En novembre 1973, dix mois après l’assassinat d’Amílcar Cabral, Le Courrier de l’Unesco, l’organe de presse trimestriel créé en 1948 pour accompagner les actions de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, consacre un numéro spécial à l’Afrique « portugaise » et à la lutte pour l’indépendance. On peut y lire un texte d’Amílcar Cabral, intitulé « La culture et le combat pour l’indépendance ». On y trouve également une analyse de Basil Davidson, alimentée par ce qu’il a pu observer sur le terrain, et intitulée « La lutte pour l’indépendance dans les colonies “portugaises” ».
Écrivain et historien britannique, Davidson s’est rendu à plusieurs reprises dans les zones libérées des colonies portugaises : en Guinée (Bissau) en 1967 et 1972, au Mozambique en 1968 et en Angola en 1970. Lorsqu’il écrit ce texte, il a déjà publié 17 ouvrages sur l’Afrique, parmi lesquels Révolution en Afrique, préfacé par Amílcar Cabral (traduit aux éditions du Seuil, 1969), et L’Angola au cœur des tempêtes (Maspero, 1972).
À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Cabral, Afrique XXI republie ce papier qui permet de comprendre l’importance des luttes menées par le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et le Front de libération du Mozambique (Frelimo), et qui décrit les mesures mises en place par ces mouvements dans les zones libérées du joug colonial.
L’intransigeance du Portugal
« On présente parfois les problèmes de l’Afrique d’aujourd’hui comme transitoires, relevant d’une persistance de modes de vie ou de style de pensée plus ou moins archaïques. Cette notion de transition est, certes, commode, au moins tant que l’on ne perd pas de vue que les mœurs africaines et les concepts africains procédaient de civilisations véritables, et non pas d’on ne sait quelle barbarie irrémédiable.
Mais peut-être peut-on cerner plus exactement les problèmes de l’Afrique actuelle, en particulier dans les vastes régions qui sont encore sous domination étrangère à forme colonialiste ou raciste ? Pour ma part, je tends à penser que ces problèmes tiennent, en fait, au renouveau d’une évolution proprement africaine du développement culturel et social qui était déjà apparu avant que ne s’instaure la domination étrangère, mais qui s’arrêta soudain et se flétrit sous l’effet de cette domination étrangère et qui, jusqu’ici, ne put reprendre.
En somme, il s’agit essentiellement de problèmes inhérents à une démocratisation authentique et réelle, dans le cadre d’institutions qui se modernisent. Dans cette perspective, les problèmes qu’affrontent les habitants des colonies portugaises - au total 15 millions d’Africains et un demi-million de Portugais et d’exploitants ou d’employés européens - se dessinent dans toute leur rigueur.
La situation de ces Africains est singulière, quoique comparable, à bien des égards, à celle de leurs voisins de Rhodésie et d’Afrique du Sud. Pour rendre compte de cette singularité, en vain invoquerait-on l’ancienneté de l’occupation portugaise en Afrique, car l’histoire du colonialisme, dans ses grandes lignes, est partout la même. Il est vrai que des armées portugaises se sont avérées capables, dès le XVIe siècle, de conquérir et de coloniser un petit nombre de terres de la région côtière de l’Angola et du Mozambique, tandis que d’autres réussirent à pénétrer dans la vallée du Zambèze, jusqu’à Sena et Tete, où ils fondèrent des établissements avant le début du XVIIe siècle.
Mais l’occupation coloniale des vastes régions de l’Angola et du Mozambique, comme celle des territoires plus modestes de Guinée occidentale, ne commença pas réellement avant la dernière décennie du XIXe [siècle] et ne fut achevée qu’entre 1920 et 1930. En fait, ce qui distingue la colonisation portugaise, c’est le caractère du système de domination, les mœurs mêmes du conquérant, en premier lieu le refus de toute concession aux Africains en quête de l’égalité des droits et de la souveraineté indigène.
