
DANS L’ACTU
SURPÊCHE ET EXIL AU SÉNÉGAL : AUX ORIGINES D’UNE CATASTROPHE
« Si la mer était aussi abondante qu’avant, je peux dire que la situation migratoire ne serait pas ce qu’elle est. » Abdoulaye Sady vit à Ténérife. Issu d’une famille de pêcheurs sénégalais, il a migré en novembre 2020 aux îles Canaries (Espagne) quand la pêche ne lui a plus permis de subvenir à ses besoins.
Des histoires comme la sienne, il y en a des milliers chaque année, révèle un rapport de l’Environmental Justice Foundation (EFJ), publié le 13 mai, sur le lien entre la surpêche et la pêche illégale au Sénégal et l’augmentation de la migration vers l’Europe sur la route atlantique, à la suite de la dégradation des conditions socio-économiques des populations locales.
Secteur essentiel, la pêche occupe environ 3 % de la main-d’œuvre sénégalaise et 10 % de ses exportations en 2023. C’est également la première source de sécurité alimentaire du pays.
Mais le secteur est menacé par la surpêche industrielle européenne et chinoise, qui entre en concurrence directe avec la pêche artisanale nationale. Dans son rapport, EJF dénonce l’opacité des accords de pêche signés ces dernières années avec les industriels étrangers. La multiplication des chalutiers de fond étrangers, plus gros et mieux équipés, constitue une concurrence déloyale à l’égard des pêcheurs artisanaux, privés de poisson dans les premiers périmètres de pêche. « Quand [les bateaux chinois] pêchent, leurs filets attrapent tout, même les plus petits poissons impropres à la consommation. Ils ne trient pas ce qu’ils veulent ou non. Ils prennent tout », regrette Moussa Diop, ancien pêcheur.
S’ajoute à cela la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INDNR). En 2024, vingt-quatre navires ont été arrêtés par les autorités sénégalaises pour pêche en zone protégée, sans autorisation ou encore d’espèces immatures. Cette pratique n’est pas sans lien avec la pêche industrielle étrangère, puisque parmi les chalutiers aujourd’hui munis d’autorisations, certains ont été impliqués auparavant dans des activités de pêche INDNR, notamment des embarcations chinoises et coréennes.
La pêche INDNR est facilitée par les pratiques de dissimulation de certaines structures de pêche industrielles. Pour contourner la législation sénégalaise (qui limite l’accès aux eaux nationales), certaines compagnies étrangères s’associent à des entreprises locales fictives tout en gardant le contrôle du matériel de pêche. « Le manque de transparence permet de cacher l’identité des propriétaires bénéficiaires, ce qui empêche la détection et les sanctions lorsque leurs navires s’engagent dans des activités illicites », explique EJF.
Avec l’explosion de la pêche industrielle et de la pêche INDNR, la population de poissons au large du Sénégal a connu un déclin majeur. Les modèles de reconstitution de capture estiment que 57 % des populations exploitées au Sénégal sont en état d’effondrement. « La seule raison invoquée par les gens est que [le déclin des poissons] est causé par les bateaux étrangers, que ce sont ces bateaux qui ont ruiné la mer », s’indigne Papa Sady Bieng, ancien pêcheur.
La crise du secteur provoque des conséquences directes sur la population sénégalaise : un chômage endémique et une augmentation de la pauvreté. À mesure que les pirogues de pêche artisanale reviennent bredouilles, les espoirs de la jeunesse s’éteignent. La baisse des revenus provoque également celle de la santé des populations locales. Des milliers de jeunes se résolvent alors à prendre la mer pour atteindre l’Europe, dans l’espoir d’une vie meilleure pour eux et leur famille. « Si j’avais été capable de gagner assez d’argent avec la pêche, je n’aurais jamais eu besoin de venir en Europe », confie Memedou Racine Seck, ancien pêcheur et exilé à Ténérife.
Mais la route migratoire n’est pas sans danger. Quand, en 2024, l’Espagne estime qu’environ 46 000 personnes ont migré vers les îles Canaries, l’ONG espagnole Caminando Fronteras indique que, dans la même période, plus de 9 700 personnes y ont trouvé la mort.
