La Lettre hebdomadaire #181

Règlement de comptes au Sénégal

Cette œuvre est une peinture vibrante et dynamique, remplie de couleurs chaudes et froides. On y trouve des nuances de rouge, d'orange et de jaune qui se mêlent à des touches de vert et de bleu, créant un contraste saisissant. Les formes semblent tourbillonner et se chevaucher, évoquant des visages abstraits qui sont partiellement visibles. L'ensemble dégage une sensation de mouvement, presque comme une danse, où les figures semblent interagir entre elles. Les traits sont lâches et expressifs, laissant une impression de chaos organisé, comme une scène animée remplie d'énergie et d'émotion.
Younousse Seye, Contestation, 1980.

DANS L’ACTU

AU SÉNÉGAL, LE PASTEFGLE SES COMPTES AVEC LA PRESSE

Dans une tribune publiée le 3 juin, le président de l’Association des éditeurs et professionnels de la presse en ligne (Appel), Ibrahima Lissa Faye, a interpellé le président et le Premier ministre du Sénégal sur « la situation catastrophique de la presse sénégalaise », tentant de dénouer une crise qui ressemble de plus en plus à un bras de fer.

Les tensions ont commencé dès l’arrivée au pouvoir de Pastef (Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), après l’élection, en mars 2024, de Bassirou Diomaye Faye à la présidence. Et elles ressemblent parfois à un règlement de comptes, sur fond de relations historiquement difficiles entre le nouveau pouvoir et les grands médias, particulièrement quand Ousmane Sonko et son parti subissaient le harcèlement du régime de Macky Sall.

Pour Ibrahima Lissa Faye, sauf « action salutaire et urgente » des plus hautes autorités du pays, « l’Histoire retiendra que, de manière délibérée, une mise à mort du secteur des médias est savamment planifiée et orchestrée ». Les médias privés sont asphyxiés, écrit l’auteur, à la suite des « mesures iniques et inappropriées qui [mettent] en péril non seulement la survie économique des entreprises de presse, la dignité, l’indépendance et le professionnalisme de ses travailleurs, mais également la liberté d’information, qui constitue un pilier fondamental de [la] démocratie. »

Plusieurs décisions du président et de son Premier ministre, tous deux issus de l’administration des impôts, ont mis en difficulté les entreprises de presse. La plus pénalisante, conforme aux engagements politiques de rationalisation du budget pris par Sonko et Faye pendant la campagne, a été mise en œuvre dès le mois de mai 2024 : avec la résiliation des conventions publicitaires des institutions de l’État, les médias ont perdu brutalement d’importantes recettes impossibles à compenser.

Ibrahima Lissa Faye explique à Afrique XXI : « Toutes les entités économiques du Sénégal dépendent de la commande publique. On n’a pas encore un secteur privé fort, capable de porter l’économie. Les recettes publicitaires de nos médias sont tellement faibles qu’elles ne peuvent pas assurer les salaires. Avec les contrats publicitaires des entreprises de l’État, on arrivait à équilibrer nos comptes. Mais le gel des contrats et du paiement des contrats en cours nous a mis en difficulté. »

Au-delà de ces questions financières, les patrons de presse s’en prennent à la méthode et aux manières du ministre de la Communication, des Télécommunications et du Numérique, Alioune Sall, qui a entrepris, à la hussarde, l’enregistrement et la régularisation administrative des médias du pays et décidé d’en fermer plus de la moitié. À l’issue de ce processus, 358 des 617 médias enregistrés ont été jugés non conformes au Code de la presse par le ministère de la Communication, et on leur a enjoint, par un arrêté du 25 avril, de cesser leurs activités, faute de quoi ils prennent le risque de « s’exposer à des sanctions ».

