En Guinée, les déguerpis de Kaporo-Rails n’ont pas dit leur dernier mot

Reportage · En 1998 puis en 2019, de nombreux habitants de ce quartier réputé frondeur de Conakry ont été expulsés de chez eux, sans dédommagement ni accompagnement. Alors qu’ils se battent pour faire valoir leurs droits, la junte au pouvoir semble vouloir recycler les mêmes méthodes que les régimes précédents.

L'image représente une scène de rue animée dans une ville. Au premier plan, on voit une camionnette blanche à l'arrière, avec des détails usés et des portes ouvertes. À gauche, un bus de transport en commun est stationné. Plusieurs personnes se déplacent sur la chaussée, certaines vendant des marchandises sous des parasols colorés. Il y a également des bacs de récupération et divers déchets sur le sol, indiquant une ambiance de marché. En arrière-plan, un grand panneau publicitaire présente des visages de personnes et un message en français, affichant un slogan qui semble inciter à l'action ou au changement. Les arbres et les fils électriques ajoutent à l'atmosphère urbaine du lieu.
Quartier Taouyah, à Conakry, près du quartier Kaporo-Rails, en mars 2023.
© Tangi Bihan

Samedi 11 mars 2023, Conakry. « La journée de commémoration de l’an 4 de la démolition des quartiers Kaporo-Rails, Dimesse et Kipé 2 ne peut pas avoir lieu, les policiers nous empêchent de nous rassembler… », informe Samba Sow, journaliste et porte-parole de l’association des victimes de ces trois quartiers, devant la centaine de personnes réunies. « Pourtant, on avait informé la mairie de Ratoma. On espère pouvoir l’organiser de nouveau après le ramadan », confie-t-il aux journalistes présents. Ratoma, c’est l’une des six communes que compte Conakry ; Kaporo-Rails, Dimesse et Kipé 2 sont trois quartiers où l’État a exécuté d’importants « déguerpissements » le 25 février 2019.

Selon un rapport de Human Rights Watch, plus de 2 500 bâtiments ont été démolis en quelques jours (voir la carte ci-dessous), faisant quelque 20 000 victimes qui n’ont obtenu ni aide ni indemnisation de la part de l’État.

Images satellite après les démolitions dans les quartiers de Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse. Une analyse des images par Human Rights Watch indique qu'au moins 2 500 bâtiments ont été démolis en 2019.
Images satellite après les démolitions dans les quartiers de Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse. Une analyse des images par Human Rights Watch indique qu’au moins 2 500 bâtiments ont été démolis en 2019.
© Human Rights Watch.

« J’habitais Kaporo-Rails, j’avais une maison avec deux chambres-salon, deux chambres simples, cuisine extérieure, toilettes extérieures. Je vivais là-bas avec ma famille, ma mère et mes deux frères, chacun avec sa femme. L’État a tout cassé, témoigne Mamadou Hady Bah, un ancien habitant du quartier. Après la casse, l’État ne nous a pas indemnisés, il n’a indemnisé personne. Maintenant j’habite à Coyah, c’est un ami qui avait une maison là-bas, car ici [NDLR : à Kaporo-Rails] les loyers sont trop chers. J’ai une famille de douze membres : neuf enfants, deux femmes et moi. Mais je n’ai qu’une chambre, je dois partager la maison avec trois autres familles. Le salon, c’est pour nous tous. On a dû mettre nos affaires dans le magasin d’un ami. » Toutes les personnes rassemblées ce 11 mars racontent la même histoire : la destruction subite de leur maison, l’absence d’indemnisation et de plan de relogement de la part de l’État, et un départ dans un faubourg lointain à cause des loyers inabordables dans ce quartier en voie de gentrification. Coyah, où M. Bah s’est installé, est une commune limitrophe de Conakry située à plus de 30 kilomètres de Kaporo-Rails.

« Nous avons lancé deux procédures judiciaires : une plainte en 2022 contre le ministre de la Ville et de l’Aménagement du territoire de l’époque, Ibrahima Kourouma, devant le tribunal de Dixinn, à Conakry, et une en 2019 contre l’État guinéen devant la Cour de justice de la Cédéao. Nous attendons les audiences », indique Samba Sow. Ironie de l’histoire, Ibrahima Kourouma fait partie des nombreux ministres d’Alpha Condé incarcérés après le coup d’État de Mamadi Doumbouya, le 5 septembre 2021. Il a été placé en détention provisoire le 6 avril 2022 pour des soupçons de détournement d’argent, et attend son procès.

