À l’approche des élections générales du 9 août 2022, qui mobiliseront 23 millions d’électrices et d’électeurs kényan1. Les Kényans devront non seulement élire leur président et son vice-président, mais aussi les députés, les sénateurs, les gouverneurs et les membres de l’Assemblée nationale (MCA). C’est bien entendu la course à la présidence qui s’avère la plus animée dans les quarante-deux comtés et les huit principales régions du pays.
es, la course s’annonce très disputée à tous les niveauxLa Commission indépendante des élections et des délimitations des circonscriptions (IEBC) a validé la candidature de quatre prétendants à la présidence. Le vieil opposant Raila Odinga, 77 ans, et le vice-président sortant William Ruto, 55 ans, font figure de favoris. Les avocats George Wajackoya et Mwaura Waihiga, qui ne bénéficient d’aucun soutien régional solide, sont considérés comme des outsiders.
Raila Odinga se présente sous la bannière de la coalition Azimio La Umoja, qui rassemble un grand nombre de partis politiques, dont le sien, le Mouvement démocratique orange (Orange Democratic Movement, ODM), mais aussi le Jubilee Party du président sortant Uhuru Kenyatta, et le Wiper Democratic Party de Kalonzo Musyoka, l’ancien vice-président de Mwai Kibaki (2002-2013). William Ruto se présente quant à lui sous l’étiquette de l’Alliance démocratique unie (United Democratic Alliance, UDA) et est soutenu par un certain nombre de partis de l’alliance Kenya Kwanza, dont l’Amani National Congress d’un autre ancien vice-président, Musalia Mudavadi (2002-2003), et de l’ancien ministre des Affaires étrangères Moses Wetangula.
Le président Uhuru Kenyatta ne se représente pas, puisqu’il a effectué ses deux mandats de cinq ans. Mais il soutient Odinga. Un conflit l’oppose en effet à son vice-président depuis quatre ans.
La région de Nairobi, un enjeu crucial
Raila Odinga, qui avait été nommé Premier ministre en 2008 à l’issue du scrutin le plus disputé et le plus destructeur du pays, lors duquel il s’était présenté contre le défunt président Mwai Kibaki, tentera pour la cinquième fois d’accéder à la présidence. Pour l’emporter, celui que ses supporters appellent affectueusement « Baba » (« Papa ») doit notamment convaincre les partisans du président sortant, Uhuru Kenyatta, qui sont principalement originaires de la région centrale du Kenya et issus des communautés Kikuyu, Embu et Meru, de voter pour lui. Ces communautés dominent l’agriculture commerciale moderne (thé, café, production laitière, fleurs, horticulture, etc.) et contrôlent une bonne partie (non quantifiable) des entreprises et des propriétés de la région de Nairobi.
Cette région représente un enjeu crucial puisqu’elle regroupe le plus grand nombre d’électeurs (plus de 5,6 millions). Elle est donc très disputée entre les principaux candidats, et c’est pour cette raison qu’Odinga et Ruto ont tous deux choisi des colistiers originaires de cette zone. Le premier a opté pour l’ancienne ministre de la Justice Martha Karua. Un choix considéré comme historique : c’est la première fois qu’un candidat à la présidence choisit une coéquipière, et non un coéquipier. Martha Karua, âgée de 64 ans, est considérée comme une juriste à l’esprit vif et sans langue de bois. Plusieurs analystes pensent que ce choix pourrait mobiliser les électrices et permettre à Odinga de s’attirer les faveurs de cette région qui lui avait échappé lors des trois précédents scrutins, en partie parce qu’il était opposé à ses illustres enfants, Mwai Kibaki d’abord, puis Uhuru Kenyatta. De son côté, Ruto a fait équipe avec le député Rigathi Gachagua, 57 ans. Une décision qui a suscité un certain étonnement du fait qu’il est peu connu en dehors de la région du Centre.
Le candidat Odinga promet d’améliorer la vie des Kényans les plus vulnérables en leur versant une allocation mensuelle de 6 000 shillings kényans (48 euros) qui proviendrait d’un nouveau fonds de protection sociale. Pas simple à mettre en place pour un pays qui ploie sous le lourd fardeau d’une dette extérieure estimée à plus de 33 milliards d’euros. Odinga assure que l’argent destiné à alimenter ce fonds sera collecté en comblant les failles de la corruption et du gaspillage généralisés, deux fléaux qui ont particulièrement entaché le bilan du gouvernement Kenyatta. Il a également annoncé sa volonté de négocier un allègement de la dette publique avec les prêteurs multilatéraux et bilatéraux, soulignant qu’en l’état actuel elle serait un obstacle à son programme progressiste. Le vétéran de la politique kényane a en outre promis de garantir des soins de santé abordables pour tous grâce à un programme qu’il appelle le « Baba Care ».
Raila Odinga, issu du groupe ethnique luo – le deuxième plus grand groupe du Kenya –, est originaire de l’ancienne province de Nyanza. Il devrait pouvoir compter sur le vote d’un grand nombre d’électeurs issus de cette communauté. Si l’on se fie aux sondages réalisés récemment et aux résultats des précédentes élections, sa popularité est plus élevée dans la région côtière, dans la capitale Nairobi, et plus largement dans les régions occidentale et orientale du Kenya. Mais les analystes estiment qu’il devra obtenir un bon pourcentage dans le Kenya central s’il veut atteindre la barre des 50 %.
