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Cabral, 50 ans après (3/3)

« La libération nationale n’est pas une marchandise d’exportation »

Discours · Parmi les nombreux textes écrits par Amílcar Cabral avant son assassinat, le discours qu’il a tenu à Cuba en 1966, intitulé « L’arme de la théorie », est probablement le plus marquant. Alors que l’on commémore ce 20 janvier le cinquantième anniversaire de sa mort, Afrique XXI en publie un extrait.

L'image représente un homme portant des lunettes à monture fine. Il a un visage allongé avec une petite barbe bien taillée. Ses cheveux sont courts et légèrement bouclés. L'homme semble concentré et engagé dans une conversation. En arrière-plan, on peut distinguer une silhouette floue d'une autre personne, suggérant qu'il se trouve dans un environnement social ou professionnel. L'éclairage est doux, ce qui met en valeur les traits de son visage.
Amílcar Cabral en 1970 à Rome.
© Augusta Conchiglia

En janvier 1966, Amílcar Cabral se rend à La Havane, la capitale cubaine, afin de participer à la Première Conférence tricontinentale, à laquelle prennent part les représentants de 82 pays du Tiers-Monde. Il est déjà connu pour mener la lutte anticoloniale en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, sous domination portugaise. Mais cette conférence va lui donner une aura supplémentaire, tant son discours marquera les esprits.

Le 6 janvier, Cabral prend la parole au nom de son mouvement, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), mais aussi du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et du Front de libération du Mozambique (Frelimo). Ce matin-là, raconte le journaliste Roger Faligot, « Amílcar Cabral ne fut pas seulement le premier à parler », il lui était en outre accordé « trois fois plus de temps » de parole parce qu’il représentait trois mouvements qui combattaient le colonialisme portugais1. Devant un parterre de marxistes venus du monde entier, celui que l’on surnomme alors le « Lénine africain » propose de réviser la théorie marxiste de la lutte des classes.

Ce discours resté célèbre, intitulé « L’arme de la théorie », est considéré comme le plus marquant de ses nombreuses prises de parole. Cabral y aborde avec un regard critique l’importance de l’idéologie et de la lutte des classes, tout en évoquant le rôle de la violence et le poids de l’impérialisme. C’est également dans ce discours qu’il développe sa théorie du suicide de classe : « [...] pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient », affirme-t-il.

Afrique XXI reproduit ci-dessous un extrait de ce long discours publié dans son intégralité en 2021 par Petits Matins de novembre Éditions, dans un recueil de ses textes les plus importants. Il est ici question de sa propre vision de l’idéologie socialiste et de la lutte des classes2.

Le manque d’idéologie, une grande faiblesse

« Quand le peuple africain affirme dans son langage simple que « pour chaude que soit l’eau de la source, elle ne cuira pas ton riz », il énonce, avec une singulière simplicité, un principe fondamental non seulement de physique, mais aussi de science politique. Nous savons en effet que le déroulement d’un phénomène en mouvement, quel que soit son conditionnement extérieur, dépend principalement de ses caractéristiques intérieures. Nous savons aussi que, sur le plan politique – même si la réalité des autres est plus belle et attrayante –, notre propre réalité ne peut être transformée que par sa connaissance concrète, par nos efforts et par nos propres sacrifices.

Il est bon de se rappeler, dans cette ambiance tricontinentale où les expériences et les exemples abondent, que, si grande que soit la similitude des cas en présence et l’identité de nos ennemis, la libération nationale et la révolution sociale ne sont pas des marchandises d’exportation ; elles sont – et chaque jour davantage – le produit d’une élaboration locale, nationale, plus ou moins influencées par des facteurs extérieurs (favorables et défavorables), mais essentiellement déterminés et conditionnés par la réalité historique de chaque peuple, et consolidés par la victoire ou la solution correcte des contradictions internes entre les diverses catégories qui caractérisent cette réalité. Le succès de la révolution cubaine, qui se déroule à quelques centaines de kilomètres de la plus grande force impérialiste antisocialiste de tous les temps [NDLR : Cabral parle ici des États-Unis], nous semble être, dans son contenu et dans sa forme d’évolution, une illustration pratique et concluante de la validité, du principe déjà mentionné.

