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Au Sénégal, le règne des absents

Ces dernières années, nombre de Sénégalaises ont pris la route de l’exil en dépit des dangers, et certaines n’en sont jamais revenues. Pour leurs proches qui sont restées au pays, la douleur est immense : à l’absence de l’être cher s’ajoutent l’incertitude et l’impossibilité du deuil.

L'image montre un homme assis sur une barque, tourné vers la mer. Il regarde l'horizon, où l'eau rencontre le ciel nuageux. La mer est calme avec quelques petites vagues, et on aperçoit des bateaux au loin. L'ambiance est sereine, soulignée par le ciel gris et la lumière douce. L'homme porte un vêtement sombre et semble pensif, contemplant la vastitude de l'océan devant lui.
Cheikh Boye, âgé de 28 ans, fixe l’horizon, accablé par le deuil. Il a appris il y a seulement cinq jours la perte de plusieurs de ses proches (Fass Boye - Août 2023).
© Jennifer Carlos

Au Sénégal, dès le plus jeune âge, les enfants scrutent l’horizon là où le ciel et la mer semblent se fondre, et commencent à rêver d’un ailleurs. En grandissant, le chômage et la précarité des emplois les poussent dans une profonde incertitude. L’émigration, synonyme selon eux de réussite et d’une vie meilleure, devient souvent leur dernier espoir.

La séparation des familles le long des routes migratoires est devenue banale. Chaque année, des centaines de migrants perdent le contact avec leurs proches, voire disparaissent, plongeant leurs familles dans une angoisse insoutenable. Le 28 février 2024, plus de vingt corps ont été repêchés dans le nord du pays après le naufrage de leur embarcation. À l’échelle mondiale, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) compte 61 558 décès depuis le commencement de son recensement, en 2014, et plus de 2 500 migrants sont morts ou ont disparu en mer Méditerranée en 2023, selon l’ONU. Ces chiffres restent néanmoins sous-estimés. Les autorités du Sénégal et des autres pays concernés ne communiquent pas ou très peu sur ces bilans d’autant plus difficiles à évaluer que les naufrages «  invisibles  » sont considérés comme fréquents sur cette route. Nombre de personnes portées disparues ont sans doute péri (en mer ou dans le désert du Sahara), mais il n’y a aucune confirmation de leur décès. Dans ce cas, ne reste que le vide de l’absence.

Chaque jour, au Sénégal comme ailleurs, des familles entières vivent avec la douleur de ne pas savoir ce qui est advenu de leurs proches qui ont fait le choix de partir. Un véritable drame familial devenu banal. Bon nombre de familles à la recherche d’un des leurs font face aux difficultés psychosociales, administratives, juridiques et économiques liées à la disparition. Le droit de connaître le sort et la localisation de proches portés disparus est fondamental.

Une attente interminable

Durant trois mois, de juillet à septembre 2023, j’ai rencontré des familles de disparus marquées par l’incertitude et l’impossibilité de faire leur deuil. Dans l’ombre des disparitions, les proches, plongés dans une attente interminable, refusent souvent de perdre espoir, gardant en eux la conviction que leur être cher réapparaîtra un jour ou l’autre. Cet espoir, doublé d’une forme de fatalisme, en pousse certains à s’en remettre à Dieu, tandis que d’autres s’endettent pour consulter des marabouts, cherchant désespérément à percer le mystère entourant le sort de leurs proches disparus. Tous réagissent différemment et adoptent des stratégies pour affronter le quotidien, parfois avec un sentiment de culpabilité lié au fait de n’avoir pas pu empêcher le départ.

Comment continuer sans avoir de réponse ? Il faut malgré tout avancer, travailler et prendre soin de ses enfants. Beaucoup réduisent leurs contacts sociaux afin de ne pas trahir la mémoire de la personne disparue. Il peut arriver qu’une femme privée de son époux soit forcée d’adopter le point de vue de sa belle-famille et de garder ses sentiments véritables au plus profond d’elle-même...

