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En Ouganda, les jeunes ne veulent plus être des « bazzukulu »

Analyse · On a beaucoup parlé des protestations de la « Génération Z » au Kenya ces derniers mois, moins de la mobilisation de la jeunesse dans l’Ouganda voisin. Rapidement maîtrisée par le régime Museveni, celle-ci a pourtant marqué les esprits. Inspirée par la révolte kényane, elle n’en reste pas moins ancrée dans des réalités bien locales.

L'image montre une scène tendue sur une rue. On peut voir des policiers en uniforme, portant des casques rouges, qui semblent intervenir auprès d'un homme. Ce dernier est tiré en arrière par un autre homme qui essaie de le protéger. L'atmosphère est chaotique, avec des tensions visibles entre les forces de l'ordre et la personne qu'ils maîtrisent. En arrière-plan, il y a quelques personnes observant la situation et des véhicules garés. Le paysage évoque une ambiance de manifestation ou d'émeute.
Des manifestants arrêtés lors de la marche sur le Parlement du 23 juillet 2024, à Kampala.
© Institute of the Black World 21st Century

Le 3 septembre 2024, le président de la National Unity Platform (NUP), Robert Kyagulanyi Ssentamu, alias Bobi Wine, a été blessé à la jambe lorsque la police a voulu disperser un petit rassemblement de ses supporters à Bulindo, à quelques kilomètres au nord de Kampala, la capitale ougandaise. Il a été hospitalisé, opéré, et il est sorti de l’hôpital le lendemain.

Des rumeurs circulant sur les réseaux sociaux et relayées par de grands médias internationaux ont d’abord affirmé qu’il avait été blessé par balle. En réponse, Kituuma Rusoke, le porte-parole de la police, s’est attiré les moqueries en déclarant que le chanteur/politicien s’était blessé en trébuchant au moment de monter dans sa voiture. On sait aujourd’hui qu’il a été blessé par les éclats d’une grenade lacrymogène. Trois de ses supporters présents sur les lieux ont été arrêtés et ils étaient toujours en détention plusieurs jours plus tard. La NUP veut poursuivre la police en justice, mais cette procédure a peu de chances d’aboutir dans un contexte caractérisé par une grande impunité des services de sécurité.

Cet épisode très médiatisé n’est que la partie émergée d’un iceberg répressif déployé par le régime depuis des années, contre l’opposition en général, et contre Bobi Wine en particulier. Ce dernier a été le principal opposant à Yoweri Museveni lors de l’élection présidentielle de 2021, à l’issue de laquelle il est parvenu à obtenir 35 % des voix malgré des irrégularités. Depuis que Bobi Wine est entré en politique à l’occasion d’une élection partielle qui l’a vu obtenir un siège de parlementaire, en 2017, les autorités lui ont mis des bâtons dans les roues : impossibilité de créer un parti politique1, usage discriminant des restrictions liées au Covid-19, interdiction de concert et de rassemblements, confiscation de matériel, arrestations…

Des enlèvements en pleine rue

Au-delà de la personne de Bobi Wine, on dénombre depuis cinq ans des dizaines d’arrestations, que ce soit dans le cadre d’événements protestataires ou lors d’enlèvements en pleine rue : les personnes ainsi interpellées sont jetées dans des camionnettes blanches, les fameux « drones ». Une partie de ces détenus disparaissent dans les tuyaux de la machine judiciaire. En outre, des civils sont toujours poursuivis par des tribunaux militaires alors qu’un jugement de la Cour constitutionnelle a réaffirmé que ce n’était pas légal.

Un des épisodes les plus marquants de cette répression ces dernières années s’est déroulé à Arua, dans le nord-ouest du pays, en 2018, lors d’une campagne pour une élection partielle au cours de laquelle le chauffeur et garde du corps de Bobi Wine, Yasin Kawuuma, a été tué par balle. Mais le plus sanglant remonte à novembre 2020, quand cinquante-quatre personnes ont été tuées à Kampala et dans ses environs lors de la répression de protestations liées à l’arrestation de Bobi Wine en pleine campagne électorale pour la présidentielle.

Toutefois, si la répression - et son degré de violence – s’accroît, elle n’est ni nouvelle ni propre au mouvement de Bobi Wine. Depuis vingt ans, faire campagne, pour l’opposition, est dangereux : l’opposant historique Kizza Besigye, qui s’est présenté pour la première fois à la présidentielle contre Museveni en 2001, a lui aussi très souvent été victime d’arrestations, de violences et de procédures abusives.

