
Alignés sur des chaises, des représentants lobis réunis à la hâte dans une cour de Bouna (région du Bounkani), en Côte d’Ivoire, expriment une colère ponctuée de lassitude. « Certains nous ont trompés ! Ils sont venus en tant que demandeurs d’asile, mais leurs troupeaux sont arrivés après eux. » La tension qui se dégage de l’assemblée est palpable. Si les chefs coutumiers de ce peuple qui vit de part et d’autre de la frontière ivoiro-burkinabè pestent contre les réfugiés, c’est que leur présence dans le Nord ivoirien exacerbe les tensions communautaires.
Depuis 2021, cette région frontalière du Burkina Faso a absorbé plusieurs dizaines de milliers de demandeurs d’asile que la Côte d’Ivoire refuse toujours de qualifier de réfugiés. Ces flux sont la conséquence d’une massive crise de déplacés internes au Burkina, pris en étau entre les groupes armés djihadistes et la riposte militaro-milicienne de l’État. En Côte d’Ivoire, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en recense près de 70 000, dont la moitié environ dans le Boukani1.
Les Peuls, ciblés au Burkina Faso pour leur affiliation supposée aux groupes djihadistes, constituent l’essentiel des demandeurs d’asile. Leur arrivée dans le Bounkani ivoirien, avec leur mode de vie agropastoral et leurs cheptels bovins, tend le climat social.
Un septentrion fragile et perméable
Pour bien comprendre les tensions communautaires, il faut revenir sur le contexte régional. Ces flux migratoires s’inscrivent dans un septentrion historiquement éloigné du pouvoir central. À deux pas de son modeste studio relié à un émetteur, Hermann Dah Sié, journaliste de la radio La Voix de la savane, raconte son Bounkani natal : « Il y a moins de quinze ans, on ne dénombrait qu’un seul collège et un seul lycée dans toute la région. On avait même du mal à trouver des jeunes filles à l’école primaire. Les eaux et forêts comptaient moins de dix agents. » Les exemples de cette marginalisation sont pléthore. Aujourd’hui encore, certains administrés ivoiriens préfèrent se soigner au Burkina Faso voisin à cause de la proximité des établissements de santé et par souci d’économie. Bien que la gratuité des soins pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans soit en vigueur dans les deux pays, des voix déplorent la persistance de frais « cachés » côté ivoirien.
En outre, les terres de la savane du Nord-Est enregistrent un indice pluviométrique environ deux fois moins élevé que dans les départements du sud-ouest de la Côte d’Ivoire. Cette réalité météorologique est la source d’une pression accrue sur les espaces agricoles. Autre symptôme de la précarité ambiante : le faible niveau de bancarisation. En juillet 2025, le trésorier général du Bounkani rapportait un taux de 3,2 % pour la région, contre une moyenne de 31 % à l’échelle nationale2.
Ces facteurs combinés font de l’accueil des réfugiés un sujet sensible pour une population locale structurellement pauvre. Dans son bureau de la sous-préfecture de Bouna, le gouverneur, Appolinaire Koffi Boffo, semble très conscient de l’enjeu : « Nous disons à nos administrés qu’il n’est pas question que les étrangers soient mieux traités qu’eux. Au quotidien, nous essayons de maintenir une forme d’équilibre. » Parallèlement, les programmes sociaux du gouvernement tentent d’insuffler une nouvelle dynamique économique en favorisant le petit entrepreneuriat et le recours à la microfinance.
Derrière les tensions communautaires, le spectre du foncier
Les tensions communautaires préexistaient cependant à l’arrivée des réfugiés. Sous un soleil déclinant, Adama Sidibé se déchausse avant d’entrer dans une mosquée de fortune. Nous sommes à Sokora, le campement peul que ce vieil homme originaire du Burkina Faso a fondé il y a plus de trente-cinq ans. « J’ai suivi les bœufs », dit-il (en fulfulde) pour expliquer son installation en Côte d’Ivoire. Ce coin de brousse à une quinzaine de kilomètres de Bouna offre en effet une végétation propice au pâturage des bêtes. Un soupçon d’inquiétude se lit pourtant sur son visage. « L’élection qui arrive nous fait peur ; on ne sait pas d’où les problèmes vont surgir », confie-t-il.