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Dakar - Juillet 2023. Le 24 juillet 2013, vers 3 h 30, sur la plage de la Mosquée de la Divinité, à Dakar, une pirogue a chaviré au large de Ouakam. La marine nationale sénégalaise, la gendarmerie et les pompiers sénégalais ont été dépêchés sur la zone et effectuent une mission de recherche. « On a dénombré au total 17 victimes : 15 corps sans vie et 2 rescapés », déclare Martial Ndione, commandant du groupement des sapeurs-pompiers de Dakar. Durant cette période, on a observé une augmentation significative des départs en pirogue depuis les côtes sénégalaises vers l’archipel des îles Canaries. La crise dans le secteur de la pêche, une économie précaire et l’instabilité politique sont autant de raisons incitant les Sénégalais à fuir une vie dépourvue de perspectives. Durant les mois de juin et juillet 2023, au moins 547 personnes ont perdu la vie à bord de bateaux partis du Sénégal, selon le décompte du groupe d’aide espagnol Walking Borders.

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Yarakh - Août 2023. Awa, âgée de 59 ans, a perdu son petit frère Ida, âgé de 40 ans, le 10 juin 2023. « La pirogue s’est échouée près de la côte de Saint-Louis, raconte-t-elle. J’ai reçu un appel d’un ami du capitaine de la pirogue qui m’a informée qu’Ida était mort en mer. Quelques jours plus tard, une annonce officielle a été diffusée dans les médias. Finalement, nous avons appris qu’il y avait quatre rescapés d’une pirogue et de nombreux corps identifiés. Ses amis se sont rendus à l’hôpital, mais ils ne l’ont pas trouvé. Les corps étaient très abîmés, et seuls ceux qui avaient une carte d’identité ont été inhumés. Je ne cesse pas de rêver de lui, le revoyant à son départ où il m’a dit qu’il revenait dans deux jours. »

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Fass Boye - Août 2023. Le 10 juillet, 101 personnes, pour la plupart originaires du village de Fass Boye, ont quitté le Sénégal à bord d’un bateau pour rejoindre les îles Canaries. Après un mois en mer, la pirogue a été retrouvée le 15 août au large du Cap-Vert, avec à son bord seulement 38 survivants. Fass Boye incarne désormais la tragédie de l’émigration clandestine. Ce village de pêcheurs du Sénégal a payé un lourd tribut avec la perte de plus de 70 jeunes qui tentaient de rejoindre l’Europe. Depuis quelques jours, en ce mois d’août 2023, les pirogues restent à quai : la majorité des pêcheurs ne partent plus en mer en hommage aux naufragés.

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Fass Boye - Août 2023. Les jeunes du village se rassemblent sous un abri équipé pour la pêche, attendant que la pluie cesse. Tous sont bouleversés, ayant perdu des amis ou des membres de leur famille à bord de cette pirogue. L’un d’eux avoue : « Nous nous réunissons, mais nous ne pouvons plus partir en mer, ni même nous parler. C’est très difficile. »

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Fass Boye - Août 2023. Cheikh Boye, un pêcheur de 28 ans, a perdu trente de ses proches – des amis, des membres de sa famille, un cousin et son petit frère Ida, âgé de 17 ans – dans la pirogue retrouvée le 15 août au large du Cap-Vert. Lorsque je le rencontre, il est rentré à Fass Boye il y a seulement six jours. Cheikh avait tenté de partir avant son frère, mais il est resté onze jours en mer, dont trois jours sans boire ni manger, car sa pirogue était à court de carburant, tout comme celle de son frère. Intercepté par les autorités marocaines, il a été rapatrié à Rosso, une commune frontalière entre le Sénégal et la Mauritanie, avant de retourner à Fass Boye par ses propres moyens. « Si j’ai l’occasion de repartir, je le ferai », confie-t-il.

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Fass Boye - Août 2023. Dans le foyer d’Ida Boye, les membres de la famille se sont réunis à l’entrée de leur maison pour accueillir leurs amis qui viennent présenter leurs condoléances. Parmi eux, le père d’Ida, Pap Étienne Boye, sa mère, Issa, ainsi que ses tantes. Issa (au centre) témoigne : « Je dors peu, car dès que je ferme les yeux, Ida apparaît dans mes rêves. Même lorsque je regarde dans le vide, je le vois. Je revis chaque instant passé avec mon petit. J’avais l’espoir qu’il s’en sortirait, mais Allah en a décidé autrement. »

