Musique

Les tambours du Burundi, des instruments très politiques

Instruments séculaires, les tambours ont joué au Burundi un rôle majeur dans l’édification du pouvoir royal durant la période précoloniale. Longtemps considérés comme des vecteurs d’expression des volontés divines et comme diffuseurs des innovations politiques du pays, ils sont aujourd’hui exploités par le parti au pouvoir, qui tente de se les approprier.

L'image représente un groupe de percussionnistes en pleine performance. Ils portent des vêtements traditionnels, principalement rouges, avec des ceintures vertes. Au centre, un homme se distingue en sautant avec énergie, créant un mouvement dynamique. Les autres membres du groupe, en arrière-plan, jouent des tambours en bois de forme cylindrique. L'atmosphère est festive et rythmée, avec une ambiance de célébration culturelle, où les sons des tambours résonnent fortement. Le sol est en terre, ce qui ajoute un aspect rustique à la scène.
Des joueurs de tambour, en 2017, à Bujumbura.
© Andreas31 / wikimedia commons

Les histoires portées par les traditions orales font état de différentes théories quant à l’origine du tambour burundais, qui ne permettent pas de dater avec certitude l’émergence des croyances qui l’entourent. Ces légendes font cependant coïncider l’apparition du tambour avec la naissance de la monarchie burundaise1. Le cycle de Nkoma incarne la polysémie du mot ingoma (tambour, royaume, règne)2 : à l’aube de l’unification du royaume entre le XVe et le XVIIe siècle, Ntare Ier aurait étendu la peau du taureau qu’il venait de tuer sur une termitière ; un serpent appelé Inkoma en serait sorti et aurait frappé de manière répétitive la peau fraîchement bandée, introduisant le martèlement sourd caractéristique du tambour burundais, qui aurait ainsi hérité de la dérivation nominale ingoma. D’autres mythes mettent en parallèle les sons produits par le tambour et par le battement du sorgho, une plante au cœur des célébrations du pouvoir royal dans le Burundi ancien3.

Les ingoma se déclinent en plusieurs catégories de tambours. Karyenda était une divinité tambour. Il était l’un des deux tambours dynastiques symbolisant la légitimité monarchique jusqu’à sa mise à pied, au début des années 1930. Il incarnait la naissance de l’univers et de l’espace-temps dans la cosmogonie burundaise. Celle-ci était célébrée avec faste par l’Umuganuro, la fête des semailles de sorgho, jusqu’aux débuts de la colonisation belge. Gardé par une vestale dans un lieu secret, Karyenda n’était sorti qu’à cette occasion et aurait connu une enveloppe physique unique4. Un véritable culte lui était voué, mais ce culte fut abandonné par le dernier roi du Burundi, Ntare V (roi éphémère, du 8 juillet au 28 novembre 1966), devant l’influence croissante des missions évangéliques. Le tambour Rukinzo accompagnait quant à lui le roi dans tous ses déplacements. Rythmant la vie de la cour, il était battu lors du lever et du coucher du roi. Il était renouvelé à la fin de chaque règne.

Cette adoration fétichiste se vouait également aux tambours cultuels, ou « tambours sacrés ». Trônant dans des sanctuaires et entourés de tambours courtisans (ingendanyi), un culte ésotérique leur était rendu. Les célèbres tambours Ruciteme (associé à la forêt) et Murimirwa (associé aux cultures) étaient notamment conservés au sanctuaire de Gishora, qu’il est encore possible de visiter aujourd’hui (voir la vidéo ci-dessous).

Enfin, il existe également des tambours - les seuls encore battus aujourd’hui - non vénérés et uniquement destinés à la danse5. Il s’agit de la danse rituelle au tambour royal (umurisho w’íngoma). Elle était censée réveiller les esprits des ancêtres en produisant un son puissant et synchronisé lors de cérémonies officielles, et ce afin qu’ils chassent les mauvais esprits6. S’exécutant en demi-cercle, elle repose sur l’initiative d’un batteur principal, percutant un tambour central (inkiranya), et concluant la danse par un solo final. Les tambourinaires préludent la performance en paradant avec leurs tambours sur leurs têtes, puis suivent les rythmes lancés par le batteur principal. Portant des tenues traditionnelles, un groupe de tambourinaires doit être composé d’au moins dix tambours, et toujours en nombre impair. Leur gestuelle est également codifiée, reposant sur trois mouvements principaux de la tête, des jambes et des mains. Certains composants de cette performance s’interprètent de manière particulière, comme le mouvement de la baguette (imirisho) autour du cou qui signifie : « Que je meurs si je trahis mon pays », ou encore le solo final qui symbolise la réconciliation autour du tambour et l’unité du pays.