Depuis plusieurs années, sa communauté d’environ 150 âmes se trouve en sursis. En 2016, des différends fonciers ont dégénéré en violences meurtrières contre les Peuls. Plus de trente décès ont été recensés dans le Bounkani. D’un doigt fébrile, Adama Sidibé pointe une dalle brisée, témoignage de la casse de son campement par des Lobis. Car la région suit un découpage ethnique complexe. Les propriétaires terriens coutumiers appartiennent à la minorité koulango. Les Lobis, présents en nombre, constituent l’essentiel des exploitants agricoles. Et les Peuls évoluent à mi-chemin entre ces deux groupes. Tout juste toléré, le campement de Sokora s’acquitte d’un loyer aux Koulangos. Mais celui-ci augmente tandis que persiste, en toile de fond, la menace d’une expulsion sans préavis. Alors, les compatriotes peuls du vieil Adama paient et se font discrets. Récemment, du bétail a même été confié à des bouviers au Ghana, pour ne pas attiser le feu avec les agriculteurs lobis voisins.
« Les problèmes entre éleveurs et agriculteurs ont toujours existé. Cela n’est ni nouveau ni politique », insiste Mamadou Touré, porte-parole adjoint du gouvernement de Côte d’Ivoire. Reste que l’afflux de réfugiés a renforcé ces dynamiques. Officiellement, les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de traverser la frontière avec leur bétail, explique un agent du HCR. En réalité, ils sont rares à abandonner leurs moyens de subsistance derrière eux, et les troupeaux passent souvent la frontière par des chemins détournés.
La peur d’un djihadisme importé
Pour Lassina Diarra – universitaire et directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), à Abidjan –, la tension mobilise désormais un nouveau narratif. « La poussée de l’extrémisme violent au Burkina Faso participe à dégrader l’équilibre social des régions frontalières. Les discours stigmatisants ont pu se renforcer auprès des communautés locales ivoiriennes avec cette idée que les Peuls seraient les porteurs d’un djihadisme conquérant. »

De retour à Bouna, l’assemblée lobie s’interroge sur les motivations des réfugiés peuls. « Pourquoi on les chasse du Burkina ? Qu’est-ce qu’ils ont fait là-bas pour être pris pour cible ? » s’inquiètent les chefs. Cette peur du djihadisme s’ajoute aux autres conséquences négatives de l’afflux de population : pression foncière, pâturage sauvage et piétinement des sabots destructeurs pour les plantations. D’autant plus que les espaces frontaliers sont des sources de financement importantes pour les groupes armés djihadistes : qu’il s’agisse de la contrebande d’essence et de minerais ou du vol de bétail3, les trafics transfrontaliers sont des piliers économiques du JNIM ((Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn, en français Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM).
« Les djihadistes s’appuient toujours sur les tensions intercommunautaires et la marginalisation à l’échelon local », rappelle Ladji Ouattara, responsable de l’Observatoire du Sahel auprès du think thank Thinking Africa. Interrogé, un officier de la gendarmerie s’exprimant sous le couvert de l’anonymat se veut rassurant : « Bien que rares, les recrutements djihadistes existent. Mais ceux-ci restent localisés au niveau de la bande frontalière. » Malgré un risque contenu depuis la dernière attaque djihadiste, en 2021, les services de sécurité ivoiriens déjouent une menace en mutation constante. Assis sur un tabouret en bois, un jeune habitant de Doropo fait défiler sous ses doigts des vidéos TikTok de prédicateurs francophones.
« Le Nord ivoirien est un volcan en sommeil »
« Les djihadistes ne se cantonnent plus aux frontières, ils peuvent s’introduire directement dans nos foyers », admet une source appartenant au dispositif sécuritaire du Bounkani. Cette dernière salue les efforts du gouvernement mais déplore la vulnérabilité persistante des populations précaires isolées en brousse. « Le Nord ivoirien est un volcan en sommeil », conclut-elle.
Si la peur du djihadisme est fondée, les tensions relèvent pour l’instant davantage du conflit rural. Dans la région, il suffit de s’éloigner un peu des centres urbains pour constater le problème. Après dix minutes sur une piste ocre, on retrouve deux frères lobis qui font les cents pas dans ce qui reste de leur champ. La veille, à la faveur de l’obscurité, un bouvier peul est venu y faire paître son troupeau. À quelques endroits, des plants de maïs juvéniles sont encore couchés. Les autres ont été mangés par les bovins. « Voyez, ils ont tout coiffé ![arraché] », se désespère l’un des deux fermiers.

La perte de la récolte est un drame pour ces deux familles, qui comptent trente-deux enfants à charge. Le bouvier soupçonné nie alors que les frères lobis exigent un dédommagement. Il reviendra à la sous-préfecture et aux chefs coutumiers locaux de statuer sur l’affaire. Mais certains sont parfois tentés de se faire justice eux-mêmes. Les incidents violents ne sont pas rares, et les éleveurs peuls, accusés de pâturage sauvage sur les parcelles d’autrui, se retrouvent en première ligne. Fin 2023, sept ans après la vague de violence de 2016, l’Observatoire de la solidarité et de la cohésion sociale du Bounkani a noté la persistance « alarmante » des conflits entre éleveurs et agriculteurs à l’origine de blessures à la machette et de destructions de biens.