« Ils ne nous ont même pas prévenus, ils ont tout détruit »

Pour certaines familles, l’épisode de 2019 était une répétition de ce qu’elles avaient vécu vingt ans plus tôt, sous le régime du général Lansana Conté (1984-2008). « En 1998, j’étais petite, j’habitais à Dimesse avec mes parents, se remémore Mariama Siré Tounkara, une des victimes. Un matin, des policiers sont venus mettre des croix, puis des agents sont venus avec des bulldozers. Ils ne nous ont même pas prévenus, ils ont tout détruit. On a quitté le quartier pour chercher une location plus loin. Puis on nous a dit que c’était une erreur, qu’on pouvait revenir. Alors on a construit une maison chambre-salon, c’était une grande maison. Puis, en 2019, ils sont revenus tout casser, sans nous dédommager. Les autorités nous ont dit que c’était le domaine de l’État. Mais ici, beaucoup disent que c’est pour des raisons politiques, car par là ce sont les Peuls qui dominent. Nos parents nous disaient déjà ça en 1998. »

Le débat sur les causes de ces déguerpissements fait toujours rage aujourd’hui. Dans les années 1990, l’État prévoit de faire de Kaporo-Rails le nouveau centre administratif du pays, dans le cadre d’une vaste opération de rénovation urbaine. Le centre administratif, situé à Kaloum, la pointe de la péninsule de Conakry, est alors difficile d’accès en raison des embouteillages incessants – et ça n’a fait qu’empirer depuis. En 1998, le gouvernement décide donc de raser le quartier, détruisant les logements de 120 000 personnes. Mais par la suite, sous Lansana Conté, seuls deux bâtiments sont sortis de terre : celui de la Radio Télévision guinéenne (RTG) et celui l’ambassade des États-Unis.

Les victimes de 1998 sont persuadées qu’elles ont été déguerpies pour des raisons politiques. À l’époque, un des principaux leaders de l’opposition à Lansana Conté, Ba Mamadou, mobilisait fortement dans la communauté peule regroupée dans ces quartiers. Lansana Conté aurait fait démolir son bastion pour l’affaiblir. On approchait en effet de l’élection présidentielle de décembre 1998, et les violents affrontements consécutifs au déguerpissement, qui ont fait 9 morts (8 civils et 1 gendarme), ont servi de prétexte à l’arrestation de Ba Mamadou et de deux autres députés de son parti, l’Union pour la République (UNR). M. Mamadou a finalement été libéré et a pu concourir à l’élection, remportée au premier tour par Lansana Conté (avec 56,1 % des voix, devant Ba Mamadou, 24,6 %, et Alpha Condé, 16,9 %).

C’est sans doute cet épisode qui a forgé l’identité de l’« Axe », cet ensemble de quartiers situés le long de l’autoroute Le Prince : Hamdallaye, Bambéto, Cosa, Wanindara1. L’« Axe » se retrouve presque toujours à la tête des contestations sociales et politiques à Conakry : ses habitants ont joué un grand rôle lors des grèves générales de 2006-2007 et dans la lutte contre le troisième mandat d’Alpha Condé en 2019-2020. Ses défenseurs le surnomment l’« Axe de la démocratie », tandis que Lansana Conté l’avait rebaptisé l’« Axe du mal »…

Le revirement d’Alpha Condé

En 1998, Alpha Condé était lui aussi opposant à Lansana Conté. Il ne cessait de dénoncer les casses de Kaporo-Rails, et ce jusque bien après sa prise de pouvoir, en 2010. Le 4 mai 2016, à l’occasion de la cérémonie de pose de la première pierre du nouveau bâtiment du ministère de la Ville à Kaporo-Rails, il déclarait : « Kaporo-Rails est une plaie ouverte, qui n’est pas encore refermée. Il est du pouvoir du gouvernement de déguerpir des citoyens. Mais cela se fait dans des conditions démocratiques, c’est-à-dire dans le respect des personnes et de leurs biens. En cas de nécessité de service et d’utilité publique, on peut déguerpir des citoyens. Mais pas de façon sauvage, comme cela a été fait à Kaporo-Rails. Je sais qu’à cette époque, on a même traité les populations de Kaporo-Rails de bandits, de gangsters, etc. Or c’étaient des citoyens respectables. Donc le moment est venu de fermer cette plaie ouverte afin de réconcilier les populations de Kaporo-Rails avec l’État. »2

Pourtant, dans le cadre du plan « Grand Conakry Vision 2040 », Alpha Condé avait poursuivi la rénovation de cet ensemble de quartiers en faisant construire les « tours jumelles » de la luxueuse résidence Kakimbo3, le centre commercial Prima Center, le ministère des Affaires étrangères ou encore le siège de l’Autorité de régulation des postes et communications.

