Depuis le début du XXIe siècle, la course aux matières premières a suscité un intérêt accru des puissances mondiales pour les pays africains. Ces puissances veulent la garantie d’un accès direct aux ressources naturelles de l’Afrique. C’est la raison pour laquelle elles privilégient les accords bilatéraux, non avec des blocs régionaux, mais avec des pays. En parallèle, l’Union africaine (UA) s’engage lentement mais résolument dans une autre direction : celle de l’Agenda 2063, qui promeut l’industrialisation par le biais de chaînes de valeur régionales. Ce plan directeur est destiné à faire de l’Afrique un acteur mondial. Cependant, confrontée à de graves difficultés, dues notamment au manque de soutien des pays africains, l’UA peine à imposer cette vision au monde.
La réalisation de l’Agenda 2063 est un parcours jonché d’obstacles. Premièrement, il ne répond pas aux besoins des puissances mondiales. Ce que ces dernières attendent de l’Afrique, c’est qu’elle les approvisionne en matières premières, dont certaines sont essentielles. Or l’Agenda 2063 veut réduire la dépendance de l’Afrique à l’égard des produits primaires. Le deuxième obstacle est celui de la souveraineté nationale, enjeu capital pour les chefs d’État africains : plus cette souveraineté s’affermit, moins l’intégration régionale progresse. La mise en œuvre de l’Agenda 2063 nécessite donc de rendre cette souveraineté soluble dans des blocs régionaux. La plupart des chefs d’État africains ne s’y résoudront pas. Le troisième écueil concerne la nécessité absolue de réformer l’Union africaine. Faute de soutien de ses propres membres, cette institution ne peut fonctionner sans l’aide de donateurs extérieurs, lesquels, nous l’avons vu, ne considèrent pas l’Agenda 2063 comme une priorité.
Regain d’intérêt pour l’Afrique
L’Union africaine est la seule organisation régionale issue d’une idéologie politique. Le panafricanisme unit toutes les personnes d’origine africaine, et l’UA incarne l’identité africaine. Le paradoxe est que, bien que cette idéologie appelle à la coopération économique et à l’unification des marchés sur le continent, l’Afrique est la région du monde où le commerce entre pays est le moins dynamique. Selon un rapport des Nations unies paru en 2022, les matières premières « représentent plus de 60 % des exportations totales de marchandises dans 45 des 54 pays africains ». Ces produits sont expédiés hors du continent pour être transformés.
En 2015, l’UA tente d’inverser cette situation et publie l’Agenda 2063 (sous-titré « L’Afrique que nous voulons »), le plan directeur du continent pour un développement durable. Parmi ses vingt objectifs prioritaires figure la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca), censée élargir et approfondir l’intégration économique en permettant aux pays africains de commercer davantage entre eux.
Entre-temps cependant, des vents contraires se sont levés. Les vingt dernières années ont vu un regain d’intérêt pour l’Afrique de la part des puissances étrangères, un phénomène qualifié de « nouvelle ruée vers l’Afrique » (« new scramble for Africa ») quelque 140 ans après la première ruée menée par les Européens. L’ampleur de l’engagement étranger sur le continent est sans précédent. Selon The Economist, entre 2010 et 2016, plus de 320 missions diplomatiques étrangères ont été inaugurées en Afrique, davantage que sur tout autre continent1. La Turquie, par exemple, en compte 43, contre seulement 12 au début du siècle. Peut-être encore plus significatifs sont ces grands sommets organisés pour les dirigeants africains par l’Union européenne, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, la Chine et les États-Unis. Si l’apparence ou le langage de ces « aventuriers » modernes semblent différents, les objectifs, eux, n’ont pas changé : mieux pénétrer les marchés africains et s’assurer un ravitaillement permanent en matières premières.
