En février 2021, Camellia PLC, une société britannique spécialisée dans l’agriculture, a annoncé qu’elle était parvenue à un accord à l’amiable avec les victimes de ses violations des droits humains au Kenya, et qu’elle leur verserait la somme de 4,6 millions de livres sterling (5,38 millions d’euros) en guise de dédommagement. Quatre-vingt-cinq victimes se sont partagé cette somme, versée par la multinationale, parmi lesquelles figurent des ex-employés ainsi que des villageois, qui avaient poursuivi sa filiale kényane ainsi que la société d’agriculture et d’élevage cotée en Bourse Kakuzi Limited, après avoir accusé leurs gardes de sécurité d’agressions, de viols et de tortures dans leurs fermes du centre du Kenya.
C’est le cabinet d’avocats londonien Leigh Day qui a défendu les victimes, dont les premières plaintes datent de 2009, lors du procès intenté en 2019 devant la Haute Cour de justice de Londres par la Commission kényane des droits de l’homme. Les plaignants ont accusé les gardiens d’avoir notamment battu à mort un villageois et d’avoir violé dix femmes dans les villages environnants. Les gardiens ont également été accusés d’avoir extorqué des relations sexuelles à des villageoises surprises en train de ramasser du bois de chauffage dans les vastes fermes appartenant à Kakuzi, qui est cotée à la Bourse de Nairobi. Les gardes ont également brutalisé des villageois qui auraient, entre autres, volé des avocats ou encore ramassé du bois de chauffage.
Cette affaire à fort enjeu a terni l’image de Kakuzi. L’entreprise approvisionnait en avocats plusieurs enseignes de supermarchés britanniques tels que Sainsbury’s, Tesco et Lidl, jusqu’à ce que ces trois firmes coupent les ponts après l’annonce de l’action en justice. À la suite de ce procès, les révélations sur les relations extrêmement tendues entre l’entreprise, ses employés et les riverains démunis ont éclaté au grand jour, obligeant la société à nommer l’ancien procureur général du Kenya, Githu Muigai, pour mener des réformes en matière de droits humains.
Des villageois roués de coups et noyés
Trois ans plus tard, des événements similaires pourraient se terminer de la même manière, mais cette fois, c’est l’entreprise Del Monte Kenya Limited qui est pointée du doigt. Cette filiale de Fresh Del Monte, une entreprise floridienne dont le siège est aux États-Unis, exploite une plantation d’ananas de 7 000 acres (2 833 hectares) dans le centre du Kenya, à environ 60 kilomètres de la capitale, Nairobi. Ses gardes sont à leur tour accusés de meurtres, de tortures et de coups et blessures. Des actes qui auraient été perpétrés contre des jeunes des villages environnants accusés d’avoir volé des fruits dans la vaste exploitation agricole.
Lors d’un incident survenu le 21 décembre 2023, les gardiens auraient frappé quatre voleurs présumés d’une communauté voisine, avant de les noyer dans une rivière. Leurs corps ont été repêchés par les villageois et par la police. Leurs blessures ont été décrites par Kamanda Mucheke, directeur adjoint de la Commission nationale kényane des droits de l’homme, comme étant conformes aux « récits de témoins oculaires » faisant état de coups sévères. Pourtant, contrairement à une précédente affaire survenue en 2021, au cours de laquelle la police kényane avait inculpé cinq gardes soupçonnés d’avoir tué un homme qui aurait pénétré dans une exploitation d’ananas, personne n’a été inquiété jusqu’à présent, en dépit du fait que les autorités ont assuré qu’elles mèneraient une enquête.
Tout comme Kakuzi, Del Monte fournissait des jus et des fruits frais à des magasins en Grande-Bretagne et avait déjà dû suspendre ses commandes en 2023 à la suite d’informations faisant état de meurtres antérieurs, une fois de plus après que Leigh Day eut intenté une action en justice pour indemniser 134 Kényans. Dans sa plainte, Leigh Day a accusé les gardes d’être à l’origine de « cinq décès, de cinq viols, et de blessures graves qui changent souvent le cours de la vie ». Gêné par les accusations répétées contre ses gardiens, le transformateur de fruits a licencié en mars 2024 ses 250 agents de sécurité (sur un effectif total de 6 500 employés) en raison, selon l’entreprise, du taux élevé de vols de fruits dans ses champs.
Pour justifier cette mesure radicale, la multinationale a affirmé qu’une étude d’impact sur les droits humains avait recommandé l’externalisation de la sécurité du personnel afin de développer des « meilleures pratiques » pour lutter contre le vol et afin de « maintenir de bonnes relations avec les populations locales ».
Des multinationales intouchables
Selon James Mwangi, président du lobby African Centre for Corrective and Preventive Action (ACCPA), les gouvernements qui se sont succédé au Kenya depuis l’indépendance, il y a soixante ans, n’ont jamais pris la défense de leurs concitoyens. Il pointe la cupidité des fonctionnaires facilement corrompus par les multinationales. « Chaque fois qu’un gouvernement arrive au pouvoir au Kenya, les politiciens corrompus obtiennent un pourcentage de participation dans ces entreprises et d’autres cadeaux pour acheter leur silence et leur offrir une protection, accuse-t-il. En retour, la population est laissée à la merci des multinationales, sans personne pour parler en son nom ou écouter ses récriminations. »
Mwangi, dont l’organisation a intenté un procès à Del Monte Kenya au nom des victimes, affirme que, bénéficiant de la protection de politiciens et de fonctionnaires, les entreprises abusent des droits de leurs employés et piétinent ceux des communautés voisines en toute impunité, se sachant intouchables.
