La Haute-Volta allait bientôt changer de nom, et prendre celui de Burkina Faso. En ce mois de juillet 1984, Ouagadougou se préparait à fêter le premier anniversaire de la « Révolution du 4 août », et à recevoir plusieurs délégations internationales. Malgré cette effervescence, le leader de la révolution, Thomas Sankara, prenait le temps de discuter avec les journalistes afin de leur expliquer la voie sur laquelle il entendait mener son pays. Quelle révolution ? Dans quel but ? Sur quelle base ?
L’enregistrement que nous dévoilons ici est tiré de l’interview filmée par le cinéaste français René Vautier, qui tournait alors pour la télévision algérienne un documentaire sur la révolution voltaïque. Malheureusement, ce film n’a pas pu être retrouvé dans les archives de la télévision algérienne1.
Dans cet entretien, auquel ont participé deux journalistes, Augusta Conchiglia (membre du comité de rédaction d’Afrique XXI) et Cherifa Benabdessadok, ainsi que les membres de l’équipe de tournage de René Vautier, Thomas Sankara aborde plusieurs thématiques qui lui sont chères : la place des femmes, le poids des traditions ou encore la puissance des médias (à écouter ici), mais aussi la manière dont ils entendaient, lui et ses camarades, mener la révolution.
Prendre la révolution en marche
Sankara avait beaucoup lu. Il connaissait ses classiques. Mais il avait une conception très originale de ce qu’il fallait faire pour son pays. Il n’était pas question, pour lui, de calquer un modèle venu d’ailleurs. « Je n’ai rien contre les barbus, l’entendrez-vous dire dans cet extrait. Bien au contraire, j’ai des grands amis révolutionnaires, des grands camarades militants barbus et dont l’expérience nous sert énormément. Mais enfin ! Une révolution romantique, c’est autre chose ». Par « barbu », il faut comprendre ici les militants marxistes – on ne parle pas encore de djihadisme dans la région.
La révolution est comme un bus, dit-il : tout le monde y monte, mais certains en descendent plus vite que d’autres, et d’autres le prendront en marche. Sankara était lucide, tant sur les freins culturels au sein de la société burkinabé, que sur les tiraillements qui, il le savait, finiraient par empoisonner ses relations avec certains de ses camarades.
Dans cet extrait, Sankara aborde également ses relations avec les pays voisins : le Mali, le Ghana, le Bénin ou encore la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, son meilleur ennemi à qui cette phrase : « Nous ne pouvons pas empêcher qu’un homme ait peur de son ombre », semble être destinée. Il parle également du Tchad, du Sahara Occidental, de l’Algérie, de l’Afrique du Sud - de sa « politique raciste » et de ses alliés hypocrites - mais aussi d’Israël et du sionisme, qu’il compare à un « racisme ». « Nous savons qu’Israël comme l’Afrique du Sud ont des polices, ont des armées qui savent de qui tenir leurs méthodes fascistes. Autant ils ont tous été opposés au fascisme hitlérien, autant ils ont été proches de lui », assène-t-il.
Sankara ne mâchait pas ses mots. Il ne craignait pas de dire ce en quoi il croyait, quitte à fâcher les puissants de ce monde. Il finira par le payer de sa vie.
Dans cette seconde partie, il est question de sa conception de la révolution, de ses relations avec les pays voisins et avec l’Algérie, et des régimes sud-africain et israélien. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus...
René Vautier : Vous avez donné un jour une définition de la révolution. Quelle était-elle ?
Thomas Sankara : Je ne serais pas capable de répéter la définition que j’avais donnée car elle était liée à un contexte précis. Mais suivant les milieux dans lesquels nous nous trouvons et suivant les problèmes que nous affrontons, nous définissons la révolution de manière différente mais complémentaire, non contradictoire - heureusement ! C’est ainsi que sur le plan économique nous ne cessons de dire que la révolution, c’est aussi la révolution des statistiques. On commence déjà à le voir en Haute-Volta, où toutes les dispositions sont prises pour chambouler les calculs et, dans ce domaine, fausser les appréciations de ceux qui définissent le développement de tel ou tel pays.