L’Environmental Justice Foundation propose des pistes de solution aux institutions directement responsables de cette situation, comme l’extension des zones exclusivement réservées à la pêche artisanale par le gouvernement sénégalais ou le renforcement par l’Europe de la protection des écosystèmes marins en Afrique de l’Ouest.
Finalement, la démonstration la plus saisissante du rapport est le paradoxe de l’Europe, qui mène une lutte acharnée contre l’« immigration clandestine » depuis dix ans tout en sapant, par son industrie, l’économie des pays de départ, créant ainsi les causes socio-économiques des migrations. « Ce qu’ils font, c’est pire que l’immigration. Parce que nous, on prend le risque d’aller en Europe en pirogue, mais eux, ils viennent voler notre poisson », s’indigne Karim Sall, président de l’Association des pêcheurs de Joal et du Comité des réserves maritimes en Afrique de l’Ouest.
Alexia Sabatier
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À VOIR
KENYA. LA HONTE DU PRÉSIDENT RUTO
Le président William Ruto a une longue histoire de dépassement de la honte. On se souvient, notamment, des poursuites intentées contre lui en décembre 2010 par la Cour pénale internationale (CPI) pour trois chefs d’accusation de crimes contre l’humanité : un meurtre, un transfert forcé de population et une persécution. L’incendie d’une église abritant des femmes et des enfants kikuyus figurait parmi les crimes poursuivis. Sur les six hommes politiques accusés par la CPI d’avoir participé à des violences politiques lors des élections de 2007, deux sont devenus présidents du Kenya (l’autre étant Uhuru Kenyatta, de 2013 à 2022). Six ans plus tard, la CPI a abandonné les poursuites après la disparition, le retrait ou l’assassinat – dans le cas de Meshak Yebei – des principaux témoins à charge.
Dans ces années, la corruption à grande échelle – des biens volés par l’État, des transactions foncières douteuses, la privatisation massive d’entreprises publiques, l’évasion fiscale et bien d’autres choses encore – a fait du Kenya un pays où les inégalités extrêmes sont devenues hors de contrôle : selon Oxfam, moins de 0,1 % de la population (8 300 personnes) possède plus de richesses que les 99,9 % les plus pauvres (44 millions de personnes).

L’aliénation populaire totale de la classe politique a poussé 100 000 personnes à descendre pacifiquement dans les rues de Nairobi l’été dernier. Le film de l’équipe d’investigation de la BBC Afrique diffusé en ce moment, Blood Parliament (Parlement sanglant), revient sur ces semaines de fièvre. La violence meurtrière de la police et de l’armée à l’encontre de manifestants désarmés, dans une ambiance de carnaval, à l’occasion de protestations contre de nouvelles taxes qui auraient entraîné une hausse générale des prix, de la nourriture aux couches pour bébé et aux serviettes hygiéniques, est le cœur du documentaire. Aussi, l’une des scènes marquantes du film, tournée à l’intérieur du Parlement pendant le vote de la taxe, révèle l’ostentation des puissants, que l’on voit monter dans des ambulances pour échapper à la marée de jeunes qui s’approche, et leur peur de leur propre peuple.
L’analyse de 5 000 photos et vidéos capturées pendant ce qui est devenu un chaos sanglant montre la police et l’armée tirant pour tuer, encouragées par des ordres explicites « Tuez ! Tuez ! » en swahili lancés par les officiers. Le film est tellement devenu viral, avec des images qu’on ne peut ni effacer ni oublier, qu’un député kényan proche du gouvernement a demandé l’interdiction de la BBC et qu’une projection publique du film a été annulée.