La voie des armes
Les mobiles des hommes qui gouvernent le Portugal sont divers et mériteraient un examen attentif. Mais, quoi qu’on puisse en dire, leur rigidité, leur intransigeance (j’évite à dessein d’autres termes plus rudes, qui ne seraient pas déplacés et qu’on ne se prive pas bien souvent de leur appliquer) ont eu pour effet de compliquer considérablement les problèmes de modernisation des structures sociales. En raison de cette attitude, l’entrée dans le monde moderne des Africains soumis à leur gouvernement s’est avérée impossible tant qu’ils conserveraient le pouvoir.
Ces Africains peuvent bien acquérir, à l’intérieur du système établi, les éléments d’une éducation moderne - encore que le fait soit rare - mais il ne s’agit jamais que d’une éducation subordonnée aux fins du nationalisme portugais. Ils peuvent bien exercer des activités économiques qui leur permettent de s’insérer dans un cadre de vie moderne, mais c’est encore à la condition de rester de simples exécutants au service d’un système conçu pour le seul profit du Portugal.
L’actuel Premier ministre du Portugal1, le professeur Marcelo Caetano2, s’est d’ailleurs clairement expliqué sur ce point ; en 1970, dans un important document doctrinal, jamais modifié depuis, il écrivait : « Les indigènes de l’Afrique doivent être dirigés et encadrés par les Européens, mais ils sont indispensables à titre d’auxiliaires. Il faut considérer les Noirs comme des éléments productifs, dont l’organisation présente ou à venir s’opère au sein d’une économie dirigée par les Blancs. »
Les voies pacifiques du changement se trouvant barrées, les « indigènes de l’Afrique » ont choisi, comme on le sait, la résistance armée, plutôt que de continuer à souffrir le joug de la domination étrangère, tout comme l’avaient fait des peuples d’autres continents dans des conditions analogues.
Un immense effort pour vivre dans le présent
On a beaucoup écrit sur cette résistance armée, mais elle ne constitue pas le chapitre le plus important et le plus intéressant de l’histoire ; ce qui compte davantage c’est la manière dont les mouvements de résistance ont su agir dans les territoires, petits ou grands, qu’ils avaient arrachés à la domination portugaise.
Là, ils ont pu enfin commencer à prendre en mains leurs propres affaires et, ce faisant, ils ont forgé de nouvelles institutions, mis en place des structures sociales susceptibles de correspondre aux exigences du progrès social et culturel. En un mot, ils se sont attaqués aux tâches de démocratisation dans un contexte moderne. Cessant d’être des « auxiliaires » du système colonial, les Africains des régions libérées peuvent avancer sur leur propre voie et affronter leurs propres problèmes.
Que découvre-t-on dans ces territoires libérés ? Nombreux sont ceux qui ont été chercher sur place la réponse ; ils venaient de divers pays, ils n’avaient pas les mêmes convictions politiques ; or presque toutes les analyses, en dépit de l’enthousiasme ou du scepticisme, de la passion ou de la neutralité ou même de l’hostilité dont témoignent leurs auteurs, s’accordent sur l’essentiel3. Ils découvrent des hommes depuis longtemps opprimés, qui ont entrepris un immense effort pour vivre dans le présent, pour rompre tout à la fois avec les usages hérités d’un plus ou moins lointain passé et ceux du régime colonial. Ces hommes, de toute évidence, considéraient qu’ils n’avaient rien à gagner en luttant pour une simple réforme des structures établies ; de fait, comme ils le disent souvent, de telles réformes ne sauraient leur apporter la liberté.
L’action dans laquelle ils se sont engagés est de plus haute portée et plus efficace. Sans doute se définit-elle dans la pratique, dans la détermination de leurs objectifs. Mais leurs principaux porte-parole l’ont aussi nommée en des termes chargés d’une longue méditation. Ils ont en effet la chance d’avoir trouvé des interprètes et des dirigeants de grand talent.