« La révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres »
Mais la révolution comme changement total est venue pour donner et non pour prendre, avions-nous dit. C’est une quête - en tout cas la révolution voltaïque - qui veut être dépouillée de tout ce qu’il y a d’agressif, de troublant et de terrorisant, comme la révolution avec le couteau entre les dents, la barbe… Je n’ai rien contre les barbus, bien au contraire, j’ai des grands amis révolutionnaires, des grands camarades militants barbus, et dont l’expérience nous sert énormément. Mais enfin ! Une révolution romantique, c’est autre chose ! Cette forme de révolution est un changement permanent, continuel, une remise en cause chaque jour de ce que nous faisons pour tendre vers un perfectionnisme. On ne peut pas faire une révolution si on n’est pas perfectionniste, on ne peut pas faire une révolution si on se contente de l’à-peu-près. On ne peut pas faire la révolution si on ne s’attaque pas aux détails. Par conséquent, la révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres.
René Vautier : La révolution, pour vous, peut donc être progressive ?
Thomas Sankara : Oui, la révolution peut être progressive, en ce sens que les étapes se succédant, on aborde des questions de plus en plus complexes. Mais la révolution est égale tout en étant progressive, c’est-à-dire que nous ne dirons pas que la révolution de tel pays, qui a fait vingt-cinq ans de révolution, est supérieure à tel pays qui n’a que quelques mois de révolution. Nous refusons de telles classifications et de telles comparaisons. Il n’y pas de distribution de prix. Il y a des contradictions qu’il faut continuellement résoudre. Hier, le 4 août2 pour nous, il y avait d’un côté le peuple et, de l’autre, le camp des ennemis du peuple. Il fallait créer les conditions objectives pour que ces camps-là soient clairs, et clairement choisis par chacun. Aujourd’hui, on ne se gêne plus pour s’appeler « camarade » - camarades de lutte dans le camp du peuple. On ne se gêne plus aussi pour tancer telle ou telle personne réactionnaire, ennemi du peuple. C’est ce qu’il fallait arracher.
Mais dès lors que vous avez déclenché une révolution, vous allez appeler une autre révolution qui automatiquement appelle une autre révolution. Et nous savons que notre révolution sera remise en cause, ce qui est fait sera remis en cause pour aller encore de l’avant, et on ne peut pas faire la révolution si on n’accepte pas soi-même que l’on peut être remis en cause, et peut-être déclaré persona non grata dans cette révolution. Alors, c’est pourquoi nous avons comparé la révolution à un bus. Tout le monde y monte, mais nécessairement il y en a qui tomberont, parce qu’il y aura eu tel ou tel virage, ou telle ou telle accélération. Ou même, il y aura eu des marches arrières. Celui qui, dans le car, dans le bus, s’est agrippé de façon à ne s’adapter qu’à la marche en avant, quand il y a un coup de frein brusque ou une marche arrière, parce qu’on est arrivé à un fossé qu’on ne peut pas franchir, et qu’il faut faire marche arrière, il tombe.
Il faut être prêt à toutes les situations. Il y en a qui tomberont. Il y en a qui tombent. Certains monteront à des escales, qui n’avaient pas cru à la révolution et qui finalement viendront. D’autres ne monteront jamais parce qu’ils n’y ont jamais cru ou n’ont pas pris les dispositions pour pouvoir y monter. C’est comme ça que nous voyons la révolution. Et ce car qui avance vers le bonheur du peuple voltaïque, avec lui tout le peuple voltaïque qui le veut bien... Mais tous n’y arriveront pas.
Un collaborateur de René Vautier : Juste après la révolution du 4 août, vous avez eu beaucoup de problèmes avec les pays voisins. Est-ce que ces problèmes sont en train de trouver des solutions ? Surtout les problèmes de frontière avec le Mali.
Thomas Sankara : Malheureusement, nous constatons qu’il y en a en Afrique qui pensent encore qu’il leur est possible de s’opposer à cette marche, et qui pensent que ce qui est arrivé en Haute-Volta est un phénomène accidentel, et que chez eux il n’en est pas question. Alors, la paix en Afrique ne peut se faire que si les peuples africains ont droit à la parole, réellement, et disent ce qu’ils veulent.
