Jusqu’au mois de juin 2024, le président kényan, William Ruto, donnait l’image d’un homme sûr de lui, presque arrogant, maîtrisant la situation. Il jouissait de l’aura d’une étoile montante de plus en plus visible sur la scène internationale – plus visible que certains de ses homologues africains autrement plus expérimentés. Lors de ses fréquentes apparitions publiques, ses discours tenaient plus du bombage de torse que de la communication avec ses compatriotes, et ses prises de position sur diverses questions de politique publique s’apparentaient plus à des décrets qu’à de simples annonces.
Au cours des vingt premiers mois de son mandat, il a passé peu de temps dans son pays, préférant parcourir le monde, assister à toutes sortes d’événements internationaux et effectuer d’interminables visites à l’étranger, qui sont devenues un sujet de plaisanterie pour les Kényans, déconcertés par les exploits de leur président « touriste ». Le point culminant de ces escapades a été la visite d’une semaine aux États-Unis en mai 2024, au cours de laquelle le président, Joe Biden, a accueilli l’énorme délégation kényane dans le cadre d’une tournée très médiatisée qui a permis au Kenya d’être déclaré « allié majeur » des États-Unis non membre de l’Otan.
Mais cette frénésie de déplacements de celui qui a été propulsé au pouvoir par la jeunesse en août 2022 n’a pas toujours été bien vue au Kenya. Ses fréquents voyages ont été perçus comme excessifs et en décalage avec les problèmes urgents du pays, alimentant la colère. Il a été accusé de donner la priorité à la diplomatie internationale plutôt qu’aux besoins de son peuple, alors même que le pays est confronté à des défis économiques considérables.
Mais, désormais, c’est du passé ! Le Kenya a maintenant un nouveau président : plus réservé, plus réfléchi et apparemment plus modéré ; et un nouveau gouvernement en plus. Et ce changement de cap est le résultat de l’autoproclamée « révolution de la génération Z », qui a chamboulé le Kenya en juin et juillet, et qui a été déclenchée par les mesures fiscales proposées dans le désormais tristement célèbre projet de loi de finances 2024-2025. Depuis, le président ne s’est rendu qu’au Rwanda pour une visite d’une journée en août, une première pour un président aéroporté qui passait rarement plus d’une semaine chez lui.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase
Les manifestations ont amené le pays au bord d’une quasi-révolution, remettant en cause le statu quo et exigeant des changements radicaux. Bien qu’elles aient été initialement déclenchées par une opposition généralisée au projet de loi de finances, elles ont rapidement évolué vers un mouvement plus large contre l’establishment politique, symbolisé par des personnalités telles que le président lui-même ou le leader de l’opposition, le vétéran Raila Odinga, et contre certaines influences extérieures telles que celle du Fonds monétaire international (FMI).
Le projet de loi de finances 2024-2025 proposait une série de mesures d’austérité, en grande partie demandées par le FMI, parmi lesquelles l’imposition de taxes sur le pain ou encore les couches, et l’augmentation des taxes concernant les voitures, entre autres. Ce projet prévoyait également des mesures de réduction des dépenses publiques.
Selon de nombreux observateurs, ces mesures devaient toucher de manière disproportionnée les classes moyennes et inférieures, y compris des millions de jeunes sans emploi, ce qui a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, dans un contexte de grandes difficultés économiques aggravées par la pandémie de Covid-19 et la hausse de l’inflation, et alors que nombre de Kényans déplorent le manque de responsabilité de la part du gouvernement et dénoncent des gaspillages au sein de l’administration.
Selon le professeur de droit américano-kényan Makau Mutua, qui enseigne à New York, le soulèvement qui en a résulté a pris beaucoup de monde au dépourvu. Rares étaient les membres de l’élite politique qui pensaient que la jeunesse se soulèverait aussi férocement et forcerait, en fin de compte, le gouvernement à abandonner le projet de loi (après avoir initialement supprimé uniquement les clauses les plus contestées).
Sans leader, sans marqueur identitaire
À bien des égards, estime Makau Mutua, cette « révolution » citoyenne peut être comparée au soulèvement du « printemps arabe » de 2010, qui a débuté en Tunisie et dont le point de départ a été le suicide d’un vendeur de fruits dans la rue, entraînant une violence généralisée qui a finalement balayé la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali.
La génération Z (« The Gen Z »), qui a grandi à l’ère numérique et dispose d’un meilleur accès à l’information que les générations précédentes, s’est rapidement mise en marche, en mobilisant notamment sur les réseaux sociaux tels que X (anciennement Twitter), TikTok et Instagram – des outils essentiels qui ont permis de galvaniser le soutien du public au mouvement de protestation, lequel a culminé avec la prise d’assaut du Parlement national à Nairobi le 25 juin par des centaines de manifestants.