« Handshake » versus « Hustler Nation »
Fils du premier vice-président du Kenya, feu Jaramogi Ajuma Oginga Odinga, Raila Odinga a perdu contre le ticket Kenyatta-Ruto à deux reprises, en 2013 et en 2017. Mais ce dernier scrutin avait finalement été annulé par les tribunaux. Un an plus tard, en 2018, il s’était mystérieusement réconcilié avec le président Kenyatta au cours d’un épisode connu sous le nom de « handshake » (la « poignée de main »). Ce rapprochement, qui avait surpris amis et rivaux politiques, a marqué le début de la crise entre le président et son vice-président.
Le soutien de Kenyatta à Odinga n’était pourtant pas gagné d’avance, vu le passif entre leurs deux familles. En 1966, la brouille d’Odinga père avec le président Jomo Kenyatta (1964-1978) avait conduit le premier à démissionner du gouvernement. Cet épisode, qui a marqué les mémoires, n’a pas empêché le duo de prendre nombre d’initiatives communes depuis 2019, tel le « Building Bridges », qui visait à revoir la Constitution en profondeur, notamment en rétablissant le poste de Premier ministre et en apportant des modifications à la loi suprême. L’initiative a toutefois été retoquée par la Cour suprême.
De son côté, William Ruto, qui fut pour la première fois élu au Parlement en 1997, promet de s’attaquer aux problèmes du pays en utilisant un modèle économique fondé sur une approche « ascendante » (c’est-à-dire en partant de la base pour remonter vers le sommet). Selon le candidat, cette politique bénéficiera aux plus pauvres, qui subissent de plein fouet les effets de l’inflation liée à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine. Alors que les adversaires de Ruto affirment que sa politique économique n’a jamais été bien expliquée et qu’elle reste très floue, les partisans du PDD assurent qu’elle permettra de garantir une vie digne pour tous et de créer des emplois pour des millions de jeunes au chômage. Pour ceux-là – 75 % des Kényans ont moins de 35 ans –, Ruto a inventé l’expression « Hustler Nation », en opposition aux « dynasties » incarnées par les familles Kenyatta et Odinga. Cette expression désigne les jeunes qui se battent au quotidien pour joindre les deux bouts (« hustler » signifiant « arnaqueur », ou « débrouillard »). Depuis, Ruto est d’ailleurs surnommé « Chief Hustler », en référence notamment à ses modestes débuts, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant originaire d’une famille ordinaire de la communauté kalenjin, dans la région de la vallée du Rift.
Numéro deux sur le papier
Ruto, comme Kenyatta, a été inculpé par la Cour pénale internationale (CPI) de crimes contre l’humanité après avoir été accusé d’avoir contribué aux violences postélectorales de 2007, qui avaient fait, selon la police, plus de 1 500 morts et 300 000 déplacés, en particulier dans la vallée du Rift. Lors de cette élection, Ruto avait soutenu Odinga face à Kibaki. De son côté, Kenyatta avait soutenu Kibaki, issu de la communauté kikuyu, comme lui. L’alliance surprise entre Ruto et Kenyatta s’était traduite par une victoire inattendue en 2013, ce qui leur avait permis de repousser la menace que représentait la CPI avant que tous deux obtiennent finalement gain de cause – le tribunal de La Haye a abandonné ses poursuites contre les deux hommes politiques, en 2016 pour le premier et en 2014 pour le second.
Aujourd’hui, les supporters de Kenyatta accusent Ruto d’insubordination et de manque de respect envers le président. Cette brouille avec Kenyatta est désormais considérée comme le plus grand obstacle à l’accession de Ruto au sommet de l’État. Si le vice-président reste en fonction, il n’est plus le numéro deux que sur le papier, ayant été dépouillé de toutes ses prérogatives tout au long du mandat qui s’achève. Ruto s’est ainsi plaint de l’implication des secrétaires de cabinet ministériels et d’autres hauts fonctionnaires durant la campagne électorale. Il a, dans un courrier transmis à la commission électorale, dénoncé l’ingérence du ministre de l’Information Joe Mucheru, du ministre de l’Agriculture Peter Munya et du ministre de l’Intérieur Fred Matiang’i, et leur parti pris en faveur de « Baba ».
Des sondages d’opinion ont placé les deux principaux candidats au coude-à-coude. Le soutien apporté par Kenyatta à Odinga dans la dernière ligne droite pourrait être déterminant. Le président sortant peut notamment compter sur un bilan positif dans le domaine de la lutte contre le terrorisme – au cours de ces trois dernières années, le Kenya a réussi à maîtriser la menace des Al-Shabaab. Il est vrai toutefois que la lutte contre ce groupe djihadiste somalien n’a pas été au cœur des débats – pas plus que les relations avec la Somalie, qui vient d’élire un nouveau président, Hassan Cheikh Mohamoud.
Sur la même longueur d’onde diplomatique
Sur le plan de la politique étrangère, William Ruto et Raila Odinga se montrent tous deux favorables au maintien de leurs relations avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, l’ancienne puissance coloniale. Leur positionnement est le même vis-à-vis du partenaire chinois, très présent dans les grands travaux de modernisation des transports, tels la Nairobi Expressway, une autoroute censée désengorger la capitale inaugurée en mai 2022, et le corridor Lapsset, un projet faramineux lancé en mars 2012 qui vise à relier le Kenya, le Soudan du Sud et l’Éthiopie par le rail, des aéroports, des routes et des oléoducs. Pour l’heure, seule la première phase de ce projet – la modernisation du port de Lamu – a été réalisée.
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1Il s’agira des troisièmes élections générales depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 2010, qui a créé des postes supplémentaires pour les représentants au niveau des comtés.