Le problème avec le Mali est un vieux problème qui date de 1974. Le Mali et la Haute-Volta se sont affrontés dans les sables de la région, on ne sait plus très bien comment cela est né. Mais nous, à l’époque, nous affirmions - mais clandestinement bien sûr - que c’était une guerre injuste. Il y a eu une petite contradiction. C’est vrai que nous affirmions cela, c’est vrai que nous étions sur le champ de bataille mais, politiquement, nous dénoncions cette guerre, et nous cherchions l’occasion d’y mettre fin. Mais la logique du champ de bataille est toute autre : lorsqu’on vous tire dessus, la seule réponse qui vaille, c’est de riposter. C’est la dialectique du champ de bataille.
« Le conflit Mali / Haute-Volta a été créé de toute pièce »
Mais nous, nous avons toujours été contre ce conflit Mali / Haute-Volta, parce que c’est un conflit injuste qui ne profite ni au peuple voltaïque ni au peuple malien, qui ne résout pas les problèmes des peuples. C’est un conflit qui est né parce qu’au sommet, les bourgeoisies au pouvoir se sont affrontées et ont été téléguidées, manipulées. Ce conflit a été créé de toute pièce. Dès que nous avons pu donner officiellement et ouvertement notre point de vue, nous avons dit que c’était une guerre injuste et que la Haute-Volta voulait oublier ce type de conflit. Et c’est ainsi que nous avons volontairement levé le veto de la Haute-Volta pour l’entrée du Mali à l’Uemoa [NDLR : Union économique et monétaire ouest-africaine]. Nous avons expliqué aux dirigeants maliens que nous étions attachés à ce que nos deux peuples vivent en paix.
Nous poursuivons ces efforts et nous devons reconnaître que le président algérien Chadli Bendjedid fait de son mieux pour que les positions malienne et voltaïque soient les plus proches et que, pour ce qui est de la frontière, nous puissions trouver une solution dans le cadre d’une recherche de la paix. Nous le remercions.
Avec d’autres pays qui nous entourent aussi nous faisons ce que nous pouvons. Nous entreprenons des démarches envers eux. Certains nous acceptent, nous accueillent à bras ouverts, comme le Ghana et le Bénin. D’autres nous tolèrent. Certains aussi se méfient de nous. Nous ne pouvons pas faire plus que ce que nous avons fait. Nous ne pouvons pas empêcher qu’un homme ait peur de son ombre, cela ne relève plus de notre compétence, nous avons fait ce que nous pouvions faire. La Haute-Volta n’entreprend rien contre qui que ce soit, même si nous savons que nos opposants se sont réfugiés dans les pays voisins. Nous savons par exemple que nous avons beaucoup d’opposants en Côte d’Ivoire. Les autorités ivoiriennes aussi le savent. Est-ce un geste amical ou inamical d’abriter des opposants en Côte d’Ivoire ? Nous ne voulons pas répondre à cette question. Mais nous qui n’avons pas d’opposants de qui que ce soit sur notre territoire, nous sommes taxés de vouloir semer la subversion chez les autres. Que dire alors de ceux qui ont des opposants voltaïques chez eux ? Ils sont mille fois plus subversifs que nous, si nous devons appliquer leur logique. Ou alors c’est une autre logique, mais qu’ils nous la donnent !
René Vautier : Il y a eu malgré tout une reconnaissance de l’importance de la Haute-Volta au niveau diplomatique, qui s’est traduit par la nomination de la Haute-Volta à l’intérieur de certaines instances internationales. Peut-être pourriez-vous nous définir les positions de votre gouvernement sur le plan des problèmes africains ?
Thomas Sankara : Entres autres instances, la Haute-Volta a été nommée au Conseil de sécurité des Nations unies. Notre peuple s’estime honoré par cette marque de confiance mais mesure également le poids de la responsabilité d’une telle confiance. C’est pourquoi, au sein de ces instances, nous disons que la Haute-Volta doit se souvenir des raisons, des motifs pour lesquels elle a été désignée. Elle n’est pas allée au Conseil de sécurité pour compléter l’effectif et faire du folklore. Elle est partie là-bas parce que certainement des pays non alignés, révolutionnaires, progressistes, africains et non africains, ont trouvé en Haute-Volta une voix capable d’exprimer de manière régulière les aspirations d’un certain nombre de peuples. Cela implique des sacrifices.