« Le ministre n’applique pas le Code de la presse, poursuit Ibrahima Lissa Faye. Il applique ce qu’il veut. Aucune disposition du code ne prévoit la fermeture des entreprises de presse. Les dirigeants de médias qui ne respectent pas leurs obligations doivent recevoir une mise en demeure. On conteste les méthodes du ministre, sa fermeté exagérée et le fait qu’il s’arroge les pouvoirs de régulation et ceux de la justice. Nous l’avons attaqué devant la Cour suprême au nom de la séparation des pouvoirs. »

Jeudi 12 juin, la Cour suprême lui a donné raison, ordonnant la suspension de la notification de cessation de parution du média Public SN de la journaliste Aïssatou Diop Fall. Cette dernière en a été informée par son avocat, Me Abdou Dialy Kané.

Au motif que le recensement des médias n’est pas achevé, le Fonds d’appui et de développement de la presse a également été gelé par le gouvernement. « Le ministère s’est fourvoyé avec une plateforme qui tombe constamment en panne. Il change les règles du jeu en plein match et travaille dans l’opacité. Il y a des médias qui n’ont même pas de rédaction qui sont acceptés sur la liste des entreprises conformes et des médias non conformes qui sont financés par des entreprises publiques ! », s’insurge Lissa Faye, tandis que d’autres, parfaitement en règle, sont déclarés non conformes. « Je pense qu’on assiste à une sorte de revanche d’Ousmane Sonko contre la presse qui l’attaquait très souvent. Maintenant qu’il est au pouvoir, il cherche à lui rendre la vie difficile. »

Moussa Ngom, coordinateur de la Maison des reporters, un média participatif en ligne, estime que les patrons de presse sont en partie responsables de ce qui leur arrive. Selon lui, ils ont participé à la rédaction du Code de la presse adopté en 2017, qui exclut à dessein les petits médias, et ils ont toujours plaidé en faveur de la régularisation et de l’assainissement du secteur que le gouvernement vient finalement de mettre en œuvre.

« Les médias estiment que ce n’est pas le ministre qui doit exercer les prérogatives de régularisation. Mais, pour nous, le problème est ailleurs : les conditions fixées par le Code de la presse ne permettent pas à des médias comme le nôtre d’exister. Elles sont extrêmement restrictives (trois journalistes à plein temps, un directeur de publication ayant dix ans d’expérience et un rédacteur en chef ayant sept ans d’expérience), et pourtant, elles ont été plébiscitées par la corporation. Pour exercer l’activité de journaliste, il faut être diplômé d’une école de journalisme et exercer régulièrement ou avoir un diplôme académique et deux ans d’expérience. Sous Macky Sall, plusieurs journalistes ont été poursuivis pour usurpation de la fonction de journaliste parce qu’ils ne remplissaient pas les critères. Or les sanctions prévues par le Code sont lourdes : des peines de prison ferme et des amendes », raconte Moussa Ngom.

Pour lui, le régime affiche une logique de fermeté encouragée par sa base, qui entretient de mauvaises relations avec les médias, surtout la presse traditionnelle. Mais ce n’est pas de bon augure pour la liberté de la presse au Sénégal. « On n’entend plus parler de la promesse présidentielle de dépénalisation des délits de presse », regrette-t-il.

Or, si le Sénégal a bondi de vingt places dans le classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières en 2024, les journalistes continuent d’être interpellés ou poursuivis. Et avec la crise économique grave traversée par les organes de presse, plusieurs salariés du secteur ne sont plus payés depuis des mois, et certains risquent de perdre leur logement. « Nous tous, on est sous pression. On n’a pas de solution. Parce qu’on n’a pas d’interlocuteur », regrette Ibrahima Lissa Faye.
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À VOIR

REDÉCOUVRIR LES LUTTES DE LA COMMUNAUTÉ NOIRE DE LONDRES

Découvrir l’histoire, mal connue en France, de la communauté noire britannique, ses batailles, notamment contre le racisme structurel de la police ou du système éducatif : c’est ce que propose la chaîne franco-allemande Arte, dans une mini-série de fiction filmée avec brio et tendresse par le réalisateur et artiste britannique Steve McQueen, disponible jusqu’au 29 janvier 2026.

