Kenya. Malgré les disparitions forcées, la Gen Z continue de défier William Ruto

Reportage · Incarné par une jeunesse qui remet en cause l’establishment kényan, le mouvement lancé en juin 2024 a trouvé d’autres plateformes pour s’exprimer, notamment sur internet. Une mobilisation qui n’est pas sans risque : plus de 80 activistes sont portées disparues depuis le début des manifestations.

L'image montre une manifestation dans laquelle une femme se tient au premier plan. Elle a des cheveux noirs et crépus coiffés en chignon. Elle porte un masque sur le visage et un haut blanc. Dans sa main, elle élève le poing, symbole de résistance. L'autre main tient une pancarte en carton sur laquelle sont inscrits en lettres rouges les mots "REJECT THE FINANCIAL BILL PUNNYASS". En arrière-plan, on distingue d'autres personnes, soulignant le caractère collectif de la protestation. L'atmosphère est chargée d'énergie, avec un sentiment d'engagement palpable.
Lors des manifestations de juin 2024.
© Hassan Kibwana

Lorsque la famille élargie de Wanjira Wanjiru s’est réunie pendant les vacances de Noël, en décembre dernier, son principal objectif était bien sûr de célébrer la fête chrétienne. Mais elle n’a pas pu s’empêcher de profiter de l’occasion pour mettre en garde la jeune femme de 29 ans contre son activisme politique, lui faisant clairement comprendre qu’elle craignait pour sa vie.

Depuis juin 2024, date à laquelle la « Génération Z » (« Gen Z ») a commencé à manifester dans les rues du pays pour protester contre un projet de loi de finances impopulaire (au moins 19 morts et 160 blessés, selon diverses organisations des droits humains), les enlèvements, les disparitions forcées et les assassinats de jeunes qui critiquent le gouvernement kényan se sont multipliés.

« Ma famille a dit craindre pour ma vie au vu de ce qui arrive aux jeunes depuis l’année dernière, mais je leur ai assuré que je prenais des mesures pour assurer ma sécurité », confie Wanjira Wanjiru à Afrique XXI.

« Quelqu’un doit le faire »

Tout en cherchant à apaiser les craintes de ses proches, sans vouloir paraître méprisante à leur égard, l’étudiante à l’université de Nairobi sait que personne, si l’on en croit la vague actuelle d’enlèvements, n’est totalement hors de portée de ces hommes masqués qui font régner la terreur dans le pays. Mais elle n’est pas prête à modérer son activisme. Comme tous ses camarades de lutte, elle demande une meilleure gouvernance au Kenya, convaincue que, malgré le danger, « quelqu’un doit le faire ». Elle ajoute :

Nous nous battons pour la justice, contre la corruption, la mauvaise gestion, le tribalisme et le mépris de notre Constitution. En particulier pour que soient respectés le chapitre 1 sur la souveraineté du peuple, le chapitre 6 sur le leadership et l’intégrité, et le chapitre 37 sur le droit de se réunir, de manifester, d’organiser des piquets de grève et d’adresser des pétitions aux autorités publiques de manière pacifique et sans armes.

Responsable communautaire du quartier défavorisé de Mathare, à Nairobi, elle illustre bien l’esprit de la Gen Z, cette force politique sociale formidable et sans représentant officiel qui avait fini par mettre le feu au Parlement le 24 juin 2024. Malgré la répression et les tactiques sournoises de l’État destinées à l’intimider et à l’humilier, celle-ci reste défiante et résolue dans ses critiques antigouvernementales.

« Les menaces contre nous sont omniprésentes »

Les assauts contre la classe dirigeante et le gouvernement du président William Ruto en particulier ont certes déserté la rue mais se sont intensifiés sur internet. Ils se déploient sur des plateformes de médias sociaux telles que X (anciennement Twitter), TikTok et Instagram, par le biais de messages, de caricatures, de dessins humoristiques et d’images générées par l’intelligence artificielle. Les politiciennes semblent profondément irritées par cet activisme en ligne. Il s’agit peut-être d’un aperçu de l’épreuve de force politique qui s’annonce lors des prochaines élections générales prévues en 2027.

Caricature du président William Ruto qui circule sur internet.
Caricature du président William Ruto qui circule sur internet.
© DR

Si cette mobilisation numérique maintient l’élan du mouvement, Paul Mark, mobilisateur communautaire et activiste de la Gen Z, affirme à Afrique XXI que les manifestations de rue ne sont pas terminées pour autant et qu’elles reprendront chaque fois que le besoin s’en fera sentir. Selon lui, les jeunes finiront par « terminer ce qu’ils ont commencé en 2024 », c’est-à-dire « garantir la révolution en ne trahissant pas la conscience révolutionnaire » dont ils ont fait preuve jusqu’à présent.

