
En novembre 2024, l’État malien emprisonne Terence Holohan, le PDG de la compagnie australienne Resolute Mining, qui extrait de l’or dans le sud du Mali depuis 2008. En décembre, la justice malienne émet un mandat d’arrêt contre Mark Bristow, le PDG de l’entreprise canadienne Barrick Gold, qui réplique par la suspension de ses opérations à Loulo-Gounkoto1. Décrite comme l’une des plus grandes entreprises aurifères au monde, Barrick Gold exploite l’or dans l’ouest du Mali depuis sa fusion avec la société anglaise Randgold, en 2018. C’est au Mali que cette dernière avait commencé l’exploitation aurifère, en 1996, grâce au rachat des actifs de la compagnie austro-américaine BHP-Utah.
Les motifs de ces actions judiciaires convergent vers l’accusation que ces compagnies spolient l’État. Parallèlement, l’État impose désormais les dispositions du code minier de 2023, qui lui est beaucoup plus favorable, aux contrats en vigueur signés antérieurement.
Avant le coup d’État de 2020, le Mali s’était toujours abstenu d’incarcérer les représentants des groupes miniers. Qui plus est, depuis 1987, il s’était résolu à recourir à l’arbitrage international pour résoudre ses différends avec les compagnies minières étrangères. Et, jusque-là, le Mali ne les contraignait pas à se conformer à la nouvelle réglementation tant que les contrats étaient en cours de validité.
En réalité, ces inflexions traduisent l’affirmation d’une rupture de l’État malien avec l’ordre libéral qui s’est imposé au monde depuis la chute du mur de Berlin. Et cette rupture s’inscrit dans une certaine profondeur historique.
À l’indépendance, la nationalisation
L’ordre libéral repose sur des idées et des pratiques qui prônent le désengagement de l’État dans la production au profit des acteurs privés et la privatisation des actifs publics. D’après Daniel Yergin et Joseph Stanislaw2, la plus grosse vente des actifs publics dans le monde s’est produite après la chute du mur de Berlin.
Dans le secteur extractif malien, il s’est traduit notamment par la suppression de toutes les entreprises publiques ; la limitation à 20 % de la participation de l’État au capital des entreprises mixtes ; l’absence de représentant de l’État dans les mines ; le transfert de l’autorité judiciaire vers le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi).
Ancienne colonie française, le Mali accède à l’indépendance en 1960 sous la présidence socialiste de Modibo Keïta, un civil. Avec l’aide de l’URSS, l’État crée dès 1961 le Bureau minier du Mali, une société nationale. Celle-ci est rebaptisée Société nationale de recherches et d’exploitation des ressources minières (Sonarem) en 1963. Son rôle est d’entreprendre l’exploration et l’extraction des ressources du sous-sol. En 1963, le Mali met en place son premier code minier postcolonial, qui fait implicitement de la Sonarem l’unique entité autorisée à entreprendre les activités minières à caractère industriel. En d’autres termes, les entreprises privées sont exclues du droit de propriété sur les ressources minérales. Ces entreprises ne peuvent s’engager dans la recherche et l’extraction des ressources que pour le compte de l’État, contre rémunération. Il s’agit d’une rupture avec le libéralisme colonial fondé sur la reconnaissance du droit de propriété privée.
Le socialisme, « seul gage de la stabilité »
Ainsi, dans la période 1963-1968, seules deux entreprises privées occidentales interviennent dans le secteur extractif malien pour le compte de l’État. Il s’agit de la société allemande Klöckner (pour l’étude de faisabilité sur l’exploitation des gisements de phosphate de Tilemsi, dans le Nord) et de la compagnie anglaise Selection Trust (pour l’exploration de diamant à Kéniéba, dans l’Ouest). La plupart des travaux géologiques sont menés par l’État en partenariat avec l’URSS et non plus avec la France. Jusque-là acteur principal de l’exploration minière, la France est écartée à la suite des tensions nées de la dislocation de la Fédération du Mali.
Les mines ne sont pas le seul secteur que l’État nationalise dans les années 1960. La plupart des secteurs de l’économie sont concernés. Par exemple, 1960 voit la naissance de la Société malienne pour l’importation et l’exportation (Somiex), qui détient le monopole sur le commerce3. À l’époque, l’étatisation de l’économie s’inscrit dans la stratégie d’importation de l’État socialiste. Pour les dirigeants du moment, comme Seydou Badian Kouyaté4 (ministre du Développement de 1962 à 1965), le socialisme est « le seul gage de la stabilité politique ».