Une jeunesse à contrôler

La popularité de Bobi Wine, surnommé « Ghetto President », auprès des jeunes pauvres de Kampala, traditionnellement acquis à l’opposition, n’a pas surpris. Mais le chanteur a également réussi à convaincre des électeurs dans les zones rurales, et des gens plus âgés, de voter pour lui, notamment dans la région centrale du Buganda, dont il est originaire. Les jeunes restent cependant l’enjeu électoral central : selon le dernier recensement, la moitié de la population a moins de 17 ans. D’où la nervosité des élites du régime et le déploiement, de la part du président et du parti au pouvoir, de toute une série de mesures, de promesses et de messages en direction d’une jeunesse qui penchait vers le chanteur.

Mandats électoraux, prêts par des coopératives de crédit, dons à des associations et à des coopératives de jeunes plus ou moins formellement liées au parti au pouvoir, distribution d’emplois (notamment pendant les élections), usage massif des réseaux sociaux : le régime n’a pas lésiné sur les moyens pour séduire les plus jeunes. Depuis plusieurs années, Museveni a repris à son compte l’image ancienne et socialement puissante des « bazzukulu » (les « petits-enfants », en luganda, la langue majoritaire). C’est dans ces termes qu’il s’adresse à la jeunesse, généralement pour la rappeler à l’ordre et la sermonner sur un ton paternaliste.

Les chercheurs Anna Macdonald, Arthur Owor et Rebecca Tapscott ont récemment rappelé combien cette bataille politique pour la jeunesse était complexe à mener face à ces mesures de contrôle et de cooptation prises par le régime, y compris pour une ancienne super star de la musique comme Bobi Wine2. En Ouganda comme ailleurs, la « jeunesse » n’est pas unanime politiquement ni homogène socialement.

La révolte des vingtenaires

Depuis quelques semaines, les Ougandais, galvanisés par les manifestations survenues dans le Kenya voisin dans le cadre du mouvement #RutoMustGo Ruto [le président kényan] doit partir »), multiplient les mobilisations contre le régime. À la suite des événements du 25 juin au Kenya, au cours desquels des manifestants ont pris d’assaut le Parlement pour protester contre le projet de loi fiscale, des internautes ougandais ont commencé à faire circuler des appels à la mobilisation avec le hashtag « #March2Parliament » (« Marche sur le Parlement »). La marche était prévue pour le 23 juillet.

Une affiche appelant à marcher sur le Parlement.
Une affiche appelant à marcher sur le Parlement.
DR

Les initiateurs de cette campagne sont des vingtenaires : des activistes travaillant parfois dans des ONG de défense des droits humains (mais agissant en l’occurrence en leurs noms propres) ou des professionnels dans des secteurs divers comme le commerce et l’informatique. Ce sont des jeunes très éduqués, urbains, issus de la classe moyenne, souvent non encartés, même si certains affichent leur sympathie pour la NUP, et disposant de relais dans la diaspora - pas vraiment les jeunes du ghetto qui forment habituellement la masse des partisans de Bobi Wine.

Yoweri Museveni a 80 ans. Il est au pouvoir depuis janvier 1986, soit près de trente-neuf ans. Dans un pays où les trois quarts de la population a moins de 30 ans, rares sont désormais ceux qui ont connu un autre président dans leur vie3… Mais il ne faut pas s’arrêter à cette seule lecture. Lors de la conférence des études africaines britanniques (ASAUK) qui s’est tenue en août 2024 à Oxford (Grande-Bretagne), la professeure de droit kényane Ambreena Manji a mis en garde par rapport à « ce que le terme de “Génération Z” efface ». Il permet certes de mettre en valeur le caractère multi-classe, multi-ethnique et multi-linguistique du mouvement, et il attire l’attention sur des formes nouvelles de mobilisations (sur les réseaux sociaux notamment), mais il empêche de voir à quelles conditions se crée cette alliance parmi les jeunes.

Ambreena Manji s’interrogeait par ailleurs sur le fait que l’usage d’une terminologie démographique d’origine occidentale comme « Gen Z » amène à négliger les ferments de cette mobilisation, qui est le produit d’un contexte social, politique et économique local et qui est liée à la politisation de cette génération autour des débats constitutionnels qui ont secoué le Kenya ces dernières années.

Un lien d’entraînement évident

La question des effets d’entraînement transnationaux et des cultures politiques partagées au niveau global est une préoccupation ancienne en sciences sociales. Elle a été relancée lors des « Printemps arabes », et elle continuera sans doute à faire couler de l’encre pendant bien des années. De nombreux travaux, dont un certain nombre consacrés aux contextes africains, se sont employés à mettre en valeur les singularités locales face à des grands récits célébrant la circulation globale de la démocratisation ou du dégagisme.