Pap Étienne Boye, le père d’Ida, se souvient : « Mon fils m’a informé juste avant son départ que son oncle, capitaine de la pirogue, avait accepté qu’il fasse le voyage sans frais. J’ai accueilli cette nouvelle avec confiance. Je lui avais demandé de bien travailler pour subvenir aux besoins quotidiens de ses frères et sœurs. Lorsque la pirogue a été retrouvée, un villageois à bord m’a contacté pour m’annoncer son décès. Je ne sais même pas s’il est mort de faim et s’ils ont jeté son corps à la mer. Ida était d’une grande aide ici pour payer les factures. Si je pouvais revenir en arrière, je ne le laisserais pas partir pour endurer tant de souffrances. Il était mon fils le plus proche, et sa disparition me blesse profondément. Je ne laisserai aucun de mes autres fils partir, mon cœur est brisé. »

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Fass Boye - Août 2023. Fanta Gueye, 50 ans, accueille avec ses proches les membres de sa communauté qui viennent lui présenter leurs condoléances. Elle a perdu Malick Seck, son fils unique, âgé de 30 ans. Malick est parti en secret quand elle était hors du village. Après les funérailles, sa femme partira avec sa fille dans son village auprès de ses parents. De son côté, Fanta rentrera également dans son village. « Lorsque son père est mort, je voulais rentrer au village mais Malick m’a demandé de rester et m’a promis de travailler sans relâche pour me satisfaire. Le peu qu’il gagnait, il le partageait avec sa femme et moi. C’est la personne qui m’a le plus aimée. Maintenant, je n’ai plus aucune raison de rester. Si j’avais su, je ne l’aurais jamais laissé partir, c’était mon seul fils », confie Fanta, les yeux remplis de larmes.

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Rufisque - Août 2023. Oumi ne possède plus qu’une photographie de Pap Malick (à droite, sur la photo), qui a disparu en 2022, et d’Ameth. Elle dort dans le lit de son fils en espérant qu’un jour Pap Malick reviendra à la maison, car, au fond d’elle, elle refuse de croire à sa mort. Depuis sa disparition, elle a dépensé beaucoup d’argent en consultations de marabouts pour savoir s’il était toujours en vie, et la plupart lui ont assuré qu’il était vivant. Quelques jours après sa disparition, Oumi a fait un cauchemar qui la hante : « Pap Malick est venu me dire : “Maman, nous sommes arrivés en Espagne.” Le lendemain, je consulte un marabout qui m’annonce la mort de mon fils. Je rentre chez moi, je le revois et il me dit : “Maman, maman, je suis rentré.” Je lui réponds : “Non, tu es mort, le marabout m’a dit que tu étais mort.” Ensuite, je me suis réveillée brusquement. »

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Thiaroye-sur-Mer - Juillet 2023. La mère de Babacar, Ndeyema, âgée de 65 ans, témoigne de la disparition de son fils, en 2006 : « Le jour de son départ, Babacar est arrivé vers 20 heures. Il voulait voir son père pour nous parler. Il nous a annoncé son intention de prendre la mer pour l’Espagne. J’étais choquée et en colère car il ne nous en avait jamais parlé auparavant. Je l’ai supplié de ne pas partir en pirogue mais de prendre un avion plus tard, et j’ai essayé de le convaincre de rester, mais en vain. Mon mari a également insisté pour qu’il reste, mais Babacar était déterminé. Il a reçu des prières et des bénédictions. Certains de ses amis étaient dehors et l’attendaient pour partir. J’ai tellement de regrets. Je n’ai jamais pu faire mon deuil car certaines personnes me disent que la pirogue a coulé, d’autres qu’il est encore vivant. »

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Dakar - Août 2023. La pirogue, placée devant la Mosquée de la Divinité, transportait des migrants à destination de l’Espagne. Découverte le 24 juillet 2023 au large de Ouakam, elle aurait heurté des rochers près de la plage, entraînant la mort de plus de 16 personnes, après avoir été poursuivie par les gardes-côtes, selon les habitants. Vingt jours après le drame, la vie semble reprendre son cours alors que les proches des disparus, sans réponses, sont plongés dans un cauchemar et que de nombreuses pirogues remplies de candidats au départ continuent de prendre la mer. Le 4 août, l’ambassadeur de l’Union européenne (UE) au Sénégal s’est joint au ministre de l’Intérieur pour inaugurer un nouveau quartier général pour la police des frontières aériennes et terrestres du Sénégal, dans le cadre d’un projet de 9 millions d’euros financé en collaboration avec l’Espagne et la France pour faire en sorte de stopper les flux migratoires.

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