En cinq parties de durée inégale, visibles séparément, Small Axe la petite hache », en français, tiré du titre éponyme de Bob Marley et d’un proverbe jamaïcain « If you are the big tree, we are the small axe. ») nous emmène dans un Londres jamais ou peu filmé, et pourtant pas si lointain : les années 1960 à 1980. On y suit les expériences singulières ou collectives de personnages de la communauté caribéenne, inspirées d’histoires vraies.

Le premier épisode, « Mangrove », est très politique. Il raconte le combat d’activistes noirs poursuivis en justice pour avoir participé à une manifestation, le 9 août 1970, contre le harcèlement raciste par la police de Notting Hill d’un restaurant communautaire. Le deuxième épisode, « Lovers Rock », donne à voir la naissance d’une histoire d’amour lors d’une soirée reggae une nuit d’été de 1980, envoûtante et sensuelle, sur une transe musicale hypnotique et un étourdissant plan séquence. « Red, White and Blue » est un hommage à l’obstiné Leroy Logan, policier fondateur de la Black Police Association, qui voulait changer la police de l’intérieur. « Alex Wheatle » raconte les premières années de la vie difficile, jusqu’aux émeutes de Brixton, en 1981, du romancier britannique noir du même nom, élevé en foyer et sauvé par les livres. « Education » clôture la série par les thématiques sociale et politique, autour d’une famille ordinaire et de son benjamin orienté, comme beaucoup dans les années 1970, dans une école destinée aux enfants dits « inférieurs à la normale sur le plan éducatif ».

Dans cette œuvre diffusée par BBC One en 2020, McQueen montre l’injustice, le racisme le plus crasse et borné, le désespoir. Mais son propos est optimiste et lumineux, porté par une bande-son magnifique et le fil rouge des livres et de leur potentiel libérateur. Le récit n’est jamais victimaire car McQueen met l’accent sur la lutte de la communauté, menée par des personnages féminins puissants et combatifs, tandis que les hommes se laissent parfois aller à la faiblesse ou au découragement.

C’est l’histoire de sa génération que raconte aussi, avec l’émotion des souvenirs intimes, le réalisateur et artiste britannique multiprimé né en 1969. La vie des familles, la passion et les désillusions amoureuses, le désarroi de l’enfance, du couple ou de la paternité nourrissent cinq épisodes d’une bouleversante humanité.

À voir : Steve McQueen, Small Axe, Arte, cinq épisodes, jusqu’au 29 janvier 2026. Disponible sur Arte.tv et sur YouTube.
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« Les massacres en Palestine sont similaires à ceux de la colonisation en Afrique »
Entretien Malgré une solidarité ancienne avec la cause palestinienne forgée dans les luttes anticoloniales, les États africains peinent à faire face à l’influence israélienne. L’ambassadeur de Palestine en Côte d’Ivoire, Abdal Karim Ewaida, décrypte ces relations, et il se félicite de ce qu’il analyse comme le réveil de l’engagement africain en faveur de son pays.
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« Certains Africains ne croiront jamais ce qu’on dit sur l’Europe »
Témoignages Les réseaux sociaux, en relayant une image idéalisée et stéréotypée de l’Europe, perturbent la communication entre les jeunes exilés arrivés sur le Vieux Continent et leurs amis et familles restés au pays. Une situation qui pèse notamment sur leurs relations sociales.
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Documentaire Au printemps 1972 était lancée l’accusation de plagiat à l’encontre du Devoir de violence, roman de Yambo Ouologuem, Prix Renaudot 1968. Le journaliste Kalidou Sy consacre un documentaire au traumatisme qu’a représenté ce « scandale » pour le jeune écrivain malien. Une « blessure » dont les cicatrices sont encore apparentes aujourd’hui dans le monde culturel occidental et africain.
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