Nous devons reconnaître, toutefois, que nous-mêmes et les autres mouvements de libération en général (nous nous référons surtout à l’expérience africaine) n’avons pas su apporter toute l’attention nécessaire à ce problème important de notre lutte commune. Le défaut idéologique, pour ne pas dire le manque total d’idéologie, au sein des mouvements de libération nationale – ce qui se justifie à la base par l’ignorance de la réalité historique que ces mouvements prétendent transformer – constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse de notre lutte contre l’impérialisme.

[...] C’est dans l’intention de contribuer, bien que modestement, à ce débat que nous présentons ici notre opinion sur les fondements et les objectifs de la libération nationale en rapport avec la structure sociale. Cette opinion nous est dictée par notre expérience dans la lutte et l’appréciation critique d’autres expériences. À ceux qui lui voient un caractère théorique, il nous faut rappeler que toute pratique engendre une théorie. Et que, s’il est vrai qu’une révolution peut échouer, même alimentée par des théories parfaitement conçues, personne n’a encore réalisé une révolution victorieuse sans théorie révolutionnaire.

Une lutte des classes revisitée

Ceux qui affirment – et de notre point de vue avec raison – que la force motrice de l’histoire est la lutte de classes seraient certainement d’accord pour réviser cette assertion, afin de la préciser et de lui donner un champ d’application encore plus vaste, s’ils connaissaient plus profondément les caractéristiques essentielles de certains peuples colonisés, c’est-à-dire dominés par l’impérialisme.

En effet, dans l’évolution générale de l’humanité et de chacun des peuples qui la composent, les classes n’apparaissent ni comme phénomène généralisé et simultané dans la totalité de ces groupes, ni comme un tout achevé, parfait, uniforme et spontané. La définition de classes au sein d’un groupe ou de plusieurs groupes humains est une conséquence fondamentale du développement progressif des forces productives et des caractéristiques de la distribution des richesses, produites par ce groupe ou dérobées à d’autres groupes. C’est-à-dire que la catégorie socio-économique « classe » surgit et se développe en fonction d’au moins deux variables essentielles et interdépendantes : le niveau des forces productives et le régime de propriété des moyens de production. Ce développement s’opère lentement, graduellement et d’une manière inégale, par des variations quantitatives et généralement peu perceptibles des composantes fondamentales, processus qui, à partir d’un certain degré d’accumulation, aboutit à un saut qualitatif, se traduisant par l’apparition de classes et du conflit entre les classes.

Des facteurs extérieurs à un ensemble socio-économique en mouvement donné peuvent influencer, d’une manière plus ou moins significative, le processus de développement des classes, l’accélérant, le freinant, voire provoquant des régressions. Quand, pour une raison quelconque, cesse l’influence de ces facteurs, le processus reprend son indépendance, et son rythme se détermine alors non seulement par les caractéristiques internes spécifiques de l’ensemble, mais aussi par la résultante de l’effet produit sur lui par l’action temporaire des facteurs extérieurs.

Sur le plan strictement intérieur, le rythme du processus peut varier, mais reste continu et progressif. Les progrès brusques sont possibles, seulement en fonction d’altérations violentes – mutations – du niveau des forces productives ou du régime de la propriété. Ces transformations violentes opérées à l’intérieur du processus de développement des classes, comme résultat de mutations survenues au niveau des forces productives ou dans le régime de propriété, il a été convenu de les appeler en langage économique et politique : révolutions.

Des peuples sans histoire, vraiment ?

On constate, d’autre part, que les possibilités de ce processus sont influencées, d’une façon appréciable, par des facteurs extérieurs, en particulier par l’interaction des ensembles humains, considérablement accrue par le progrès des moyens de transport et de communication qu’ont créés le monde et l’humanité, éliminant l’isolement entre les groupes humains d’une même région, entre les régions d’un même continent et entre les continents. [...]