En novembre 1968, le gouvernement de Modibo Keïta est renversé par un coup d’État militaire mené par le lieutenant Moussa Traoré, qui deviendra plus tard général d’armée. Ce putsch montre que l’importation du socialisme au Mali n’a pas assuré la stabilité politique. L’une des rhétoriques de légitimation du nouveau pouvoir est l’élimination du socialisme. L’insertion de l’ordre libéral dans l’économie malienne en général et dans les mines en particulier est, dès lors, progressive, allant de la reconnaissance du droit de propriété privée à la vente des actifs publics.
Les pressions de la France
À l’arrivée aux affaires de Moussa Traoré, le Mali s’est déjà rapproché de la France pour rompre avec la nationalisation de l’économie. Cet engagement a été pris par le gouvernement de Modibo Keïta dans le cadre des accords monétaires franco-maliens (1967), dont l’une des conséquences immédiates est la dévaluation du franc malien la même année. La libéralisation de l’économie malienne était la condition posée par le gouvernement de Gaulle pour coopérer à la convertibilité du franc malien, créé depuis 19625.
Au cours des deux ans qui suivent la prise du pouvoir par les militaires, plusieurs missions diplomatiques françaises se rendent au Mali pour rappeler l’exigence française de l’application de ces accords. L’extrait suivant du compte rendu de la mission conduite auprès de Moussa Traoré, en janvier 1970, par Yvon Bourges (alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères), témoigne de la pression française sur le dirigeant malien :
Monsieur Yvon Bourges a souligné avec la plus grande insistance les graves préoccupations que causait au gouvernement français l’aggravation de la situation générale du Mali sur les plans économique et financier, et en particulier la détérioration constante du compte d’opération, la persistance du déficit budgétaire et l’absence de tout signe de redressement des sociétés d’État et de la Banque du développement du Mali. Il a insisté très vivement sur la nécessité de prendre dans tous ces domaines des mesures immédiates […] et indiqué que l’effort de la France en faveur du Mali ne pourrait se poursuivre que si le gouvernement malien donnait des preuves de sa bonne volonté d’aboutir : l’heure n’est plus aux déclarations d’intention mais aux actes.
C’est dans ce contexte que le gouvernement de Moussa Traoré libéralise l’économie, en cassant le monopole des entreprises publiques. L’une des mesures emblématiques est la suppression, en 1971, du monopole de la Somiex sur le commerce. Pour le cas particulier des mines, l’État reconnaît le droit de propriété privée sur celles-ci grâce à la réforme du code minier de 1969, qui met fin également au monopole de la Sonarem.
Attirer les investisseurs étrangers
Par ailleurs, l’État supprime, dès 1969, la disposition légale qui excluait la privatisation des entreprises publiques sous Modibo Keïta. Cela signifie qu’au Mali le mouvement de privatisation est antérieur aux programmes d’ajustement structurel (PAS) des institutions financières internationales, qui ne commencent qu’en 1982. Néanmoins, c’est dans le cadre des PAS – autrement dit sur l’injonction de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international – que la plupart des entreprises publiques sont dissoutes, comme la Somiex, en 1988.
Le gouvernement Moussa Traoré ne dissout pas d’entreprise minière. Au contraire, en partenariat avec l’URSS, il crée une entreprise publique extractive en 1983, la Société de gestion et d’exploitation des mines d’or de Kalana (Sogemork). Le gouvernement vend, toutefois, des données géologiques nationales aux compagnies étrangères : l’américaine Ree-Co Minerals Inc, l’austro-américaine BHP-Utah et la canadienne Iamgold. En outre, pour offrir une meilleure protection juridique aux groupes miniers étrangers, le gouvernement consent, à partir de 1987, au transfert de l’autorité judiciaire de l’État vers le Cirdi. Ce dernier appartient au groupe de la Banque mondiale et siège à Paris.
Comme l’illustre l’extrait suivant d’un entretien à Bamako, en 2017, avec un ancien haut fonctionnaire des mines, ces politiques libérales visaient à rendre le sous-sol attractif :
Nos pays ont décidé de créer les meilleures conditions pour attirer les investisseurs. C’est là où on a mis la stabilisation du régime, c’est là où on a mis les exonérations douanières, les exonérations fiscales ; c’est là où on a conçu la limitation de la participation, c’est là où on a mis tellement de petites choses qui pouvaient attirer les investisseurs. Et dont l’objectif était de permettre à ces investisseurs de rentrer le plus facilement dans leurs fonds. Donc, les garanties participaient de cela, les avantages fiscaux participaient de là, la fiscalité et mieux encore, même en ce qui concerne le règlement des différends. On a décidé que ces différends ne seront plus réglés dans nos pays, que c’est le Cirdi qui sera l’instance de règlement des différends entre les sociétés minières et nous. Les sociétés minières, en réalité, ce ne sont pas des sujets de droit international. Ce sont les États qui sont sujets de droit international. Mais par cet artifice juridique, on les a élevées au même niveau que nous.