Nous avons plus de 104 pays qui nous ont élu. Au nom de ces 104 pays, et même au nom des peuples de ceux qui ne nous ont pas élu, il faut tout le temps dire la vérité. Et c’est l’exercice quotidien de cette vérité qui nous vaut aujourd’hui des difficultés. Il y a des pays qui nous ont coupé leur aide alimentaire, simplement parce que nous ne votons pas dans le même sens qu’eux. Qu’à cela ne tienne, nous maintenons ! C’est dire que, pour nous, nous faisons confiance aux peuples et nous disons que toutes les instances, OUA [NDLR : Organisation de l’unité africaine, créée en 1963 et remplacée en 2002 par l’Union africaine, UA] ou ONU, qui peuvent aider au dialogue franc et sincère, à la recherche pacifique de solutions, utiles pour les peuples, tout cela doit être mis en œuvre, tout cela doit être sauvegardé. Mais pas à n’importe quel prix.
« Une indépendance totale coûte très cher »
Les compromis qui deviennent des compromissions, nous n’en voulons pas. C’est pourquoi au niveau de l’OUA nous avons posé des conditions claires à notre participation - une participation qui se veut responsable. À propos du Tchad, nous, nous reconnaissons qu’il y a un président qui s’appelle Hissène Habré. Et s’il vient en Haute-Volta, il sera reçu avec les honneurs dus à son rang. Mais nous disons que la paix au Tchad, qui est la chose la plus importante aujourd’hui, ne peut pas se discuter uniquement avec monsieur Hissène Habré. La paix avec monsieur Hissène Habré est la paix avec uniquement une faction : nous ne voulons pas de cela. Cette paix-là, le dialogue, doit avoir lieu avec toutes les autres parties. [...] Dès lors qu’il s’agit de parler de la paix au Tchad - et je me demande comment on pourrait se réunir au niveau de l’OUA sans parler de la paix au Tchad, quelle démission ce serait ! - , il faut absolument que l’on amène les autres parties.
Nous disons, au niveau de la République arabe sahraoui démocratique : nous l’avons reconnue, c’est une république, elle a ses droits. Et même si c’est une république précaire qui doit mener une certaine lutte pour se libérer, et pour libérer certains territoires, nous disons que les Africains, et même les peuples du monde entier, doivent se liguer pour imposer le droit à respecter la volonté du peuple sahraoui à qui que ce soit. Ce n’est pas perdre la face que de reconnaître cela. Nous avons des relations que nous souhaitons meilleures avec un pays comme le Maroc. Mais quand nous rencontrons les Marocains, nous leur disons « non » sur ce terrain. Nous devons dire qu’il faut céder : « vous devez abandonner des prétentions qui ne se justifient pas ».
En même temps, nous disons aux Sahraouis qu’il ne s’agit pas pour eux d’échapper à une domination pour tomber sous la coupe d’une autre domination. Nous voulons une véritable indépendance de la République arabe sahraoui démocratique. Une indépendance totale coûte très cher. Il est tellement facile de se faire épauler qu’on peut parfois hésiter et remettre en cause l’utilité d’une indépendance totale. Nous disons que le peuple sahraoui doit être un peuple réellement indépendant de quelque force et puissance que ce soit, comme nous-même nous entendons l’être. Ce qui ne veut pas dire se replier sur soi-même et ignorer les autres. Non. Nous souhaitons que demain le peuple sahraoui ait d’excellentes relations avec le peuple marocain par exemple, tout comme il a des relations fraternelles avec le peuple algérien, tout comme nous lui avons proposé des relations fraternelles avec le peuple voltaïque. Mais si un jour le peuple voltaïque était surpris en flagrant délit d’hégémonisme ou de tentative d’hégémonisme, ou d’impérialisme, ou de paternalisme, eh bien que les Sahraouis nous dénoncent et nous combattent comme tel, car nous aurons failli !
