Le moment Sharpeville d’Israël

Parti pris · On imagine souvent que l’opinion mondiale a toujours été unie dans son opposition à l’apartheid en Afrique du Sud. Or ce n’était pas le cas. Le massacre de Sharpeville, en 1960, a contribué à changer la donne. Aujourd’hui, constate l’universitaire sud-africain Steven Friedman, l’indifférence mondiale à l’égard de la Palestine s’amenuise également, au moment où l’armée israélienne bombarde la bande de Gaza.

L'image montre une vaste foule rassemblée en extérieur, entourant une série de cercueils alignés. Les cercueils, de différentes couleurs et styles, sont disposés côte à côte, symbolisant une cérémonie funèbre. Les personnes présentes semblent nombreuses et engagées, certaines portent des vêtements de deuil, tandis que d'autres affichent des expressions de tristesse ou de solidarité. L'atmosphère est empreinte de respect et de recueillement, évoquant une perte collective. Au fond, des pancartes sont visibles, ajoutant une dimension politique ou sociale à l'événement. Le ciel est nuageux, renforçant le caractère solennel de la scène.
Les cercueils des personnes tuées par la police sud-africaine lors de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, dans le township de Langa à Uitenhage. Cette journée est commémorée chaque année à l’occasion de l’anniversaire du massacre de Sharpeville, le 21 mars 1960.
© UN photo

L’État israélien se plaît à dire à qui veut l’entendre qu’il vit actuellement son propre « 11 Septembre ». En réalité, il vit son propre Sharpeville1. Il existe des différences importantes entre l’assassinat de manifestants anti-apartheid par la police sud-africaine en 1960 et le nettoyage ethnique en cours à Gaza aujourd’hui. Mais l’impact sur l’État responsable de l’effusion de sang – hier l’Afrique du Sud, aujourd’hui Israël – pourrait être sensiblement le même. C’est une possibilité qui devrait profondément inquiéter ceux qui transforment aujourd’hui Gaza en un vaste terrain vague.

Les événements qui ont débuté le 7 octobre sont différents de ceux de Sharpeville sur des points importants. Le massacre de Sharpeville, et l’interdiction des mouvements de « libération » qui a suivi, a marqué le début de la résistance armée à l’apartheid. En Palestine, le conflit armé entre la puissance occupante et la population occupée remonte à plusieurs décennies. En outre, Sharpeville, malgré l’horreur justifiée que cette tuerie a provoquée dans le monde entier, n’était pas une tentative de punir un peuple dans son ensemble – la répression n’était dirigée « que » contre ceux qui protestaient. En l’état actuel des choses, les Gazaouis donneraient sans doute beaucoup pour vivre dans un monde où ils risqueraient d’être tués ou chassés de chez eux pour avoir brandi une bannière ou crié un slogan.

Si l’État d’apartheid a, comme on pouvait s’y attendre, tenté de justifier les meurtres de Sharpeville, il n’a jamais rejeté la faute sur un peuple entier. Une justification courante de l’apartheid était que la plupart des Noirs étaient satisfaits de leur sort, mais qu’ils étaient manipulés par des radicaux. Cela n’a jamais été vrai, mais cela a permis à l’État sud-africain de ne pas prétendre, comme le fait aujourd’hui Israël, que tous les Noirs devaient payer le prix des actions d’organisations politiques.

Parce que les dirigeants de l’État d’apartheid ont toujours douté, au fond d’eux-mêmes, que ce qu’ils faisaient subir à la majorité noire pourrait durer éternellement, Sharpeville a certes abouti à une forte répression, mais aussi, d’un autre côté, au soutien de certains dirigeants du régime à des réformes – ainsi le Premier ministre par intérim, Paul Sauer, s’est d’abord montré favorable à la suppression des lois ségrégationnistes sur les laissez-passer contre lesquelles les Noirs protestaient. Israël, convaincu que le soutien des États-Unis le rend invincible, n’a, lui, réagi que par la violence. Mais l’effet de l’agonie de Gaza pourrait, à l’instar de Sharpeville, marquer la fin de cette invincibilité.