La « marche forcée » selon Cabral
Qu’on pense à Amílcar Cabral, à présent disparu4 : le fondateur et dirigeant du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert [PAIGC] a laissé des écrits qui jouissent aujourd’hui d’une grande notoriété pour avoir offert une contribution essentielle à la théorie du changement social dans les pays qualifiés de « sous-développés ».
Les mouvements de libération, enseignait-il, impliquent « une marche forcée sur la route du progrès culturel » ; convaincu qu’il était que les contraintes de la résistance armée avaient eu pour principal effet sur son sol de susciter de nouveaux modes de compréhension, de nouvelles idées, de nouveaux comportements individuels et collectifs et, simultanément, une nouvelle conception de la liberté à l’échelle nationale. Leur succès tient en ceci qu’ils ne sont rien d’autres que des mouvements de participation volontaire. Ce sont des « écoles de progrès » plus encore que des groupes de combat ou des organes d’autodéfense.
Considérons encore les propos du leader d’Angola, le Dr Agostinho Neto, quand il caractérise l’action en cours dans les territoires libérés. Ce qu’on essaye d’accomplir, disait-il en 1970, c’est « une double révolution qui apporte à nos peuples la liberté et leur ouvre un accès à la vie moderne. Elle s’opère à la fois contre les structures traditionnelles qui sont depuis longtemps devenues inadéquates et contre le régime colonial ».
En d’autres termes, l’objectif est non seulement d’évincer les Portugais, qui prétendent à imposer leur autorité, mais [aussi] de bâtir une société nouvelle ; il s’agit de créer et de développer des institutions qui permettent aux hommes de se gouverner eux-mêmes, des institutions démocratiques et modernes dont la vertu sera de les détacher de l’héritage de la colonisation, comme de celui de la vieille Afrique, divisée, déchirée entre les rivalités ethniques.
Partout le même état d’esprit
Jugera-t-on téméraire et insolite de prêter une telle aspiration à des peuples si cruellement frappés par la répression militaire et accablés sous le poids de tous les maux qui l’accompagnent ? Mais le fait est que tous les témoins font la même observation ; ce n’est rien de moins qu’une telle leçon qu’ils tirent de leur voyage.
Vue de près, qu’est-elle donc la « marche forcée sur la route du progrès culturel ? » Bien évidemment, le tableau change en fonction du lieu et du moment, car l’aventure se poursuit au cœur des guerres, sous les coups répétés d’une répression sauvage. Quelques territoires se trouvent depuis longtemps à l’abri des incursions ennemies, et l’on découvre là que la construction de la nouvelle société est déjà fort avancée ; mais d’autres ne sont libérés que depuis peu, et certains restent soumis à de fréquentes incursions militaires ou à des raids de bombardement.
La tâche révolutionnaire dans ces conditions se voit souvent interrompue, parfois à ses débuts. Toutefois, si sensibles et nombreux soient les contrastes, il est frappant de trouver partout la même orientation et le même état d’esprit.
Deux exemples, empruntés à ma propre expérience, le confirment. Alors que je parcourais les territoires de l’Angola oriental sous le contrôle du Mouvement populaire de libération de l’Angola [MPLA], en 1970, mon voyage coïncida avec un des coups de main périodiques de l’armée portugaise. Les unités de combat du MPLA se replièrent, et à leur suite la population locale qui voyait en elles une protection. Dans les bois, les villages furent momentanément abandonnés ; les services sociaux, tels que les écoles et les centres médicaux, cessèrent de fonctionner.
Des semaines s’écoulèrent avant qu’une vie normale ne reprenne ; ce fut une dure période, qui révéla toutes les souffrances imposées par les guerres coloniales. Toutefois, le mouvement national demeura actif, tant à travers ses organisations combattantes qu’à travers ses comités de village ou ses groupes organisés de travailleurs, spécialisés dans telle ou telle tâche d’action sociale ou culturelle, de sorte que l’on put renouer avec l’ouvrage commencé sitôt le péril écarté.