« L’arrogance de l’Afrique du Sud tient à la trahison des Africains »
En Afrique australe, nous avons l’Afrique du Sud et sa politique raciste que nous condamnons et que nous condamnerons toujours. Il n’y a pas de mot pour qualifier ce qui s’y passe. Avant nous, d’autres personnes ont, dans une littérature plus éloquente, montré ce qu’est la réalité en Afrique du Sud, même si, soit dit en passant, cette littérature a seulement servi à se faire acclamer sur certaines tribunes et est partie grossir le rang de ce qui traîne sous la poussière de certaines bibliothèques. Mais nous ne pouvons pas prétendre dire mieux. La différence est que nous vivons réellement nos engagements et nos prises de position.
L’arrogance de l’Afrique du Sud aujourd’hui tient par la compromission et surtout à la trahison des Africains. Le Mozambique et l’Angola ont résisté pendant des années à l’Afrique du Sud. Il a fallu que d’autres forces viennent de très loin, depuis Cuba, pour épauler les Angolais. Mais il y a combien d’États africains autour de l’Angola qui auraient pu apporter des troupes et qui ne l’ont pas fait ? Je suis sûr que si nous l’avions fait, chacun apportant simplement un bataillon, c’est certain que nous y serions arrivés. Et peut-être même que nous n’avions pas besoin d’apporter un bataillon, mais en appliquant des sanctions économiques, et en disant à nos partenaires occidentaux et autres, en leur disant que « c’est à prendre ou à laisser », que nous n’entendons pas qu’ils traitent avec l’Afrique du Sud. Nous aurions pu imposer plus tôt ce que nous voulons comme liberté pour les peuples africains. Hélas, cela n’ a pas été le cas, c’est même le contraire qui s’est produit. Et ils sont nombreux les Africains qui traitent avec l’Afrique du Sud, sur le dos de ceux qui combattent l’Afrique du Sud. Eh bien cela s’est passé ainsi.
Aujourd’hui nous comprenons la position du Mozambique et la position de l’Angola, qui ont des relations grandissantes avec l’Afrique du Sud. Nous souhaitons simplement que ces pays-là, qui ont le mérite d’avoir posé des actes, d’avoir fait couler leur sang pour la défense aussi de la liberté de nous autres, nous souhaitons qu’ils ne soient pas pris dans le vertige, dans le tourbillon des négociations et des compromis tactiques qui deviennent finalement des compromissions. C’est ce que nous souhaitons. Nous souhaitons donc que les Noirs d’Afrique du Sud ou de Namibie, et toutes les autres luttes, ne soient pas bradées, ne soient pas foulées au pied. Nous n’avons pas de leçons à donner à ces pays-là parce que nous estimons que pour avoir lutté comme ils l’ont fait, ils savent même ce qu’il faut faire de juste. En tout cas, nous leur faisons confiance. Mais si d’aventure le contraire se présentait, nous n’hésiterions pas à condamner avec la dernière énergie une espèce de trahison, ou en tout cas de volte-face dangereuse.
Voilà donc les quelques problèmes africains qui se posent, lesquels problèmes africains traduisent encore notre soumission et notre domination à l’impérialisme international, et forcément influencent les autres problèmes importants, qui sont les problèmes économiques.
René Vautier : Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a de part et d’autre de l’Afrique, avec l’Afrique du Sud d’un côté, et Israël de l’autre, une espèce de mâchoire de l’impérialisme, pour ne pas dire du colonialisme attardé même, sur le plan des rapports entre les peuples et dans les rapports de domination ? N’y a-t-il pas une espèce de mâchoire entre Israël d’un côté et l’Afrique du Sud qui se referme sur l’Afrique par le moyen de pressions économiques, et même d’appui militaire entre les deux régimes basé sur la racisme ?
Thomas Sankara : C’est le regain d’une certaine diplomatie, la diplomatie de la canonnière. C’est la preuve que certaines méthodes sont en train de revenir, et ce colonialisme anachronique nous démontre clairement que, plus que jamais, il s’agit de luttes à mort qui s’opèrent entre les peuples qui veulent vivre libres et leurs ennemis. Les tractations sont nombreuses en Afrique noire pour renouer avec Israël. Certains ont le courage de le faire au grand jour, d’autres le font par personnes interposées. Mais, en tout cas, Israël jubile.