« L’esclavage et la mentalité d’esclave n’ont jamais vraiment pris fin dans le cas des plantations en Afrique, ils n’ont fait que muter. C’est pourquoi les droits humains et la bonne gouvernance ne sont pas respectés », affirme-t-il à Afrique XXI. Dans le cas de Del Monte Kenya, il explique que l’une des façons dont l’entreprise pourrait résoudre ses différends avec les riverains et avec leurs travailleurs serait d’adopter le concept de « gardes communautaires », qui consiste à recruter des hommes et des femmes issus des communautés voisines pour surveiller leurs propriétés et lutter contre le vol. Ce concept, qui revient à « missionner un voleur pour attraper un voleur », a bien fonctionné dans les réserves naturelles du Kenya, où des braconniers repentis sont désormais embauchés comme gardes communautaires pour assurer la sécurité des parcs. Cela a contribué à réduire le braconnage.
Lutter contre la pauvreté
« Ces sociétés doivent créer des postes de responsables des droits humains et recruter des personnes compétentes pour les occuper afin de les conseiller sur la manière de traiter leurs travailleurs et leurs voisins », ajoute M. Mwangi. Cela permettrait de minimiser le nombre de plaintes et de réduire les conflits avec les communautés riveraines, dont la majorité sont d’anciens employés des plantations, estime-t-il. Dans le cas de Del Monte, il suggère que l’entreprise trouve des « solutions durables » pour lutter contre la pauvreté dans les communautés voisines, notamment en introduisant un programme de soutien aux petits producteurs d’ananas locaux.
« Dans le cadre de ce programme, explique-t-il, la société achèterait les fruits aux agriculteurs pour les transformer, soutenant ainsi leur entreprise et jouant un rôle dans la lutte indirecte contre le vol dans les plantations ». L’activiste recommande en outre à Del Monte d’envisager de vendre les fruits qui ne répondent pas aux normes d’exportation aux négociants locaux pour qu’ils les écoulent sur les marchés de la région. Selon lui, les fruits qui ne répondent pas aux normes d’exportation sont actuellement détruits.
Dans la plainte déposée par l’ACCPA, les avocats réclament jusqu’à 10 milliards de shillings (environ 70 millions d’euros) pour les victimes, alléguant de nombreux cas de torture, de viol, de passage à tabac et de détention arbitraire. Personne ne sait quel montant sera accordé par les tribunaux et surtout, quand. Il est possible qu’une partie des plaignants cherche à obtenir un règlement à l’amiable. Cela permettrait d’éviter un procès long et coûteux, susceptible d’avoir des conséquences néfastes pour toutes les parties concernées, estime M. Mwangi.
Cependant, comme Kakuzi avant elle, Del Monte est en train d’examiner ses relations avec les communautés riveraines et a lancé le recrutement d’un responsable des droits de l’homme et du bien-être, afin d’éviter que des incidents similaires se reproduisent à l’avenir.
Une relique coloniale
Soyinka Lempaa, un avocat spécialisé dans la défense des droits humains basé à Nairobi, estime lui aussi que la pauvreté des communautés voisines des plantations détenues par des multinationales, l’impunité des entreprises et l’incapacité de la police à enquêter sur les incidents de vol dans les exploitations agricoles ont contribué aux tensions entre les habitants et les firmes. Selon lui, l’incapacité de la police à enquêter de manière efficace sur les cas de vol dans les exploitations agricoles conduit souvent les entreprises à estimer qu’elles doivent se faire justice elles-mêmes, et par tous les moyens, pour protéger leurs biens. C’est pourquoi elles fournissent à leurs gardiens des armes rudimentaires (des gourdins, des arcs et des flèches) et des chiens féroces. Plutôt que de faire appel à la police, les gardes emploient la force, tant pour mater les voleurs présumés que pour envoyer un message aux riverains.
Mais le problème est plus profond que cela, observe M. Lempaa. D’une manière générale, l’inégalité et l’iniquité du système économique dans lequel les grandes entreprises sous-payent les travailleurs qui, plus tard, se retrouvent avec une retraite misérable, conduisent à un cercle vicieux qui engendre souvent la petite délinquance dans une tentative de survie. « Les grands domaines agricoles ont été établis par les colons britanniques sur des terres volées et sont en grande partie une relique coloniale », dénonce l’avocat.
Au Kenya, les multinationales agricoles possèdent plus de 1 million d’hectares de terres consacrées principalement à la culture de thé, de fleurs, de café et de fruits – des produits destinés à l’exportation vers les marchés européens. Dans la région de la vallée du Rift, par exemple, il existe 42 plantations de thé, qui occupent environ 650 000 hectares de terres : toutes sont plus que centenaires et appartiennent à des sociétés basées au Royaume-Uni.
Contactées, les entreprises n’ont pas répondu à nos sollicitations.
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