Le film se concentre sur trois des dizaines de morts recensés : David, Eric et Ericson, respectivement ingénieur en informatique donnant des cours de catéchisme aux enfants, étudiant et boucher. Grâce à une analyse méticuleuse du travail de dizaines de photojournalistes et d’images de téléphones portables, le film identifie le tueur de David et d’Ericson comme le policier John Kaboi. Ce dernier n’a pas répondu aux questions des réalisateurs. Le meurtrier d’Eric Shieni, un étudiant de 27 ans, est un officier de l’armée identifié par son uniforme et son fusil Solid Stock, dont le nom n’a pas encore été révélé, mais qui est visible sur 150 images en 10 minutes. Eric a été tué alors qu’il venait de s’enfuir, avec d’autres, du bâtiment du Parlement.
William Ruto devrait regretter non seulement son mépris des Kényans aux prises avec la crise économique qui n’en finit pas mais aussi son discours ridicule et mensonger décrivant les manifestants comme des « criminels organisés ». La mère dévastée et les amis d’Eric Shieni pendant ses funérailles, dignes malgré la douleur ; les représentants des juristes kényans qui ont dénoncé « la malveillance, l’impunité et la brutalité » des meurtres ; les 106 députés de l’opposition qui ont voté « non » au projet de loi sur les nouvelles taxes, et certains, comme Babu Owino, qui a escaladé la barrière de protection du Parlement pour porter secours aux manifestants blessés et morts... Tous constituent la force populaire kényane qui, l’année dernière, a contraint le président à retirer son projet de loi fiscale.
Depuis lors, une autre grande erreur devrait inquiéter le président Ruto. Pour plaire à Washington, il a signé en février 2024 un accord avec le Premier ministre haïtien de l’époque prévoyant l’envoi de 400 policiers kényans dans le cadre d’une force internationale de 2 500 hommes chargée de reprendre le pays aux puissants gangs armés qui l’ont rendu ingouvernable. Le président Ruto a annulé la décision d’un juge qui avait interrompu le déploiement. Mais Haïti est une mission impossible, un projet vaniteux. Le Premier ministre Ariel Henry n’est pas retourné en Haïti et, deux mois plus tard, il a démissionné. Les Kényans ne parlent pas la langue et n’ont pas l’équipement pour une telle mission et ils ont essuyé des pertes. Pendant ce temps, d’autres contingents, comme ceux du Bénin et de la Barbade, ont gardé leurs forces chez eux, en attente...
Victoria Brittain
À voir (en anglais) : BBC Africa Eye Documentary, Blood Parliament, 37 minutes, 2025.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
Sahel. Le quotidien suspendu des femmes face à l’insécurité
Témoignages Interrogées entre juin et juillet 2024 dans le cadre d’une enquête menée par l’Institut de recherche pour la paix de Stockholm (Sipri) et son partenaire malien du Centre international de recherche Point Sud, des femmes de Mopti et de Gao décrivent l’impact de la crise sécuritaire sur leur vie quotidienne. Récits de peur, mais aussi de solidarité et d’espoir.
Par Pauline Poupart
Éthiopie. Au Tigray, « personne ne veut renouer avec la guerre »
Reportage Deux ans et demi après la fin du conflit qui a endeuillé cette région septentrionale d’Éthiopie, la menace de nouveaux affrontements plane aux niveaux local, national et même international avec l’Érythrée voisine. Les riverains, les populations déplacées, les responsables politiques et les anciens combattants redoutent et rejettent cet obscur scénario.
Par Augustine Passilly
RD Congo. Quand pleurent les arbres de sang
Cinéma L’artiste congolais Sammy Baloji vient de présenter son film L’Arbre de l’authenticité, qui revient – notamment – sur l’exploitation forestière du Congo et sur la trajectoire du biologiste Paul Panda Farnana. Un essai cinématographique puissant qui multiplie les allers-retours entre les années d’accaparement colonial et le présent d’un pays surexploité.
Par Nicolas Michel
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IN ENGLISH
Ethiopia. In Tigray, ’no one wants to return to war.’
Report Two and a half years after the end of the conflict that devastated this northern region of Ethiopia, the threat of renewed clashes looms at local, national, and even international levels, particularly with neighbouring Eritrea. Redundancy residents, displaced populations, political leaders, and former fighters fear and reject this dark scenario.
By Augustine Passilly
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