Dans le même sens, en juillet 1995, Ibrahim Abba Kantao (directeur national de la Géologie et des Mines) soutient dans L’Essor (média public) que, sans les multinationales, le développement des industries extractives au Mali sera impossible : « Je ne pense pas que la libéralisation du secteur minier soit préjudiciable à notre pays. [...] Et tant qu’on ne prône pas le libéralisme, nos ressources n’auront pas de chance d’être exploitées. »
En 1991, un code minier ultralibéral
L’introduction de l’ordre libéral au Mali et plus généralement en Afrique ne s’est pas opérée uniquement sous la pression de l’extérieur. Elle est le fruit de la « rencontre6 » entre des volontés locales et extérieures.
En mars 1991, le pouvoir de Moussa Traoré est renversé à son tour par un coup d’État militaire conduit par le colonel Amadou Toumani Touré, communément appelé ATT. Celui-ci deviendra plus tard général d’armée, comme son prédécesseur. ATT rend le pouvoir aux civils un an plus tard, avant de le reprendre par les urnes en 2002. Cependant, dans la courte période 1991-1992, son gouvernement franchit un pas décisif. Il dissout la Sogemork en février 1992.
Un an plus tôt, avec l’assistance de la Banque mondiale, son gouvernement élabore un nouveau code minier, le plus favorable aux compagnies privées de toute l’histoire du Mali, y compris la période coloniale. Ce code octroie des exonérations douanières aux entreprises sur les produits pétroliers pour toute la durée de leur contrat, soit trente ans, alors que dans le code précédent (1970) ces exonérations n’étaient concédées qu’en phase de recherche géologique. En outre, il baisse la taxe ad valorem (taxe sur la valeur des ventes) de 5 % à 3 %. Aussi, contrairement au code de 1970 qui ne prévoit pas de seuil de participation de l’État dans les sociétés mixtes, celui de 1991 limite cette participation à 20 %. De plus, le code de 1991 cantonne les droits de l’État sur les produits miniers à la stricte perception des impôts et dividendes.
Les injonctions de la Banque mondiale
La plupart de ces dispositions seront reprises dans les codes ultérieurs, jusqu’à celui de 2023. Contrairement à ses successeurs, le code de 1991 impose peu de contraintes écologiques aux multinationales. Enfin, il leur garantit la stabilité fiscale tout en leur permettant de choisir le code qui leur paraît le plus favorable. En d’autres termes, l’État ne les contraint pas à se soumettre à la nouvelle réglementation, mais les multinationales sont libres de migrer vers elle à leur guise.
Ainsi, les multinationales, dont les activités étaient jusque-là régies par le code minier de 1970, obtiennent les avantages de celui de 1991. C’est ce qui explique pourquoi, de 1991 à 2017, les plus importantes mines d’or maliennes étaient régies par le code de 1991, bien qu’initialement soumises à celui de 1970. C’est le cas des mines de Loulou (exploitée par Randgold puis Barrick Gold), Syama (exploitée par BHP-Utah, Randgold puis Resolute Mining), Sadiola (exploitée par Iamgold et la sud-africaine Anglogold Ashanti puis la canadienne Allied Gold). Lorsqu’il est question de renouveler leur contrat d’extraction de la mine de Sadiola, en 2017, Anglogold Ashanti et Iamgold sont réticentes à se voir appliquer le code de 2012 alors en vigueur, revendiquant les avantages du code de 1991. C’est le principal point de désaccord avec l’État.
Le point culminant de la libéralisation de l’extraction industrielle des mines maliennes est la dissolution, en 2000, de la dernière société publique minière, la Sonarem, par le gouvernement Alpha Oumar Konaré. Cela fait écho à l’idée de la Banque mondiale selon laquelle les États doivent se désengager de l’extraction au profit du privé pour leur stabilité politique. Lors d’une interview réalisée en 2021, un ancien conseiller de cette institution a expliqué que cette idée avait été diffusée en Amérique latine d’abord, puis en Afrique : « C’est la Banque mondiale qui a commencé à dire : “Voilà, vous avez un potentiel en cuivre, en or, etc. Vous ne pouvez pas continuer à exploiter par vous-mêmes ces gisements. Parce que le risque est trop grand. Vous avez un gisement de cuivre et le prix du cuivre tombe : vous ne pouvez plus continuer à sortir du cuivre. Et vous faites ça avec l’argent de la nation.” La Banque mondiale a dit : “Laissez les compagnies minières prendre ce risque d’investir.” »
Rangold, « l’une des grosses plaies »
Les pressions que les militaires exercent sur les firmes transnationales minières résultent d’idées antérieures à leur arrivée au pouvoir sur le partage jugé inéquitable des ressources. Cette perception de certains hauts cadres était aussi celle de beaucoup de citoyens maliens.