Des écoles, des hôpitaux, des élections
Dans les territoires depuis longtemps à l’abri du danger, le tableau est différent, L’hiver dernier, j’ai passé quelque temps dans le Como, en Guinée méridionale. Les Portugais en avaient été chassés en 1965 et n’avaient pu y revenir ensuite. Pendant sept années donc, la population avait eu la liberté de travailler à la conquête de la nouvelle société.
Un long chemin avait été parcouru. Bien implantés, les comités de village, tous élus démocratiquement, avaient exercé leur autorité (en connexion avec les membres de leur mouvement national, le PAIGC, travaillant à plein temps) dans tous les domaines de la vie publique, qu’il s’agisse de l’éducation, de l’hygiène, de la justice ou de la politique. Dans cette région, un nouvel État avait commencé d’exister, avant même que ne fut officiellement proclamée l’indépendance de la Guinée, une nouvelle société avait pris forme - et cela dans une atmosphère de calme et de confiance qui ne cessait de faire impression.
Les statistiques peuvent donner quelque idée de cette expérience. En 1970, le PAIGC avait créé assez d’écoles et formé assez de maîtres pour pouvoir offrir les éléments d’une éducation moderne à quelque 8 500 garçons et filles ; 8 hôpitaux et 114 postes sanitaires avaient été installés dans les territoires libérés. En outre, on avait organisé des élections générales, au scrutin direct et secret, pour mettre sur pied une Assemblée nationale, souveraine. Des statistiques analogues, en provenance des territoires libérés de l’Angola et du Mozambique complètent utilement ce tableau. Et il est évident qu’on pourrait faire bien davantage encore si l’on disposait de moyens adéquats - et d’un personnel dûment formé et surtout de plus grandes ressources matérielles.
Et pourtant, les statistiques ne disent pas tout ; elles sont même loin de tout dire. Il faut parcourir plaines et grandes forêts, bois et marais pour sentir ce qu’il en est du changement, réellement, dans la vie des hommes.
Affronter le monde tel qu’il est
Qu’on se rende dans les vastes territoires libérés ou dans les petits secteurs gravement exposés aux incursions de l’ennemi ou aux bombardements répétés, on se trouve en présence de populations « arriérées », désormais déterminées à se libérer du poids du passé et à affronter le monde tel qu’il est. Ces hommes s’attellent à la tâche, en rejetant les préjugés de la tradition et un héritage de soumission, en rompant avec le racisme et le tribalisme, sans céder aux vieilles tentations du désespoir ou du découragement.
Aucun observateur ne retire une impression d’utopie de son séjour dans ces régions. Loin de là. Dure est la vie quotidienne. Le labeur, la faim, la peur de la mort violente sont le lot commun. Personne, en outre, ne possède la clé de l’œuvre qui s’accomplit ; beaucoup de confusion subsiste, et, sans nul doute, pour longtemps encore. Les timides abandonnent, les faibles trahissent. Bref, l’humaine condition se reconnaît ici comme ailleurs.
Mais la lucidité et le courage, la ténacité et l’espoir sont aussi présents ; et l’on est enclin à penser que ce sont ces qualités-là qui prédominent, puisque le progrès ne se ralentit pas, que les mouvements travaillant à la renaissance de l’Afrique s’étendent. Sinon, comment ces mouvements auraient-ils remporté de si remarquables succès ? Dans leur réussite, ils comptent sur la compréhension des autres peuples du monde, et aussi sur leur aide et leur amitié. »
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1L’auteur a écrit cet article en 1973.
2Président du Conseil des ministres du Portugal de 1968 à 1974.
3Après une première visite dans l’Angola colonial, l’auteur s’est rendu quatre fois dans les territoires libérés : ceux du PAIGC en Guinée, en 1967, ceux du Frelimo au Mozambique en 1968, ceux du MPLA en Angola en 1970, et à nouveau en Guinée en 1972.
4Quand ce texte est publié, en novembre 1973, Cabral est mort depuis dix mois : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry.