi à des gens infâmes et anonymes pour susciter en eux des envies, de l’admiration dont le sapeur a besoin pour se sentir exister. Ces milieux anonymes cristallisent des espoirs, des rêves d’enrichissement et d’émancipation, mais aussi des souffrances et des malheurs de la vie quotidienne. Il n’y a qu’à voir la boue, les flaques d’eau, les quartiers inondés, les nuages de poussière qui rythment parfois les pas des sapeurs quand ils défilent, se pavanent et exhibent leur faste vestimentaire à travers les rues de Kinshasa et de Brazzaville. En Europe aussi, une grande partie des sapeurs sont des travailleurs au Smic et habitent les banlieues des villes européennes. Dans ce cas, la sape est un tableau dont l’éclat ne ressort que lorsqu’il est « exposé » dans un environnement particulier : l’anonymat des milieux pauvres.

Espace de contrastes et de paradoxes

Il y a donc un lien intrinsèque entre la sape et son milieu. Dans la sape, le luxe côtoie irrémédiablement la promiscuité, c’est d’elle qu’elle tire toute sa splendeur. Sans elle, sans cet environnement de souffreteux, de laissés-pour-compte anonymes, la sape n’a pas de sens, elle s’épuise et s’évanouit. La culture du faste dont la sape est l’expression ne retrouve son éclat que dans un environnement, lointain ou proche, décalé par rapport aux objets exposés à travers le corps du sapeur. Bref, la sape est une esthétique du bluff, une mise en scène de soi, une éthique de la monstration de soi animée par le désir de se prouver à soi-même et aux autres qu’on est quelqu’un, qu’on a quelqu’un, qu’on est quelque chose dans ce monde de misère, qu’on a quelque chose malgré les apparences misérables dont on s’extrait. Derrière toute sape se cache résolument la misère du sapeur ou celle de son environnement. De fait, le tableau de la sape ne peut se comprendre que comme esthétique du contraste ou art des paradoxes.

La sape est donc avant tout un espace de contrastes et de paradoxes entre le corps du sapeur et son milieu et, parfois, entre ce qu’il expose et sa vie quotidienne. Mais en quoi précisément la sape vestimentaire peut-elle s’apparenter au développement immobilier dans les villes congolaises ? Il faudrait d’abord s’intéresser à la manière dont les bâtiments flamboyants sont agencés dans la ville.

Prenons quelques exemples concrets. Kintélé, dans la banlieue de Brazzaville, constitue un excellent point de départ. Lancée en 2010 par le gouvernement et sous la direction de la Délégation générale des grands travaux, qui en a supervisé la construction en tant que maître d’ouvrage, cette nouvelle ville est constituée d’un grand complexe immobilier regroupant entre autres des édifices universitaire, sportif et hôtelier haut de gamme : le Grand Hôtel de Kintélé ; le Centre international de conférences, inauguré en 2017 ; l’université Denis-Sassou-N’guesso, inaugurée en 2021 ; le Complexe sportif de la Concorde de Kintélé, qui dispose d’un stade olympique de 60 000 places, d’un palais des sports de 10 000 places et d’un complexe nautique de 2 000 places. Il compte également une surface dédiée à 1 000 logements sociaux préfabriqués construits par des partenaires israéliens. 5 000 autres, construits par des partenaires italiens, sont annoncés depuis 2015.

Des réalités en parfait décalage

Et pourtant, pour ce qui est spécifiquement des logements sociaux, des habitants constatent que « depuis un certain moment, ils sont de plus en plus en mauvais état, avec des murs sales et moisis ». Par ailleurs, l’ensemble du complexe immobilier baigne dans un environnement en décalage complet avec les couleurs du faste qu’il représente : en traversant le viaduc flamboyant et neuf qui mène à Kintélé, on est frappé par la présence d’habitations entièrement construites en tôle d’aluminium et environnées de déchets. On a là un exemple de complexe immobilier luxueux, niché dans un milieu en déphasage avec d’autres réalités et environnements proches ou lointains, et dont certaines parties (logements sociaux) ont brillé seulement le temps de l’inauguration faite par le président Denis Sassou-N’guesso.

À Kinshasa, la « Cité du fleuve » est implantée dans un décor presque similaire. Lancé en février 2009 sur une superficie de 380 hectares, ce projet visait la construction de 10 000 logements sur un marais du fleuve Congo, au nom de l’illusion moderniste de contrôle de la nature qui caractérise la plupart des projets immobiliers contemporains. Son promoteur, Robert Chaudy, envisageait en effet d’en faire le « Dubaï de Kinshasa ». Il s’agit de l’un des joyaux immobiliers de Kinshasa construit dans le quartier Kingabwa, dans la commune de Limeté.

Pour sa construction, et avec la bénédiction du gouvernement congolais, qui a notamment mis le terrain à sa disposition, le promoteur franco-libanais a pu assurer l’essentiel de son investissement grâce au procédé de vente en l’état futur d’achèvement (VEFA), c’est-à-dire une vente des lots et des immeubles avant même qu’ils ne soient matérialisés. Ces appartements coûtent entre 150 000 et 300 000 dollars. Aujourd’hui, d’après les informations recueillies sur le terrain et sur les réseaux sociaux, ce projet présente de nombreux problèmes d’acquisition et de finition.

Surtout, l’arrière-plan de ce joyau immobilier est auréolé d’un paysage jonché de bidonvilles et de déchets. En quittant le quartier Funa de la zone industrielle, il faut traverser le quartier Pakadjuma, construit au milieu d’une déchetterie dans laquelle sont déversés tous les « produits » vidangés de la ville. Une fois Pakadjuma traversé, il faut s’engager sur l’avenue qui mène au quartier Kingabwa. Le spectacle de cette avenue est frappant : sous un nuage de poussière et dans une ambiance d’égouts et de trottoirs (quand ils existent) pleins de déchets, des hommes vêtus de haillons transportent des paquets d’ordures. Ils défilent sur la grande artère de Kingabwa qui mène vers une usine de transformation installée par le gouverneur de la ville. La petite rue qu’il faut ensuite emprunter à partir de la station d’essence Gogaz pour rejoindre la cité est animée par un cortège de réalités en parfait décalage avec la promesse attendue : nids-de-poule, flaques d’eau, poussière, boue par endroits, jeunes improvisés en laveurs de voitures dans une eau insalubre, blocs de quartiers couverts de tôles et noyés dans la boue, etc. Rien ne laisse présager que cette rue mène vers un complexe luxueux, avec des routes goudronnées et bien tracées. À se demander comment ceux qui vivent ou vivront dans cette cité du fleuve font ou feront pour y accéder...

Simulacre et superficialité

Ces exemples ne sont pas la manifestation d’une faillite des autorités urbaines. Au contraire, il s’agit là d’un langage particulier de la ville qui contribue à la formation d’un paysage immobilier spécifique et constitue un cache-quelque chose : cache-misères, cache-inondations, cache-défaut-de-drainage, cache-bidonvilles, cache-fissures, cache-bricolages urbanistiques, etc. À ce titre, la sape du béton est un registre de perception particulier. On sait, avec le philosophe Gilles Deleuze4, que le rapport de la perception à la réalité est par essence sélectif. En effet, la perception opère par élimination, soustraction, sélection et cadrage de la réalité. La sape du béton est précisément une modalité de la perception dans la mesure où sa matrice consiste à construire de grandes infrastructures, à exposer certaines de leurs façades comme élément de la modernisation urbaine, comme manifestation du « travail » de l’État, alors même que subsistent des réalités plus profondes et des façades inachevées.

Dans les villes de Kinshasa et de Brazzaville, les grandes infrastructures sont au centre de la politique de l’image du pouvoir central. Elles sont évoquées lors des forums internationaux et nationaux comme bilans positifs du gouvernement. Elles constituent les piliers du tourisme national et local. Elles sont fièrement présentées aux étrangers par des habitants ordinaires de Kinshasa ou de Brazzaville comme éléments constitutifs de la modernisation de leur ville alors que, comme on l’a vu, elles côtoient souvent des bâtiments vétustes et des vies misérables. Le simulacre qui est la matrice de leur « exposition » tend simplement à masquer leurs imperfections, leur inachèvement et le milieu misérable dans lequel elles baignent parfois. Dès lors, la sape du béton est une esthétique spécifique de la ville, celle de la superficialité.

La sape du béton est donc un langage spécifique de la ville congolaise contemporaine. Ce langage ne se limite cependant pas à l’agencement des immeubles dans la ville, au paysage immobilier. Il se déploie également à travers les discours et les lieux d’énonciation qui accompagnent la projection des infrastructures et qui sont en déphasage total avec la réalité des populations.

De la sape et des « produits » immobiliers

Le salon Expo-Béton en RD Congo concentre ces différentes dimensions. Initiative du député Jean Bamanisa, ce forum annuel est un espace de discussions et d’échanges qui met ensemble des membres du gouvernement, des experts et promoteurs immobiliers, des avocats, des journalistes, des universitaires, des investisseurs, des architectes et urbanistes, ainsi que de simples curieux.

Du 9 au 20 septembre 2024 s’est tenue la 8e édition dans les villes de Kinshasa et de Matadi. Elle était intitulée « Révolution urbaine, des solutions durables du corridor-ouest pour Kinshasa et Kongo Central ». Dans la capitale, ce rendez-vous annuel a eu lieu au Centre financier – grande bâtisse en vitre et en béton construite par les Turcs et abritant certains services du ministère national des Finances. Pendant quatre jours, de nombreux stands occupés par diverses entreprises publiques et privées jonchaient et décoraient les espaces internes et externes du Centre financier. Si l’entrée était gratuite, elle n’était toutefois pas libre car il fallait être munie d’une invitation, ce qui ne courait pas les rues. Comme à de nombreuses reprises, l’évènement a été marqué par la présence du chef de l’État congolais, Félix Tshisekedi, invité d’honneur.