« Ce racisme que l’on appelle sionisme »
Nous n’avons rien contre Israël en tant que pays, en tant que peuple - au contraire. Nous admirons ce pays dans pas mal de domaines, et nous souhaiterions pouvoir réaliser le dixième de ce qu’il a fait dans pas mal de domaines. Mais nous souhaiterions être tenus à cent lieux du centième de ce qu’il a fait aussi dans certains autres domaines. Et ce racisme, que l’on appelle par euphémisme « sionisme », l’apartheid en Afrique du Sud, et autre, cela est très dangereux même pour le peuple d’Israël. Parce que c’est un phénomène qui provoque d’autres phénomènes. Mais il faut dire qu’Israël et l’Afrique du Sud ont trouvé aisément des échos favorables. Tout ceux qui ont intérêt à étouffer les relents de liberté, les relents de démocratie vraie, ceux-là ont intérêt à collaborer avec les forces les plus expérimentées dans l’étouffement de ces idéaux. Et nous savons qu’Israël comme l’Afrique du Sud ont des polices, ont des armées qui savent de qui tenir leurs méthodes fascistes. Autant ils ont tous été opposés au fascisme hitlérien, autant ils ont été proches de lui. En fait, ce sont deux grands contraires qui se ressemblent intimement aussi.
Un collaborateur de René Vautier : On assiste aujourd’hui à une coopération avec l’Algérie. Pourriez-vous nous dire quelle est la signification de cette coopération Sud-Sud ?
Thomas Sankara : D’abord, je n’aime pas l’expression Sud-Sud, Nord-Sud… N’oubliez pas la rose des vents. J’estime qu’il y a au Sud des pays qui appliquent une politique abjecte, et il y a au Nord des pays qui appliquent une politique autrement plus acceptable, et même à encourager pour notre peuple. Il y a une question d’intérêt, sachant qu’il y en a au Sud qui obéissent au Nord. Bref, on est un peu perdu et nous ne marchons pas avec une boussole dans ce domaine-là.
Entre la Haute-Volta et l’Algérie, il y a une coopération qui se développe à grands pas et nous souhaitons que cela dure, se poursuive. Si vous faites une comparaison, sur les échanges économiques entre la Haute-Volta et l’Algérie, jusqu’au 4 août [1983], c’était limité à quelques dattes, que l’Algérie envoyait en Haute-Volta pour la bagatelle de 1 000 francs français. Aujourd’hui, la Haute-Volta importe des quantités de matériaux, de machines… La Haute-Volta a ouvert ses portes à l’économie algérienne comme l’Algérie a ouvert ses portes à l’économie voltaïque, du point de vue de l’exportation du bétail, de produits agricoles, notamment certains fruits. La ligne Air Algérie passera aussi par Ouagadougou, et la ligne Air Volta passera par Alger. Vous construisez des matériaux dont nous avons besoin, car la Haute-Volta est devenue un vaste chantier. Or on nous rationne l’importation de certains matériaux uniquement pour nous mettre à mal avec nos CDR [NDLR : Comités de défense de la révolution] qui se mobilisent pour les travaux.
Sur les plans diplomatique et politique, nous constatons une identité de vue, une similitude de nos positions, et nous avons ouvert à Alger une ambassade, et l’Algérie a ouvert à Ouagadougou une ambassade également. Et les missions dans les sens Alger-Ouagadougou et Ouagadougou-Alger ne se comptent plus, elles sont très très nombreuses. Récemment j’étais moi-même à Alger, et nous attendons d’un jour à l’autre le président Chadli Bendjedid, qui va rendre visite au peuple voltaïque.
« Les tirailleurs commettaient les pires humiliations »
L’Algérie n’est pas un pays inconnu en Haute-Volta. Chacun de nous dans sa famille a un ancien d’Algérie. Hélas, le peuple voltaïque a combattu le peuple algérien dans sa volonté de se libérer parce que les représentants de ce peuple l’avaient pris et conditionné pour agir dans ce sens-là. Et chacun d’entre nous a dans sa famille un ancien d’Algérie qui nous raconte comment ces luttes se menaient. Aujourd’hui, le peuple voltaïque veut de nouveaux rapports avec l’Algérie. Et vous aussi avez le souvenir des tirailleurs sénégalais, comme on les appelait pour généraliser tous ces combattants, ces militaires africains qui, aux ordres de leurs maîtres français, commettaient les pires humiliations, pillaient, violaient, volaient, tuaient, massacraient, commettaient les pires atrocités. Ils étaient commandés pour cela et croyaient bien faire.