On ne pouvait cependant qu’être frappé, en juin-juillet derniers, par le lien d’entraînement entre Kenya et Ouganda : références ouvertes aux évènements kényans ; mots d’ordre, de la part de militants ougandais, appelant à reproduire les formes d’action de leurs voisins ; similarité des slogans et des valeurs défendues (« leaderless », « partyless », « tribeless » : « sans chef », « sans parti », « sans ethnie », qu’on retrouve sur les tracts dans les deux pays) ; valorisation des formes d’action non violentes, avec des appels au calme et la distribution de consignes pour les manifestations... En riposte, les opposants au mouvement, des partisans du régime la plupart du temps, ont d’ailleurs tenté de lancer le hashtag « #UgandaIsNotKenya » (« L’Ouganda n’est pas le Kenya »), sans beaucoup de succès.

Cependant, les différences entre les deux pays, particulièrement dans la conclusion de chacun de ces mouvements, rappellent l’importance des contextes locaux pour comprendre leur forme et leur déroulement. En Ouganda, l’appel pour la « #March2Parliament » du 23 juillet s’est déployé dans la continuité d’autres mobilisations qui avaient pris pour cible les autorités en général, et les parlementaires en particulier, depuis plusieurs mois. Plusieurs scandales de corruption avaient défrayé la chronique concernant des indemnités énormes dont plusieurs parlementaires ont bénéficié, et le détournement de ressources destinées au Karamojong, une région du Nord-Est pauvre et marginalisée. Plusieurs ministres sont officiellement poursuivis pour détournements de fonds, et certaines figures du régime, dont la présidente du Parlement Anita Among, ont été mises sous sanctions par la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Documenter pour mieux dénoncer

Face à la répression, la contestation a pris une tournure originale. En avril 2023, l’universitaire, humoriste et caricaturiste Jimmy Spire Ssentongo, qui compte près de 290 000 followers sur X (ex-Twitter), a lancé la « #PotHoleExhibition », qui encourage les internautes à poster des photos et des vidéos des nids-de-poule béants qui se multiplient sur les routes du pays en précisant leur localisation, dans une vaste opération populaire de « shaming » international visant les autorités municipales de Kampala et de la Uganda National Road Authority (UNRA).

« We no longer drive on the left, we drive on what is left » Nous ne roulons plus à gauche, nous roulons sur ce qui reste »), commentait un twitto, reprenant une plaisanterie populaire… Par la suite, c’est la question de l’état déplorable des infrastructures de santé qui a mobilisé les internautes (« #HealthExhibition ») et, plus récemment, celle de la gestion des déchets, après la mort terrible de dizaines de personnes, y compris des enfants, sous une avalanche d’ordures lors de l’effondrement de la décharge de Kiteezi, à Kampala, il y a un mois.

Même si personne n’est dupe, le recours à ces « expositions » tragicomiques, en plus d’être humoristiques et de permettre de relâcher la pression, vise à euphémiser le caractère protestataire de ces dénonciations – puisqu’il s’agit simplement de documenter la réalité vécue par les Ougandais – et ainsi à leur donner plus de force. La forme d’action de « l’exhibition » permet aussi d’interpeller les médias traditionnels et de les mettre devant leur responsabilité.

Elle a ainsi relancé un débat sur la mission des journalistes, et sur ce qui constitue une information « vraie » et « crédible » en contexte autoritaire, notamment lorsque Spire a lancé la « #ParliamentExhibition », qui encourage les internautes à rendre publiques les pratiques illégales et immorales de leurs parlementaires.

Les témoignages se sont alors multipliés, dénonçant des détournements de fonds, des promesses non tenues, des dépenses somptuaires, avec parfois à l’appui des photographies de documents. De nombreux débats ont suivi sur les réseaux sociaux, mais aussi sur la place publique de manière plus large, à propos de ce qu’il était légitime ou non de publier, notamment lorsque les informations n’étaient pas vérifiées : n’est-il pas nécessaire, malgré tout, de faire circuler ces accusations et ces documents dans un contexte d’abus de pouvoir et de gabegie4 ?

Désir d’horizontalité

L’une des particularités notables de la « #March2Parliament » de juillet 2024 fut, de la même manière qu’au Kenya, le suivi minutieux des arrestations par des militants et des journalistes tels qu’Agatha Atuhaire et Godwin Toko, de manière collaborative, via les réseaux sociaux. Ils avaient pour cela le soutien officiel de la puissante Uganda Law Society (la très respectée association des avocats créée dans les années 1960), qui fournit des avocats aux personnes interpellées. La veille, certains de ces jeunes avaient posté des messages « If I don’t return » Si je ne reviens pas ») sur leurs réseaux sociaux afin d’assurer leur traçabilité. Environ soixante-dix personnes ont été arrêtées dans la journée du 23 juillet et d’autres lors de plus petits événements dans les semaines qui ont suivi.