Un vecteur de l’ubuntu

En 2014, la danse au tambour burundais a été inscrite au Patrimoine immatériel de l’Unesco, anticipant la perpétuation des rituels associés aux tambours. Leur préservation était d’ailleurs encadrée depuis le Burundi ancien. Plusieurs clans de ritualistes étaient garants de la fabrication, de la conservation, ainsi que de la pratique des tambours. Ce statut s’acquiert par filiation patriarcale, renforçant le caractère héréditaire naturel et exclusif du tambour. Encore aujourd’hui, les groupes de tambourinaires sont composés d’au moins un enfant, veillant à la continuité des traditions particulières associées à cette pratique.

Divers secrets entouraient la fabrication, la conservation et le culte des tambours. Ils contribuaient à leur mystification. L’évangélisation de la société et la suppression de l’Umuganuro (vers 1929) les firent progressivement disparaître, expliquant le délaissement des tambours dynastiques et cultuels par les appareils étatiques au cours du XXe siècle au profit d’une exploitation pérenne de la pratique de la danse aux tambours.

Plus qu’un objet culturel et sacré, l’ingoma a aussi été un vecteur de l’ubuntu, une philosophie éthique de l’unité présente dans plusieurs cultures bantoues de l’Afrique centrale, l’Afrique orientale et l’Afrique australe7. Issue de la cosmogonie traditionnelle, l’ubuntu (générosité humaine, humanité) est définie par l’abbé Ntabona, professeur et écrivain burundais de renom, comme « la constance envers soi-même et l’ouverture à l’autre »8 et vers laquelle devraient tendre tous les Burundais. Sa transmission, mise en péril par la disparition de l’Umuganuro, qui la glorifiait, a perduré du fait d’un syncrétisme avec les rites chrétiens. Aujourd’hui, les performances de danse au tambour suscitent et font résonner l’ubuntu auprès de spectateurs burundais sensibles aux sensations procurées par les puissants rythmes des ingoma, porteurs de sentiments identitaires.

« Dieu passait par le tambour pour protéger la monarchie et le royaume »

Autrefois « le tambour était le symbole du pouvoir royal, raconte l’abbé Adrien Ntabona. Ce n’était pas une petite chose banale comme aujourd’hui. Dieu passait par le tambour pour protéger la monarchie et le royaume, l’ensemble du pays. »

Par l’analogie liant tambour et pouvoir royal, l’abbé Ntabona faisait de cet instrument percussif une incarnation symbolique du pouvoir royal. Par sa distanciation du banal au profit du singulier, du plébéien au profit du monarque, il sacralisait l’ancien usage du tambour pour mieux regretter sa démocratisation. Comme l’abbé Ntabona, pourrions-nous pour autant objectiver l’anachronisme de cette analogie ? Au regard de la sémantique, non. Comme précédemment énoncé, ingoma signifie tambour, règne et royaume en kirundi. L’homogénéité phonétique de ces trois notions dresse un voile de fumée sur la singularité de chacune. Sa fusion en entité unique favorise l’interchangeabilité ainsi que l’interdépendance de ces notions et simplifie par induction ses instrumentalisations politiques. Restreindre par le langage la formulation d’une idée en interdit sa conception. Superposer plusieurs sens sur un même mot incite ses utilisateurs à les regarder comme un tout hermétique et solide. C’est donc induire à penser pouvoir royal et tambour comme indissociables. Par association du tambour et du divin, le souverain devient de fait un représentant de l’autorité religieuse.