Contrairement aux mouvements précédents au Kenya, qui étaient souvent fragmentés et dirigés par des figures politiques anciennes et établies comme Raila Odinga, ce soulèvement était décentralisé et n’avait pas de leader unique à son sommet. Il était également sans marqueur identitaire - un enjeu autour duquel la politique kényane est mobilisée depuis des années.
Le soulèvement de cette jeunesse ayant obtenu le soutien des aînés, le président a dû prendre des mesures pour apaiser la situation. Il a dissout son ancien gouvernement et en a nommé un nouveau en juillet, qui comprend notamment des personnalités du Mouvement démocratique orange (Orange Democratic Movement, ODM), le parti de Raila Odinga, mais aussi des membres de l’ancien cabinet. L’entrée indirecte au gouvernement d’Odinga par le biais de ces nominations est considérée dans certains milieux comme une trahison à la cause de la génération Z, qui visait notamment à mettre fin à la corruption et à apporter des réformes durables à la gouvernance politico-économique du pays. Or la formation du nouveau cabinet n’a pas répondu à ces attentes, selon de nombreux observateurs.
Remaniement de façade
L’alignement d’Odinga sur le gouvernement et son silence durant les manifestations lui ont aliéné bon nombre de ses partisans, alors qu’il était considéré auparavant comme un défenseur du peuple et un opposant critique des excès du gouvernement. Bien que son entourage tente de justifier son soutien au nouveau cabinet par la nécessité de prévenir une éventuelle anarchie en cas d’effondrement du gouvernement, ses détracteurs pensent que le vétéran de 79 ans a un plan : ils estiment qu’il a apporté son soutien en échange de sa candidature à la présidence de la Commission de l’Union africaine (UA) l’année prochaine, une quête qui devrait être soutenue et financée par l’État.
D’autre part, nombreux sont ceux qui ont vu dans les changements de gouvernement un remaniement de façade, sans véritable changement de politique ou de direction, les griefs mis en avant par les manifestants n’ayant guère reçu l’attention qu’ils méritaient, selon le professeur Herman Manyora, politologue à l’université de Nairobi. Pour ce dernier, cependant, les protestations de la génération Z ont placé le Kenya à un tournant de son histoire en imposant une nouvelle façon de faire de la politique :
Le fait que les manifestations se soient calmées [depuis juillet] ne signifie pas que la révolution de la génération Z est vaincue, et l’absence de manifestations de rue en août ne doit pas non plus servir de curseur quant à son impact ou à son succès. Quand il y a des tensions comme c’est le cas aujourd’hui, on ne peut jamais savoir ce qui va se passer et déclencher des protestations. N’importe quel problème économique, comme la dette écrasante qui pèse actuellement sur le pays, pourrait servir de point de départ à un nouveau cycle de révolte.
Selon lui, « en essayant d’apporter des changements cosmétiques pour contenir le mécontentement, les acteurs du système politique peuvent penser qu’ils manœuvrent intelligemment, mais, en réalité, ils auraient été plus intelligents s’ils avaient plutôt résolu les problèmes soulevés ». Il aurait été plus judicieux, ajoute-t-il, de s’attaquer à la crise en commençant par les mesures qui n’ont pas d’implications financières et celles qui n’ont pas de ramifications politiques, comme la mauvaise gouvernance et la lutte contre la corruption.
« La soif de changement demeure »
Pour Lempaa Soyinka, un avocat spécialisé dans la défense des droits humains basé à Nairobi, les manifestations ont révélé des frustrations profondément ancrées contre l’establishment politique et mis en évidence le fossé grandissant entre le gouvernement et le peuple, tout en donnant la parole à une génération qui a souvent été ignorée ou qui est restée marginalisée. Tant que les questions soulevées n’auront pas été résolues, pense-t-il, le potentiel dévastateur de la révolution de la génération Z demeure, et son blocage actuel ne peut pas être considéré comme une victoire politique pour le président Ruto.
« Le partage des postes ministériels avec l’opposition est loin d’être une solution, il n’a permis au gouvernement que de se reposer avant la véritable tempête. La révolte reviendra parce que l’élan reste puissant et que la soif de changement demeure », diagnostique-t-il. Comme d’autres, il se dit d’ailleurs sceptique quant à la capacité de l’administration Ruto à s’attaquer aux difficultés économiques dans lesquelles elle se trouve, et à le faire d’une manière susceptible d’apaiser les masses, ou même à se libérer de l’emprise du FMI, qui est en partie responsable des propositions du projet de loi qui a mis le feu aux poudres. Il ajoute qu’il est peu probable que la génération Z et, par extension, la population en général, fléchisse dans son combat pour un changement de paradigme politique privilégiant une gouvernance transparente et responsable, alors que les élections générales de 2027 sont déjà en point de mire.
Pour Lempaa Soyinka, les trois années à venir seront décisives pour déterminer si ce nouveau paradigme peut être réalisé ou si le Kenya continuera sur sa trajectoire politique actuelle, marquée par l’exclusion sociale de certains groupes de la société.
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