Le long silence de l’Occident

On pense souvent que l’opinion mondiale a toujours été unie dans son opposition à l’apartheid en Afrique du Sud et que les Palestiniens sont condamnés parce que l’Occident les rejette, eux et leur cause. Il est vrai que l’Inde a rompu tous ses liens avec l’Afrique du Sud sous domination blanche dès 1946. Mais il s’agissait d’une exception. Au cours de la décennie et demie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays ont justifié leur réticence à faire quoi que ce soit contre l’apartheid en insistant sur le fait qu’il s’agissait d’une « question interne ».

En Occident, l’opposition était discrète car l’apartheid n’était qu’une version plus sévère de la domination coloniale imposée à l’Afrique et à l’Asie. La plupart des pays dont les citoyens trouvaient l’apartheid répugnant étaient encore colonisés. Le mouvement de boycott de l’apartheid n’a commencé qu’en 1959, l’année précédant Sharpeville, et n’avait donc pas encore progressé.

La répression à Sharpeville a changé la donne. Les informations faisant état de l’assassinat par la police de manifestants non armés qui ne faisaient que fuir ont fait de l’Afrique du Sud de l’apartheid un symbole du racisme qu’une grande partie de l’Occident était censée rejeter dans sa lutte contre le nazisme. Ce massacre a suscité des protestations et forcé les gens à travers le monde à s’intéresser à l’apartheid. Parfois, l’effet a été presque immédiat : l’Afrique du Sud a été suspendue par l’instance mondiale du football, la Fifa, en 1961 – premier succès pour le mouvement visant à expulser l’Afrique du Sud du sport mondial.

Mais ce n’était pas la norme. Les gouvernements occidentaux ont pu être amenés à émettre quelques commentaires désapprouvant l’apartheid, mais ils n’ont vu aucune raison d’exercer une quelconque pression sur le régime de Pretoria, même après Sharpeville. Plusieurs mois après la tuerie, la Grande-Bretagne n’a rien trouvé à redire à la reconnaissance du droit de l’Afrique du Sud à devenir une république, même si seuls les Blancs avaient été autorisés à voter lors du référendum qui a abouti à ce statut, et que la grande majorité des citoyens se voyaient refuser leurs droits fondamentaux.

L’effet de Sharpeville

Si Sharpeville a eu un impact, c’est surtout sur l’opinion publique en Occident. Il a donné au nouveau mouvement de boycott un moyen de mettre en évidence la brutalité de l’apartheid, bien plus puissant que des conférences sur les méfaits du système. Dix ans plus tard, le mouvement visant à empêcher une tournée de cricket sud-africaine en Grande-Bretagne a publié une affiche représentant un policier blanc en train de brutaliser un manifestant noir : « Si vous pouviez voir leur sport national, pouvait-on lire, vous seriez peut-être moins enthousiastes à l’idée de voir leur cricket ». Cette affiche, l’une des plus efficaces du mouvement, s’inspirait clairement de Sharpeville.

Quelques années après Sharpeville, l’apartheid est devenu une préoccupation morale. Les personnes de bonne volonté n’achetaient plus de produits sud-africains. Les efforts de boycott dans le sport, les arts, l’université – dans tous les domaines de la vie – ont pris de l’ampleur. Et il est devenu beaucoup plus difficile pour quiconque voulant être pris au sérieux dans un débat public de légitimer l’apartheid.

L’effet de Sharpeville sur l’opinion publique occidentale y était pour beaucoup. Il a été renforcé par la fin de la colonisation officielle de l’Afrique et de l’Asie : l’opposition à l’apartheid est devenue un article de foi pour les gouvernements nouvellement indépendants qui, avec le soutien du mouvement des non-alignés, ont fait pression pour obtenir des mesures anti-apartheid plus strictes.

Au fil du temps, les mouvements que Sharpeville avait stimulés sont devenus suffisamment forts pour obliger leurs gouvernements jusqu’alors réticents à agir contre l’apartheid. L’agonie de Gaza semble avoir le même impact sur l’opinion mondiale.

