Tanzanie. Dans le Ngorongoro, les sacrifiés des safaris

Plaidoyer · Au nom de la conservation de la nature et du développement économique, des milliers de Maasaï du Ngorongoro vivent sous la menace d’une expulsion. Au fil des ans, l’industrie du tourisme est devenue un piège pour la Tanzanie. Pour y remédier, les touristes occidentaux doivent changer leurs pratiques.

L'image représente un homme Maasai se tenant près d'une structure en bois, probablement une hutte traditionnelle. Il porte un châle coloré, fait de motifs rouges et noirs, typique de sa culture. Son expression est pensive, et il a une tige de plante entre les dents, ce qui ajoute à son air contemplatif. À l'arrière-plan, on peut apercevoir des prairies vastes et ouvertes, typiques de la région, suggérant une ambiance calme et naturelle. L'atmosphère générale de l'image transmet une connexion profonde avec la culture locale et le paysage environnant.
Un Maasaï vivant près du cratère du Ngorongoro, en 2007.
© David Dennis / flickr.com

Depuis quelques mois, l’aire de conservation du Ngorongoro est au cœur de l’actualité. Le gouvernement tanzanien a annoncé en avril 2021 sa volonté d’expulser 80 000 habitants et habitantes de cette zone, des Maasaï pour la plupart, puis de les reloger ailleurs, dans le but de générer de nouveaux revenus touristiques. Depuis des décennies, la résidence des Maasaï à Ngorongoro préoccupe les autorités chargées de la conservation, les ONG, les sociétés de tourisme et l’État tanzanien, qui craignent tous qu’ils ne nuisent à la beauté naturelle du Ngorongoro. Même si la menace d’une dépossession pèse depuis longtemps sur les résidents de cette zone, le gouvernement tanzanien semble cette fois particulièrement décidé à déloger des milliers de pasteurs maasaï au nom de la conservation.

Pour mieux comprendre pourquoi les Maasaï sont perçus comme une menace pour le Ngorongoro, il faut remonter à la période de la colonisation, puis à l’histoire postcoloniale de l’industrie de la conservation en Tanzanie. En réinstallant les Maasaï du Serengeti dans le Ngorongoro dans les années 1950 (où d’autres Maasaï vivaient déjà avant la création du parc national du Serengeti), l’administration coloniale britannique et les groupes d’intérêt internationaux pour la conservation avaient cherché à « protéger » le Serengeti des pasteurs. Ce faisant, ils avaient promis aux Maasaï qu’ils ne seraient jamais expulsés des hauts plateaux du Ngorongoro1.

À l’époque, l’administration coloniale et les défenseurs (occidentaux) de l’environnement, comme Bernhard Grzimek2, n’ont apparemment pas saisi l’ironie de leur ambition : protéger le Serengeti contre des populations dont les pratiques d’utilisation des terres et de conservation de l’environnement avaient justement conduit à la création des célèbres plaines du Serengeti...

Promesses économiques et impérialisme culturel

Pour les colonisateurs européens, la réinstallation des Maasaï était une bonne chose non seulement pour la conservation de la nature, mais aussi pour les populations expulsées elles-mêmes. Aujourd’hui encore, les populations vivant autour des zones protégées en Tanzanie continuent de faire l’objet d’un traitement profondément paternaliste de la part de l’État, qui les perçoit comme arriérés et ayant besoin de se moderniser et de se développer. L’État a ainsi mobilisé le discours colonial d’une mission civilisatrice chaque fois que des Maasaï ou d’autres éleveurs ont été délogés et réinstallés au nom de la « conservation » et du « développement » en Tanzanie. Si cet héritage colonial persiste aujourd’hui, ce qui a changé depuis la fin du régime colonial, c’est le rôle primordial de l’industrie du tourisme.

Lorsque les zones protégées de Tanzanie, célèbres dans le monde entier, ont été créées, le tourisme était à peine développé et il était peu intégré dans l’industrie touristique mondiale. Qui plus est, dans la Tanzanie socialiste de Julius Nyerere, le rôle du tourisme a fait l’objet de débats animés et a été profondément contesté, comme le montre l’ouvrage d’Issa Shivji publié en 1973 et intitulé Tourism and Socialist Development (malheureusement épuisé aujourd’hui3). Les Africains devaient-ils endurer les « attitudes de soumission extrêmement humiliantes » afin de « créer un climat hospitalier pour les touristes » en échange de devises étrangères ? En d’autres termes, les promesses économiques du tourisme peuvent-elles compenser le prix de l’« impérialisme culturel » ? Ces questions étaient centrales il y a cinquante ans – elles semblent presque déplacées aujourd’hui.