Alors que Bobi Wine et Yoweri Museveni se livrent une intense bataille pour attirer la jeunesse, la « Gen Z » affirme ainsi son indépendance des appareils partisans et son désir d’horizontalité. Si certains de ces activistes soutiennent Bobi Wine individuellement, il n’y a pas eu de rapprochement entre les deux mouvements. Les divisions au sein de la NUP, et le fait que des accusations graves de corruption concernent aussi certains de ses anciens ténors comme Mathias Mpuuga, ancien porte-parole de l’opposition au Parlement, ne l’ont sans doute pas permis. S’ils ne veulent pas s’assujettir collectivement à Bobi Wine, c’est bien sûr d’abord la figure tutélaire de Museveni que ces jeunes rejettent.

Ils ne veulent plus être des « bazzukulus »... et ils refusent de reconnaître Museveni comme leur « grand-père » et de le traiter avec déférence. lls affirment leur citoyenneté et refusent d’être infantilisés, s’inscrivant ainsi, à leur façon, de manière critique, dans une longue et riche histoire des mobilisations en Ouganda5.

Le 28 juillet, le {Sunday Monitor} titre sa une : {« Not my grandfather »} (« Tu n'es pas mon grand-père ») en écho aux revendications des manifestants.
Le 28 juillet, le Sunday Monitor titre sa une : «  Not my grandfather  »  Tu n’es pas mon grand-père  ») en écho aux revendications des manifestants.
DR

Au final, la mobilisation dans la rue a été très limitée en Ouganda, et ne s’est pas déployée à la même échelle qu’au Kenya. Quelques petits groupes isolés de manifestants ont été rapidement stoppés, principalement dans la capitale… Au Kenya, si la mobilisation était organisée, il y avait une part de choc moral et d’urgence liée au fait que le projet de loi fiscale était sur le point d’être adopté par le Parlement. Les services de sécurité kényans n’étaient pas préparés à une telle masse de manifestants déterminés, issus de classes sociales variées, se déployant à plusieurs endroits du pays, et alors qu’une partie des forces avait été envoyée en Haïti. En Ouganda, la date de la première manifestation a été fixée près d’un mois à l’avance, les services de sécurité ont donc pu l’anticiper. Les organisateurs avaient même déposé une demande auprès des autorités, conformément à la loi.

Mobilisations croisées

En outre, au Kenya, la mobilisation a été massive car liée à une loi susceptible d’avoir des conséquences concrètes pour l’ensemble de la population. En Ouganda, l’accumulation des scandales de corruption et l’état désastreux des services publics relèvent du « business as usual ». Plus encore que le Kenya, ce pays a une longue histoire de répression des manifestations, par l’armée notamment, et de disparitions forcées (bien que le Kenya semble suivre cette dangereuse pente également…).

Si le mouvement « #March2Parliament » s’est directement inspiré du Kenya, il s’inscrit dans une continuité locale. Depuis la conquête coloniale, les deux pays ont des histoires croisées, communes, avec d’incessants échanges politiques et culturels. Nombre d’intellectuelles et de responsables politiques kényanes ont fait leurs études à l’université de Makerere, en Ouganda, qui fut longtemps la seule université d’Afrique de l’Est. Ainsi, aujourd’hui comme hier, les deux pays croisent, sans les confondre, leurs histoires de mobilisations politiques et culturelles de la jeunesse éduquée.

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1Pour contourner cette mesure, il a fallu que Bobi Wine reprenne un petit parti déjà existant, puis le transforme de l’intérieur.

2Anna Macdonald, Arthur Owor, Rebecca Tapscott, «  Explaining youth political mobilization and its absence : the case of Bobi Wine and Uganda’s 2021 election  », Journal of Eastern African Studies, 17(1–2), 280–300.

3Anna Reuss, Kristof Titeca, «  When revolutionaries grow old : the Museveni babies and the slow death of the liberation  », Third World Quarterly, 38(10), 2347–2366.

4Les travaux en cours du chercheur Isaac Kiiza Tibasiima, de l’université de Makerere, devraient permettre d’en apprendre bientôt davantage sur ces modalités de mobilisation.

5Carol Summers, «  Grandfathers, Grandsons, Morality, and Radical Politics in Late Colonial Buganda  », International Journal of African Historical Studies 38, 2005.