Des marches dans le monde entier

Jusqu’à présent, l’apartheid de l’État israélien a, bien entendu, subi beaucoup moins de pressions que la variante sud-africaine. Dans leur empressement à soutenir l’État, les institutions occidentales – non seulement les gouvernements, mais aussi les médias, les universités et les autres voix qui façonnent le débat public – ont occulté les abus commis par l’État israélien à l’encontre des Palestiniens.

Alors que les sondages d’opinion montrent qu’un nombre croissant de personnes contestent la ligne officielle et reconnaissent ce qui est fait aux Palestiniens, leur calvaire est longtemps resté à la périphérie de la conscience. Ce n’est plus le cas. Le flux quotidien des médias montrant le meurtre d’enfants palestiniens, le bombardement d’hôpitaux et d’écoles, les effets de la privation des produits de première nécessité et le nettoyage ethnique de plus de 1 million de Palestiniens font de l’État israélien un paria. Ses propres dirigeants y ont grandement contribué en se montrant hargneux devant les caméras lorsqu’ils exposent clairement leurs intentions génocidaires. Si les zélotes pro-israéliens sont indifférents à tout cela, presque tout le monde peut reconnaître la haine et ses conséquences lorsqu’il les voit.

L’effet est déjà présent. Il se manifeste par des marches massives à travers le monde pour exiger un cessez-le-feu. Mais aussi, il se manifeste également chez des cinéastes qui revendiquent leur droit à condamner l’État israélien, des poètes qui démissionnent du New York Times pour protester contre son parti pris anti-palestinien [il s’agit de Anne Boyer, NDLR], des hommes politiques britanniques qui votent en faveur de la fin de la violence à l’encontre des Palestiniens – bref, par toute une série d’actions qui montrent que le soutien aux Palestiniens s’est infiltré dans la vie quotidienne en Occident, malgré la férocité du soutien des dirigeants à l’apartheid israélien.

Le massacre de Gaza a également fait reculer les manœuvres de l’État israélien et de son protecteur américain pour convaincre les pays du Moyen-Orient et d’Afrique d’ignorer les Palestiniens.

Le vrai visage de l’État israélien

Avant le 7 octobre, seule une poignée d’États semblait disposée à offrir ne serait-ce que des platitudes en soutien aux Palestiniens. Aujourd’hui, les États musulmans et arabes sont unis pour exiger que l’État israélien cesse de brutaliser les Palestiniens. En Afrique, aucun État n’a voté contre la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies demandant le cessez-le-feu que les États-Unis et leurs alliés ont rejeté. À l’instar du mouvement anti-apartheid sud-africain, l’équivalent palestinien est susceptible d’être renforcé par le soutien rhétorique de dizaines de pays.

Il semble probable, maintenant que le visage de l’État israélien a été mis à nu, que ces réactions se multiplieront. Dans peu de temps, il pourrait être courant de refuser d’acheter des produits israéliens et de s’opposer aux liens économiques, culturels et sportifs avec Tel-Aviv. Et, plus important encore, la position des citoyens sur la Palestine pourrait devenir un test décisif de leur engagement en faveur de la démocratie et de leur rejet du racisme.

Les institutions occidentales resteront impassibles, comme elles l’ont été après Sharpeville. Mais la pression augmentera et, à l’instar des États du Moyen-Orient, qui ont été poussés par leurs citoyens à soutenir la Palestine, elles pourraient elles aussi être contraintes de reconnaître que les Palestiniens sont des être humains, et d’agir en conséquence.

Les Palestiniens subissent actuellement les effets horribles de la puissance de l’État israélien et de son mépris pour la morale. Mais leurs bourreaux pourraient bien détruire plus qu’ils ne le pensent à Gaza. Ils pourraient bien être en train de détruire des décennies d’impunité rendue possible par une indifférence mondiale dont la fin approche.

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1Le massacre de Sharpeville, un township de Vereeniging, dans le Transvaal, en Afrique du Sud, a été commis par les forces de l’ordre le 21 mars 1960 et a fait 69 morts, tous noirs, parmi les manifestants qui contestaient le «  pass  » (le passeport intérieur que tout Noir devait porter sur lui dans le régime d’apartheid).