« Les menaces contre nous sont omniprésentes, y compris sur les médias sociaux, mais nous n’avons pas peur, nous y sommes habituées », explique-t-il. Des internautes ont reçu ces intimidations directement sur leurs messageries privées. D’autres affirment avoir été prises en filature par des inconnus dans les rues de Nairobi.

Jusqu’où William Ruto est-il impliqué ?

La Commission nationale des droits de l’homme du Kenya a enregistré 82 cas d’enlèvements ou de disparitions forcées entre juin et décembre 2024. Et au moins 10 jeunes ont encore disparu depuis. Les corps de deux d’entre eux ont été retrouvés sans vie. Contactés par Afrique XXI, certains membres de la communauté, enlevés, torturés puis relâchés, n’ont pas souhaité s’exprimer, affirmant être extrêmement traumatisés par ce qu’ils avaient vécu.

La controverse sur les enlèvements de jeunes a atteint son point culminant lorsque Justin Muturi, le ministre de la Fonction publique, a déclaré que son fils avait été enlevé lors des manifestations antigouvernementales de l’année dernière par le Service national de renseignement et que sa libération n’avait pu avoir lieu qu’après l’intervention directe du président William Ruto. Cette révélation a jeté le doute sur le degré d’implication du chef de l’État dans ces actions extrajudiciaires. Il n’a pas encore fait de commentaires.

Cela a également conduit à une passe d’armes entre le pouvoir judiciaire et les services de sécurité du gouvernement. Les tribunaux souhaitent que les chefs de la police comparaissent devant les juges afin d’expliquer où se trouvent les militants disparus. Fin janvier, l’inspecteur général de la police, Douglas Kanja, et le directeur des enquêtes criminelles, Mohamed Amin, ont ainsi dû donner leur version à la barre sur la disparition de trois jeunes mi-décembre. Ils ont affirmé que ceux-ci n’étaient pas entre les mains des services de la police et qu’une enquête avait été diligentée.

Ces affaires ont également conduit à une profonde impopularité de l’alliance gouvernementale, Kenya Kwanza, et de William Ruto. Les organismes de défense des droits humains et l’opposition ont exprimé leur indignation face à ces disparitions motivées par des considérations politiques.

« Le président n’est pas au-dessus des lois »

Ces actes ont également fait l’objet de nombreux débats dans les médias traditionnels et en ligne, avec des Kényanes du monde entier qui se sont réunies sur la plateforme X’s Space pour discuter de la situation des droits humains dans le pays, réputé à l’international pour être l’un des plus démocratiques, des plus libres et des plus politiquement progressistes d’Afrique.

Le fait que Ruto soit au courant des disparitions de jeunes et qu’il les ait potentiellement encouragées le rend passible de poursuites car, selon la Constitution kényane, si un chef d’État ne peut être poursuivi en justice pendant qu’il est en fonction, il n’est en aucun cas au-dessus de la loi, a expliqué Miguna Miguna, avocat et activiste kényan basé au Canada, lors d’une de ses conférences en ligne :

Le fait qu’un président ne puisse pas être poursuivi ne signifie pas qu’il est au-dessus de la loi. Il peut être tenu pour responsable de ses actes, et, de temps à autre, les Kényanes ont prouvé qu’ils pouvaient rappeler le président à l’ordre, un bon exemple étant la manifestation de 2024 qui l’a contraint à cesser de [quitter le pays] en permanence et à rester chez lui (sic).

Cette position est partagée par Wanjira Wanjiru. Elle ajoute que la Cour pénale internationale devrait se saisir de ces affaires et ouvrir une enquête sur les tactiques illégales employées par le gouvernement kényan pour réduire au silence les jeunes activistes.

Les manifestations de la Gen Z de 2024 ont amené le pays au bord d’une quasi-révolution en remettant en cause le statu quo et en exigeant des changements radicaux. Bien qu’elles aient été initialement déclenchées par une opposition généralisée au projet de loi de finances 2024-2025, elles se sont rapidement transformées en un mouvement plus large contre l’establishment politique, symbolisé par des personnalités telles que le président lui-même ou le leader vétéran de l’opposition Raila Odinga (Premier ministre de 2008 à 2013), et contre des influences extérieures telles que le Fonds monétaire international.

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