Depuis la libéralisation de l’économie tanzanienne, dans les années 1980, l’État a travaillé en étroite collaboration avec des ONG occidentales de protection de la nature, des donateurs et des entreprises privées pour développer l’industrie du tourisme dans le pays. Aujourd’hui, ce secteur finance des projets de conservation dans tout le pays et constitue une source de richesse et de pouvoir pour les élites politiques et économiques tanzaniennes. En 2017, le seul Ngorongoro a été visité par près de 650 000 touristes et a généré environ 56 millions de dollars (53 millions d’euros) en droits d’entrée. Avant la pandémie de Covid-19, la contribution directe et indirecte du tourisme au PIB de la Tanzanie était de près de 11 %, et l’industrie du tourisme était, selon la Banque mondiale, la plus grande source de devises étrangères du pays.

Un lent processus de marginalisation

Avec la pandémie, l’on s’est rendu compte que la conservation de la nature était économiquement non viable sans une industrie touristique internationale dynamique. Par ailleurs, le tourisme dépend presque entièrement de la conservation des espèces phares de la Tanzanie - principalement les éléphants et les lions - dans certaines des zones protégées les plus célèbres au monde, comme le Serengeti et le Ngorongoro. C’est ce complexe industriel de conservation et de tourisme qui offre aux élites politiques et économiques tanzaniennes la justification pour continuer à menacer les populations rurales d’expulsion et de réinstallation. Plus le secteur touristique tanzanien est prospère, plus l’État tente de protéger sa vache à lait de tout risque potentiel. Le tourisme est ainsi devenu un piège. L’État ne peut s’en passer, tandis que certains de ses habitants en souffrent.

Tout cela mène les autorités à traiter les populations rurales vivant autour des zones protégées comme des sujets de conservation dont la contribution en tant que citoyens est jaugée principalement à l’aune de leur valeur marchande pour le complexe industriel conservation-tourisme. À travers les publicités et les brochures touristiques, les Maasaï sont représentés et célébrés comme des protecteurs exotiques de la nature4. Mais lorsqu’ils sapent le potentiel touristique, ils sont alors vilipendés par des campagnes médiatiques.

En fin de compte, l’État et les autorités chargées de la conservation considèrent comme des saboteurs économiques tout groupe dont les pratiques d’utilisation des terres sont perçues comme une menace pour les revenus issus du tourisme international. À Ngorongoro, une fois que les gens ont été considérés comme tel, un lent processus de marginalisation et de « dépossession furtive » a été mis en marche pour rendre leurs terres saisissables et les populations locales « relocalisables ».

La complicité des touristes

Nous ne devons pas négliger - ou pire, rejeter - cette relation condescendante entre l’État rentier, la conservation, le tourisme et les « sujets » ruraux lorsque nous discutons des questions de conservation de l’environnement, lorsque nous nous préoccupons de l’état de la faune et de la flore, ou lorsque nous envisageons le prochain voyage dans les zones protégées de Tanzanie. En d’autres termes, nous ne devons pas négliger la façon, pour reprendre les termes de Thomas Lekan, dont « le tourisme perpétue une économie politique colonialiste dans un monde postcolonial »5. Les touristes qui se rendent en Tanzanie contribuent indirectement à renforcer ce statu quo et en portent donc une certaine responsabilité. Qu’ils soient d’accord ou non, les touristes internationaux qui visitent les zones protégées mondialement connues de Tanzanie sont complices de cette politique de conservation.

Que peut-on donc faire ? Les efforts de la société civile tanzanienne pour mettre fin aux expulsions doivent être accompagnés. Les personnes soucieuses de l’environnement pourraient reconsidérer leurs pratiques en matière de dons et cesser de financer les organisations de conservation qui soutiennent - directement ou indirectement - le modèle de conservation des forteresses en Tanzanie et au-delà. Les personnes qui envisagent de se rendre en Tanzanie en tant que touristes peuvent également faire leur part en exigeant des opérateurs touristiques qu’ils présentent la Tanzanie comme un pays peuplé d’êtres humains et d’animaux sauvages, et non comme un zoo non clôturé dont l’histoire violente des expulsions reste invisible dans les brochures vantant les safaris. Les touristes peuvent également envisager de boycotter les zones protégées dont le fonctionnement et la conservation sont liés à la dépossession des personnes vivant dans ces zones ou à proximité.

1Lire Teklehaymanot G. Weldemichel, «  Making land grabbable : Stealthy dispossessions by conservation in Ngorongoro Conservation Area, Tanzania  », Norwegian University of Science and Technology, décembre 2021.

2Lire «  Thomas Lekan, Serengeti Shall Not Die : Bernhard Grzimek, Wildlife Film, and the Making of a Tourist Landscape in East Africa  », German History, Volume 29, Issue 2, juin 2011, Pages 224–264.

3Issa G. Shivji, Tourism and Socialist Development, Tanzania Publishing House, 1973.

4Lire Noel B. Salazar «  Imaged or Imagined  ? Cultural Representations and the “Tourismification” of Peoples and Places  », Cahiers d’études africaines 193-194 | 2009.

5Lire sur ce sujet Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Flammarion, 2020.