Malgré sa promesse de 2016, Alpha Condé opère une nouvelle casse en 2019. L’histoire se répète alors presque à l’identique : le gouvernement s’appuie sur la propriété publique des terrains pour justifier les démolitions, faisant fi des dizaines d’années d’occupations par les habitants – occupations d’ailleurs entérinées par l’État, qui a connecté les logements aux réseaux d’eau et d’électricité et a délivré des agréments à des écoles privées du quartier. Les déguerpissements sont opérés sauvagement, sans aucune forme de procédure (voir ci-dessous le film Kaporo-Rails, histoire d’une cité ruinée, réalisé par Abdoulaye Sadio Diallo en 2020). Les habitants dénoncent alors la stigmatisation dont ils sont l’objet, l’« Axe » étant devenu le bastion du principal opposant, Cellou Dalein Diallo.

En 2019, Human Rights Watch rappelait que, même si les personnes ne détenaient pas de titre de propriété, de tels déguerpissements étaient illégaux :

Le respect du droit à un logement adéquat est protégé par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ratifié par la Guinée en 1978. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, qui surveille l’application du pacte, a déclaré que les gouvernements doivent « par tous les moyens appropriés, au maximum de [leurs] ressources disponibles, veiller à ce que d’autres possibilités de logement » soient offertes après les expulsions. Les Principes de base et directives des Nations unies concernant les expulsions et les déplacements liés au développement prévoient clairement que les protections contre les expulsions forcées, y compris le droit à un préavis adéquat, un logement de remplacement et une indemnisation, s’appliquent « que [les personnes expulsées] soient ou non titulaires d’un droit de propriété sur le logement ou les biens visés reconnu par la législation nationale.

Des « récupérations » en cascade

L’arrivée au pouvoir de la junte militaire ne semble rien changer à l’affaire. « Nous avons rencontré le nouveau ministre de l’Urbanisme et de l’Habitat, mais il n’y a pas eu de suites concrètes, nous sommes en attente », confie Samba Sow. En réalité, le gouvernement de transition poursuit la rénovation de la zone. Orange Guinée, entre autres entreprises, prévoit d’y construire son nouveau siège social. Le nouveau siège de l’Assemblée nationale ainsi que l’ambassade d’Arabie saoudite doivent également sortir de terre. Et, en février 2023, le Premier ministre, Bernard Goumou, a fièrement posé la première pierre de la cité administrative de Koloma en la présentant comme l’« initiative présidentielle » de Mamadi Doumbouya, alors que le projet date de bien avant, et que la cité devait initialement être baptisée du nom… d’Alpha Condé.

Le chantier de la future cité administrative.
Le chantier de la future cité administrative.
© Abdoulaye Sadio Diallo

Pire encore, la junte au pouvoir a lancé depuis plusieurs mois une vaste opération de « récupération des biens de l’État » en procédant à des destructions de maisons et surtout de commerces, notamment pour libérer les emprises au bord des routes. Les fameuses croix rouges, peintes sur les murs des bâtiments, qui annoncent des casses à venir, ont essaimé partout dans le pays, et pas seulement à Conakry. La négligence de l’État, qui laisse les personnes s’installer et construire sur son domaine, puis sa brutalité, détruisant les biens sans aucune forme de procédure, suscitent colère et indignation à travers le pays.

1Voir Joschka Philips, Bandes de jeunes et émeutes urbaines en Guinée, L’Harmattan, 2013.

2«  Kaporo Rails : ce que le président Alpha Condé avait promis en 2016  », Guinéematin.com, 27 février 2019.

3Ces tours jumelles de 25 étages ont été construites sous Alpha Condé dans le cadre d’un partenariat public-privé : l’homme d’affaires taïwanais Cheng Jiin-Suey, alias Kim, qui a des intérêts dans les mines et le secteur du bois, détient 75 %, l’État guinéen 25 %. Elles accueillent des résidences de luxe ainsi que des ambassades, comme celle d’Italie.