Aujourd’hui nous voulons établir de nouveaux rapports et redéfinir la connaissance [...] de l’Algérie. Cette connaissance est beaucoup plus positive que celle d’antan. C’est pourquoi l’Algérie ne passe pas inaperçue, et en même temps l’Algérie est la mauvaise conscience pour nous. C’est vrai que nous avons combattu hier à côté de nos patrons français. Mais c’est également vrai que dès cette époque, des luttes se sont engagées ici, en Haute-Volta, pour soutenir l’Algérie. Jusqu’à aujourd’hui, il y a une gêne, une honte, un péché que nous portons, que nous essayons de camoufler, que nous camouflons difficilement, pour avoir pris part aux massacres d’Algérie, parce que nous sommes convaincus que ce que nous avions posé comme actes n’était pas justifié.
C’est un signe très expressif le fait que certains militaires commencent à mettre de côté la ferraille, l’honneur octroyé comme médaille, pour avoir traqué, tué des fellagas par-ci par-là. C’est un signe très important. Bien sûr on ne peut pas effacer ce qu’on a fait là-bas, mais on espère que le peuple algérien saura reconnaître nos mérites, parce que nous tournons le dos résolument à ce que nous avons fait hier. Nous l’avons fait dans la nuit de notre adolescence politique, dans l’ignorance des responsabilités qui devaient être les nôtres.
Aujourd’hui nous voyons aussi en Algérie un pays progressiste dans le camp des non-alignés, un pays qui joue un rôle leader important. C’est pourquoi nous disons que la lutte pour la libération, la lutte du FLN [NDLR : Front de libération nationale] n’est pas la seule propriété de l’Algérie, que ce que le FLN a fait dans la maquis en son temps est la copropriété de tous ceux qui aspirent à la même liberté. Quand nous regardons l’Algérie, nous ne regardons pas la politique intérieure de l’Algérie, nous ne comparons pas Chadli Bendjedid à [Houari] Boumediène, nous regardons simplement si l’Algérie se maintient sur les positions non-alignées, progressistes, de manière constante. Par exemple sur la RASD, nous avons pu agréablement constater que l’Algérie ne s’est pas démentie après Boumediène. Certes, il y a des victoires depuis que Chadli Bendjedid est là, notamment sur le plan social. Nous ne voulons pas méconnaître ces mérites. Mais nous disons que l’Algérie a une position qu’elle doit tenir et c’est cela que nous voyons.
Nous disons que c’est, hélas, le lot de tous ceux qui se sont mis en vedette. Les vedettes n’ont pas le droit de décevoir. Quand on est champion de boxe poids lourds, on n’a plus le droit de perdre, même si on doit pour cela étouffer sa personnalité, même si on doit pour cela faire des sacrifices que d’autres hommes ne font plus [...]. On surveille ses rations alimentaires, ses exercices physiques… L’Algérie est condamnée à rester ainsi, ou elle aura déçu.
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1À l’âge de 21 ans, René Vautier est missionné par la Ligue de l’enseignement pour montrer la vie en Afrique Occidentale française. Scandalisé par la violence coloniale, il entre en conflit avec les officiels français et décide de montrer ce qu’il voit. Ce qu’il arrivera à sauver du résultat de ses tournages s’intitulera « Afrique 50 ». Cet anticolonialisme ne le quittera jamais et, en 1957, il part en Algérie filmer la guerre d’Indépendance du côté des Algériens, installé dans le maquis du FLN. Il y restera jusqu’en 1965. En 1972, il tourne « Avoir 20 ans dans les Aurès », l’un de ses films les plus connus autour d’un groupe de jeunes appelés mobilisés en Algérie et confrontés à l’horreur de la guerre coloniale. Censure, procès, marées noires et capitalisme, nucléaire et racisme, Vautier embrassera tous les combats caméra au poing, avec une seule ligne de conduite : « Je filme ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai ».
2NDLR : Sankara parle ici du 4 août 1983, le jour où lui et ses camarades ont renversé le président Jean-Baptiste Ouedraogo et se sont emparés du pouvoir.