Interviewé en 2017, le représentant malien d’une multinationale confiait que sa propre épouse l’accusait de complicité de pillage des ressources du Mali. Même certains de ceux qui s’enrichissaient avec l’or du Mali admettaient que l’État gagnait moins que les compagnies étrangères. Les avantages du code de 1991 étaient perçus comme abusifs par de hauts responsables de l’administration des Mines, qui s’en ouvraient régulièrement, y compris en public.
Pour le cas particulier de Randgold (devenue Barrick Gold), de hauts fonctionnaires chargés du recouvrement des revenus miniers de l’État ne cachaient pas leur exaspération qu’elle n’ait versé aucun dividende au Mali depuis le démarrage de l’exploitation de la mine de Loulo, en 2005. L’extrait suivant de l’entretien réalisé avec l’un d’eux, par l’auteur de ces lignes, en 2017, en témoigne :
L’une des grosses plaies du secteur minier actuellement concerne Randgold. À chaque réunion, nous attirons l’attention des gouvernants sur ce point-là. Depuis la création de Loulo, il y a bientôt vingt ans, Randgold n’a pas payé un franc de dividende à l’État. Parce que dans leur convention, il y a un paragraphe qui dit que tant que [la mine] doit un franc à un actionnaire, il ne peut pas y avoir de dividende tant que ce montant n’a pas été soldé. Donc, Randgold a profité de cette clause pour endetter la mine régulièrement, bien que faisant des profits extrêmes. On a toujours dénoncé ça. À chaque fois qu’un nouveau ministre des Finances vient ou un ministre des Mines, ils disent qu’ils vont revoir la situation. Mais après ça, quand ils rencontrent la société, on n’entend plus rien.
En réalité, la critique des politiques libérales de l’État et des multinationales remonte aux années 1990. Si les gouvernements successifs ont souvent été dénoncés pour leur bienveillance à l’égard des multinationales, aucun n’a pris de décision radicale. La critique restait donc dans le vide.
La fin de l’âge d’or du libéralisme ?
En comblant ce vide par des poursuites pénales contre des responsables de compagnies étrangères, par l’imposition d’un nouveau code minier rétroactif, par le rehaussement de la participation de l’État dans le capital des sociétés minières à 30 % avec la possibilité d’obtenir cette part en produits miniers, ainsi que par la création d’une société publique minière (2022), les militaires au pouvoir rompent avec l’héritage des programmes d’ajustement structurel. Indéniablement, c’est la fin de l’âge d’or du libéralisme dans l’extraction minière industrielle au Mali.
Avant eux, d’autres militaires, autour du capitaine Amadou Haya Sanogo, tombeur d’ATT en 2012, ont esquissé une posture de fermeté à l’égard des compagnies minières. C’est ainsi qu’ils se sont rendus, armés, sur le site aurifère de Sadiola, dans l’Ouest, pour inspecter le local où l’or était transformé en lingots. Mais le pouvoir de Sanogo fut trop éphémère pour s’imposer.
À ce stade, il est difficile de parler de retour de l’histoire. Car, contrairement au pouvoir de Modibo Keïta, le pouvoir actuel ne revendique pas le monopole de l’État sur les mines et n’a pas aboli le droit de propriété privée. Les nationalisations en cours diffèrent de celles de la décennie 1960 en ceci qu’elles ne portent pas sur l’appropriation totale des activités d’extraction industrielle minière. Il s’agit plutôt du rachat par l’État de mines antérieurement exploitées par les multinationales. Mais les deux régimes ont en commun de s’inscrire dans le renforcement de l’entrepreneuriat d’État, entretenu par rhétorique de la souveraineté nationale.
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1Les deux parties ont entamé un nouveau cycle de discussions le 28 janvier.
2Daniel Yergin, Joseph Stanislaw, La Grande Bataille : les marchés à l’assaut du pouvoir, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000.
3Journal officiel malien, 15 novembre 1960.
4Seydou Badian Kouyaté, Les Dirigeants africains face à leur peuple, Paris, François Maspero, 1964.
5Loi n° 62-54 A.N.-R.M « portant réforme monétaire en République du Mali ».
6Anna Lowenhaupt Tsing, Friction : délires et faux-semblants de la globalité, Paris, La Découverte, 2020.