D’un point de vue historique, l’étude des récits de l’apparition du tambour au Burundi atteste de la concomitance de sa genèse avec l’apparition de la monarchie. Cette simultanéité décrite par les légendes aurait pu tacitement contribuer à mystifier l’existence d’une relation causale entre royauté et tambour dans l’imaginaire traditionnel burundais. Ses modifications dressent une mosaïque de son influence sur la normativité politique et sur la tradition religieuse burundaise.

Moyen d’expression des volontés des dieux, les tambours incarnent la stabilité politique. La présence du roi était nécessaire à leur battement. Capables de porter des messages politiques lors de rassemblements à la cour royale ou de sonner le glas d’une victoire militaire, leurs sons faisaient état des fluctuations politiques. Apanage de certains clans de ritualistes tambourinaires batimbo, son battement était employé lors d’événements marquants de l’histoire nationale, à l’instar de la fête des semailles ou de l’accession au pouvoir des rois, dont on disait qu’ils montaient sur l’ingoma.

Un patrimoine approprié par l’appareil d’État

La période coloniale verra s’instaurer des remaniements d’usage après l’arrivée des colons belges. Le tambour revêt alors un caractère plus régalien. Par exemple, il sonne la messe et quadrille les horaires scolaires. L’instauration de la République sert alors de terreau fertile à sa démocratisation et à sa diffusion dans toutes les provinces du Burundi.

La pérennité de l’emploi politique du tambour est révélatrice de son ancrage dans la normativité politique. La réglementation d’usage faite par décret par le défunt président Pierre Nkurunziza en 2017 en est une illustration manifeste : « Il est strictement interdit aux personnes de sexe féminin de battre le tambour. De même, tous les groupes qui ont pour objectif de faire de l’animation culturelle doivent désormais se faire enregistrer au ministère de la Culture et ne pourront se produire en dehors des cérémonies officielles qu’avec une autorisation du ministre. [...] [L]e ministre se réserve le droit d’accepter [la demande d’autorisation] ou non, au regard de l’importance historique de l’instrument » peut-on lire dans son préambule. Dans la pratique, ces autorisations sont délivrées lors « d’événements d’importance nationale ».

Aujourd’hui, l’autorisation circonstanciée de l’emploi du tambour est également accompagnée de mesures taxées. Une redevance de 500 000 francs burundais (245 euros) par exhibition est réclamée par le Trésor public, soit le double du salaire mensuel moyen d’un tambourinaire. La réglementation mais surtout la proscription de son usage populaire pourraient être pensées comme des marqueurs de discriminations. Le patrimoine national est ainsi approprié par l’appareil d’État et non plus par ses citoyens. Le tambour devient alors le sujet d’une personnification du pouvoir politique et non d’une histoire populaire. Par la monopolisation de son exploitation, le parti au pouvoir depuis 2005, le CNDD-FDD (Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie) rendrait l’analogie avec le pouvoir royal contemporaine.

1Pascal Ndayishinguye, Claude Guillet, Légendes historiques du Burundi : les multiples visages du roi Ntáre, Karthala, 1987.

2Léonidas Ndoricimpa, Claude Guillet, L’Arbre-mémoire : traditions orales du Burundi, Karthala, 1984.

3Jean-Pierre Chrétien, Le Sorgho au Burundi, Journal des africanistes n°52, 1982.

4Selon les traditions orales, un seul Karyenda aurait existé. Cependant, l’historien et diplomate Charles Baranyanka rapporte qu’il en aurait existé trois.

5Thomas Niyongabo, Tariq Madani, «  Valeurs culturelles, cohésion sociale et image d’un pays : à propos de la danse au tambour du Burundi  », Laboratoire Langues, Culture et Communication, Université Mohammed Premier, Volume 5, n°1, 2021.

6Mateso Bashingwa, «  An exploratory study into burundi drumming « ingoma » as cultural identity for national reconciliation  », submitted to the UMRAN Symposium : Identity and Culture 2020.

7Mungi Ngomane, Ubuntu. Je suis car tu es. Leçon de sagesse africaine, Harper Collins,2019.

8Abbé Adrien Ntabona, L’ubuntu (humanité réussie) : ses roses et ses épines au Burundi, Bujumbura, 2020.