Diviser pour mieux régner
Que penser de cette multiplication de méga-conférences et d’accords bilatéraux ? Il semble clair d’une part que, aujourd’hui comme hier, les pays développés ne voient l’Afrique que comme fournisseur de matières premières. Il faut d’autre part se rendre à l’évidence : chacun d’entre eux, États-Unis, Europe, Chine, Japon, Turquie ou Russie, a déjà mis en place les plans d’action stratégiques ciblant les fournisseurs les plus sûrs de produits essentiels à leurs industries.
Parmi les personnalités conviées à ces grands rassemblements, on voit non seulement quelques représentants de l’UA, mais aussi plusieurs dizaines de dirigeants africains. Et c’est bien là que réside la confusion. On ne s’entretient pas avec cinquante chefs d’État africains si l’on n’a pas déjà clairement fait le choix de relations bilatérales plutôt que régionales. Sous des slogans trompeurs tels que « Partenariat d’égal à égal » et « Coopération gagnant-gagnant » se cache une vieille stratégie coloniale : « diviser pour mieux régner ».
Ne nous y trompons pas : les bénéficiaires africains de l’initiative chinoise « La Ceinture et la Route » (Belt and Road Initiative, BRI), des Accords de partenariat économique (APE) européens ou encore de l’Agoa (African Growth and Opportunity Act), un programme de libre-échange états-unien, ne sont pas les groupements régionaux, comme cela devrait être le cas, mais des pays, dont beaucoup ont un produit national brut inférieur à celui de certains États américains. Il ne fait aucun doute que le différentiel de pouvoir est énorme.
Des études universitaires montrent comment les APE, par exemple, au lieu de promouvoir le développement durable de l’Afrique, sapent en fait les bases de l’intégration régionale et minent les perspectives d’industrialisation2. Premièrement, les exportations agricoles vers l’Europe se trouvent souvent en concurrence avec des produits européens subventionnés. Deuxièmement, en ciblant des acteurs individuels membres d’une union douanière, les APE violent délibérément les règles fondamentales de ces accords régionaux, créant ainsi des divisions entre les États africains.
Le collectif oublié
Ainsi, par exemple, le 8 décembre 2020, le Kenya, cherchant à promouvoir son industrie florale, a signé un APE avec le Royaume-Uni en vertu duquel il devra abaisser progressivement les droits de douane des produits britanniques. En conséquence, Nairobi a été contraint d’ignorer une décision clé de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), dont le Kenya est membre, de porter son tarif extérieur commun à 35 %. Le Royaume-Uni a en effet exigé que ses exportations soient exemptées de ces nouvelles charges fiscales. Bien entendu, cette situation a créé des tensions au sein de l’EAC, certains observateurs accusant Nairobi de trahison.
Un autre exemple d’accord bilatéral qui entre en conflit avec des accords régionaux est le Partenariat stratégique pour le commerce et l’investissement (STIP), conclu entre les États-Unis et le Kenya en juillet 2022. Selon Washington, ce programme soutiendrait l’intégration économique régionale africaine. Entre autres choses, le STIP promet d’encourager « les technologies agricoles innovantes qui aideraient à atteindre les objectifs de sécurité alimentaire, à augmenter la productivité agricole et à améliorer les moyens de subsistance des agriculteurs, tout en répondant aux préoccupations liées au changement climatique ». Or, trois mois seulement après avoir ratifié ce texte, le Kenya a pris la décision controversée d’approuver l’importation et la culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) – une décision à laquelle les autres pays de l’EAC s’opposent. Le ministre tanzanien de l’Agriculture s’est dit préoccupé par la décision du Kenya et a annoncé que son pays allait « renforcer sa vigilance à l’égard de l’importation de cultures génétiquement modifiées [en provenance du Kenya voisin] ».