Sur place, tous les convives sont sapés comme jamais, mais, à les entendre parler, tous ne sont pas « friqués », leurs tenues ne reflétant aucune hiérarchie financière ou sociale. Parmi eux, il y a des étudiants et de jeunes ingénieurs au chômage. Des investisseurs sillonnent les différents stands où sont exposés des « produits » immobiliers et divers matériaux et technologies de construction. Ils sont à chaque fois abordés par des jeunes hommes, et surtout des jeunes femmes, spécialement recrutés pour la circonstance, et qui font le même récital pour intéresser les potentiels clients.

Projets « utopiques » et « illusoires »

L’évènement Expo-Béton a donné lieu à des discours et à une série de vœux pieux de la part des politiques. Par exemple, avant de déclarer ouverte la session des travaux, le président Tshisekedi a rappelé l’importance qu’il accorde aux conditions de vie des populations congolaises et à la décongestion de Kinshasa. Une affirmation en décalage avec l’avis général de l’auditoire lors des échanges avec des ministres et des experts immobiliers au cours des séances de travail qui ont suivi. Certains participants ont remis en question la viabilité des solutions présentées par les ministres et ont souligné leur caractère « utopique », « illusoire » et « décalé » par rapport à la réalité. D’autres, plus directement et sous les applaudissements de la salle, ont demandé aux ministres s’ils étaient au courant de certains problèmes d’embouteillages, de nids-de-poule, d’assainissement, d’inondation et de vétusté des infrastructures risquant de causer des accidents mortels (le cas de la piste d’atterrissage de l’aérodrome de Ndolo5 a été évoqué séance tenante par une jeune dame).

Les salons immobiliers à Kinshasa ne sont donc pas simplement des plateformes de rencontre entre de potentiels investisseurs et des entreprises publiques et privées désireuses de faire connaître leurs « produits » finalisés, en cours de mise en œuvre ou simplement en projet. Il s’agit bien plus de vitrines bling-bling du pouvoir politique, des espaces de sa mise en scène et de sa démonstration de force. En tant qu’espaces de discussion, ce sont surtout des lieux de la mise en scène de soi par le corps et par la parole qui cache certaines réalités profondes. Ce sont des lieux où des personnes bien sapées peuvent échanger sur la sape du béton. Et le contraste est d’autant plus marqué que certains intervenants qui dénoncent le décalage de la sape du béton avec les réalités de Kinshasa ne prêtent presque plus attention au décalage que leur sape vestimentaire du jour peut avoir avec leur misère quotidienne. Expo-Béton est surtout le contraste entre les beaux discours, les belles promesses des gouvernants, les vœux pieux de ces derniers d’une part, et d’autre part la réalité concrète et inachevée de la ville de Kinshasa – jusqu’à la façade du Centre financier, non terminée et cachée.

Les contrastes inhérents à la sape s’expriment au moins de trois manières dans le secteur de la construction. Ils peuvent s’exprimer en termes de décalage entre le luxe de certains immeubles et le milieu dans lequel ils sont implantés (état vétuste des routes, des rues et des avenues ; habitat et quartiers inondés et dégradés ; misère des ouvriers, des employés de ces structures, etc.). Ils peuvent aussi s’exprimer en termes de décalage esthétique au sein d’un même joyau immobilier qui peut présenter des façades inachevées en déphasage avec les façades bling-bling que l’on expose. Ils peuvent encore s’exprimer en termes de décalage entre les discours et le temps des infrastructures : soit l’annonce des immeubles clinquants tarde à être suivie d’effet mais permet momentanément de produire un émerveillement illusoire dans un environnement de misère et de pauvreté, soit ces immeubles voient bien le jour mais ne brillent que le temps de quelques jours, semaines, mois ou années, c’est-à-dire le temps de l’évènement « sapologique ». In fine, la sape est présente dans l’ensemble du corps social, y compris dans les modes d’agencement, de production et de promotion des immeubles dans les villes congolaises contemporaines.

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1D’autres plateformes de rencontre entre des experts immobiliers et des acteurs étatiques ont été lancés en 2024. On peut mentionner le tout premier Salon de l’immobilier, de l’aménagement et de l’investissement (Szlima), qui s’est tenu entre le 4 et le 5 octobre 2024 à Kinshasa et qui est parrainé par le ministère de l’Aménagement du territoire de la RD Congo.

2On peut mentionner les figures du palimpseste, de la montagne ou du trou auxquelles recourent Filip de Boeck et Sammy Balojy, Suturing the City. Living Together in Congo’s Urban Worlds, London, Autograph ABP, 2016.

3J.F. Bayart (dir.), La Greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996.

4Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Éditions de Minuit, 1983

5Malgré les promesses et les efforts de réhabilitation entrepris depuis 2022, l’aérodrome connaît de sérieux problèmes quant à la fonctionnalité de sa tour de contrôle et la viabilité de sa piste d’atterrissage, qui est jonchée de nids-de-poule en plus d’être amputée par des habitations et des installations anarchiques.