Ce qui vient d’être dit permet de poser la question suivante : est-ce que l’histoire commence seulement à partir du moment où se développe la catégorie « classe » et par conséquent la lutte de classes ? Répondre affirmativement serait situer hors de l’histoire toute la période de vie des groupes humains qui va de la découverte de la chasse, et postérieurement de l’agriculture nomade et sédentaire, à la création des troupeaux et à l’appropriation privée de la terre. Ce serait aussi alors - et nous nous refusons à l’accepter - considérer que plusieurs groupes humains d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine vivaient sans histoire, ou en dehors de l’histoire, au moment où ils furent soumis au joug de l’impérialisme. Ce serait considérer que des populations de nos pays, telles que les Balante de Guinée, les Kouaniama d’Angola et les Maconde du Mozambique, vivent encore aujourd’hui - si nous faisons abstraction des légères influences du colonialisme auxquelles elles furent soumises - en dehors de l’histoire, ou n’ont pas d’histoire.

Ce refus, basé d’ailleurs sur la connaissance concrète de la réalité socio-économique de nos pays et sur l’analyse du processus de développement de la catégorie « classe », tel que nous l’avons vu antérieurement, nous porte à admettre que, si la lutte des classes est la force motrice de l’histoire, elle l’est à une certaine période historique. Cela veut dire qu’avant la lutte des classes - et nécessairement après la lutte des classes, car dans ce monde il n’y a pas d’avant sans après - un facteur, ou des facteurs, fut et sera le moteur de l’histoire. Nous admettons sans peine que ce facteur de l’histoire de chaque groupe humain est le mode de production - le niveau des forces productives et le régime de propriété - qui caractérise ce groupement.

L’être humain survivra aux classes

Comme on l’a vu, la définition de classe et la lutte des classes sont elles-mêmes l’effet du développement des forces productives, conjugué avec le régime de propriété des moyens de production. Il nous semble donc correct de conclure que le niveau des forces productives, élément déterminant essentiel du contenu et de la forme de la lutte des classes, est la force motrice véritable et permanente de l’histoire.

Si nous acceptons cette conclusion, alors s’estompent les doutes qui troublaient notre esprit. Parce que si, d’un côté, nous constatons que l’existence de l’histoire avant la lutte des classes est garantie, et évitons, par là, à quelques groupements humains de nos pays - et peut-être de notre continent - la triste condition de peuples sans histoire, nous dégageons, d’un autre côté, la continuité de l’histoire, même après la disparition de la lutte de classes ou des classes elles-mêmes. Et comme ce n’est pas nous qui avons postulé sur des bases scientifiques le fait de la disparition des classes comme une fatalité historique, nous sommes satisfaits de cette conclusion qui, dans une certaine mesure, rétablit une cohérence et donne en même temps aux peuples qui, comme celui de Cuba, sont en train de construire le socialisme, l’agréable certitude qu’ils ne déboucheront pas sur la fin de leur histoire lorsque se terminera le processus de liquidation du phénomène « classe » et de la lutte des classes au sein de l’ensemble socio-économique.

L’éternité n’est pas de ce monde, mais l’être humain survivra aux classes et continuera à produire et à faire l’histoire, car il ne peut se libérer du fardeau de ses besoins, de ses mains et de son cerveau, qui sont à la base du développement des forces productives. »

Pour aller plus loin

De nombreuses études ont été consacrées ces dernières années à la figure et au parcous d’Amílcar Cabral. Outre le recueil de ses discours et écrits publié par Premiers Matins de novembre Éditions en 2021 (voir ci-dessus), et son portrait dressé par Saïd Bouamama dans Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara (La Découverte, 2014), à lire ici, voici d’autres références :

➞ Le site Memorial 2019 consacre un dossier (en langue portugaise) au révolutionnaire, avec notices biographiques, bibliographie, archives orales et écrites, etc. Une page est également consacrée à son assassinat.

➞ La revue Lusotopie a consacré en 2020 un numéro spécial intitulé : « Amílcar Cabral et l’idée de la révolution anticoloniale » (sous la direction d’Aurora Almada e Santos et Víctor Barros). On y trouve plusieurs textes (en français, en anglais et en portugais), dont celui, remarquable, de Mamadou Kabirou Gano, « Amílcar Cabral, anthropologue de la tension », qui permet de saisir la complexité de la pensée de Cabral.

1Roger Faligot, Tricontinentale. Quand Che Guevara, Ben Barka, Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale (1964-1968), La Découverte, «  Cahiers libres  », 2013, p. 405-417.

2Les intertitres sont de la rédaction.