Une des raisons évidentes pour lesquelles les puissances mondiales sont en mesure de s’engager avec succès auprès de dirigeants africains et d’accéder ainsi aux ressources naturelles est que ces dirigeants sont maîtres chez eux et en mesure d’utiliser les ressources nationales comme bon leur semble. Par conséquent, les accords bilatéraux sont conclus non pas nécessairement parce que les États faibles y sont contraints, mais parce que les deux parties en bénéficient : dans la mesure où les ressources tirées de l’accord contribuent à accroître leur capacité à redistribuer des prébendes, les dirigeants africains consolident leur pouvoir. Ils préféreront donc renforcer la souveraineté nationale plutôt que de diluer l’État – et donc leur puissance – dans des communautés régionales. C’est pourquoi les États africains que l’universitaire Crawford Young a qualifiés d’« autocraties patrimoniales » représentent un véritable défi pour l’UA3.
L’enjeu de la transformation locale
Par ailleurs, si le commerce avec les pays non africains concerne davantage les matières premières que des produits transformés, c’est aussi parce que la transformation de certaines ressources, surtout des minéraux, peut être techniquement complexe et coûteuse. Quelques pays ont toutefois annoncé leur décision de traiter les ressources naturelles localement. En février 2020, le président du Ghana, Nana Akufo-Addo, en visite d’État en Suisse, a annoncé de manière inattendue que son pays n’exporterait plus de fèves de cacao brutes, mais en effectuerait lui-même la transformation. Le Ghana est le deuxième plus grand producteur de fèves de cacao, et la Suisse un important fabricant de chocolat.
En avril 2022, la République démocratique du Congo (RDC) et la Zambie ont signé un accord en vertu duquel les deux pays développeront conjointement une chaîne d’approvisionnement qui produira des batteries électriques. La RDC possède des gisements de cobalt considérables, tandis que la Zambie est l’un des plus grands producteurs de cuivre au monde.
En octobre 2022, les militaires guinéens ont ordonné aux entreprises étrangères de construire des raffineries et de traiter localement le minerai de bauxite avant de l’exporter. Si elles ne s’y conformaient pas, les sociétés minières étrangères seraient pénalisées. Cette décision pourrait non seulement permettre d’augmenter les bénéfices sur le plan local, mais aussi de créer de nombreux emplois. Le pays possède les plus grandes réserves de bauxite du continent4. Enfin, début 2023, les autorités de la Namibie et du Zimbabwe ont décidé d’interdire l’exportation de lithium brut. Harare affirme avoir la capacité de satisfaire un cinquième des besoins mondiaux.
Une organisation sous perfusion
Bien qu’elle aspire à jouer son rôle de moteur de la croissance économique, l’UA est aujourd’hui impuissante. En effet, moins de 40 % de ses membres s’acquittent effectivement de leurs contributions, et l’organisation dépend fortement des donateurs extérieurs pour près de 75 % de ses opérations. Le plus grand département de l’UA, Paix et Sécurité, reçoit la grande majorité de ses ressources des Nations unies et de l’Union européenne.
Cependant, l’organisation a pris des mesures en vue d’accroître son autonomie financière. En juillet 2016, elle a adopté la « décision de Kigali sur le financement de l’Union », un premier pas significatif vers l’indépendance, même si les résultats sont, pour l’instant, assez décevants. En effet, environ 10 % du montant attendu seulement ont effectivement été versés par les pays en défaut de paiement. Cela pose à nouveau la question de la fermeté de l’engagement des États membres vis-à-vis de l’Union africaine.
Une Union africaine fortement dépendante des donateurs étrangers aura de plus en plus de mal à assumer le rôle d’acteur mondial influent auquel elle aspire. Si l’UA échoue dans sa quête d’autonomie, ne risque-t-elle pas de perdre toute pertinence ?
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1« The new scramble for Africa », The Economist, 7 mars 2019.
2Lire notamment : Donald Peter Chimanikire, « EU-Africa and Economic Partnership Agreements (EPAs) – Revisited », L’Europe en Formation 2019/1 (n° 388).
3Crawford Young, « The End of the Post-Colonial State in Africa ? Reflections on Changing African Political Dynamics », African Affairs, Vol. 103, No. 410 (Janvier 2004).
4Cependant, la Guinée ne dispose pas encore de toutes les infrastructures nécessaires pour la transformation, notamment en ce qui concerne la production d’électricité.