Qui sont les véritables propriétaires des champs ? Qui en détient l’usufruit et pour quelle durée ? Autant de questions foncières source de violences intercommunautaires dont la Côte d’Ivoire n’a pas l’apanage. Fin août, une dizaine de milliers de personnes venues du Ghana ont ainsi trouvé refuge dans le Bounkani4.
Avec le coup d’État du capitaine Ibrahim Traoré, les incidents se sont multipliés autour de la frontière ivoiro-burkinabè. Cette animosité croissante entre Abidjan et Ouagadougou s’inscrit dans une relation historiquement tumultueuse. De nombreux Burkinabè (considérés comme un peuple frère) sont venus combler l’immense besoin de main-d’œuvre agricole en Côte d’Ivoire sous l’impulsion de Félix Houphouët-Boigny, le père de l’indépendance (1960). En 2021, les Burkinabè recensés dans le pays étaient au nombre de 4 millions5. Cette diaspora, perçue parfois comme une menace, a conduit à l’irruption du concept d’ivoirité durant la décennie 1990. C’est ainsi qu’avant son accession au pouvoir l’actuel président, Alassane Ouattara, s’est vu reprocher ses origines burkinabè. Au début des années 2000, la rébellion du Nord puis la partition du pays furent soutenues par Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso. Depuis la victoire du camp d’Alassane Ouattara, en 2011, certaines rancœurs ne se sont jamais vraiment dissipées.
Après les coups d’État successifs au Sahel, la Côte d’Ivoire apparaît comme l’un des derniers alliés de l’Occident en Afrique francophone. Dès lors, la situation des réfugiés du Nord ivoirien a pris une tournure plus politique. Le 25 août dernier, une « attaque » achevait de semer le trouble en Côte d’Ivoire. Dans une localité située à deux kilomètres du Burkina Faso, des assaillants armés ont fait au moins quatre victimes. Faute d’enquête officielle, les théories vont bon train : règlement de compte communautaire, attaque djihadiste. D’autres y voient une action de déstabilisation d’un pays voisin à l’approche du scrutin présidentiel. Fin août également, six agents ivoiriens de la DAARA (Direction d’aide et d’assistance aux réfugiés et apatrides) ont disparu dans des circonstances troublantes à proximité de la frontière. Emmenés côté burkinabè, ils auraient ensuite été héliportés vers Ouagadougou. Le 28 septembre, Ibrahim Traoré en personne a dénoncé, à leur sujet, un acte d’espionnage.
Au foncier s’ajoute, en effet, la vive tension politique entre l’Alliance des États du Sahel (AES) et les pays du golfe de Guinée, qui pèse sur la gestion de la menace djihadiste. Car, sans coopération élargie, il sera difficile de lutter contre un ennemi commun. « Tant que les relations entre le Burkina et la Côte d’Ivoire seront à couteaux tirés, le risque djihadiste restera élevé », concède une source sécuritaire.
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1Ces chiffres au 31 mai 2025 ne comprennent que les demandeurs d’asile déclarés comme tels au moment de leur arrivée. De nombreux réfugiés franchissent aussi la frontière ivoirienne clandestinement, sans laisser de trace.
2Ce chiffre a été rendu public le 30 juillet 2025 à l’occasion d’une campagne de sensibilisation de la direction régionale du Trésor. Voir ici.
3En mai 2025, Clingendael (Netherlands Institute of International Relations) a documenté l’existence d’une vaste filière de vol de bétail au Ghana organisée par les groupes armés du Burkina Faso. Voir ici.
4À compter du 24 août 2025, au moins 13 000 réfugiés en provenance du Ghana ont franchi la frontière ivoirienne, fuyant des violences intercommunautaires. Voir ici.
5Sur 29 millions d’Ivoiriens, selon le Recensement général de la population et de l’habitat de 2021.
6Ces chiffres au 31 mai 2025 ne comprennent que les demandeurs d’asile déclarés comme tels au moment de leur arrivée. De nombreux réfugiés franchissent aussi la frontière ivoirienne clandestinement, sans laisser de trace.
7Ce chiffre a été rendu public le 30 juillet 2025 à l’occasion d’une campagne de sensibilisation de la direction régionale du Trésor. Voir ici.
8En mai 2025, Clingendael (Netherlands Institute of International Relations) a documenté l’existence d’une vaste filière de vol de bétail au Ghana organisée par les groupes armés du Burkina Faso. Voir ici.
9À compter du 24 août 2025, au moins 13 000 réfugiés en provenance du Ghana ont franchi la frontière ivoirienne, fuyant des violences intercommunautaires. Voir ici.
10Sur 29 millions d’Ivoiriens, selon le Recensement général de la population et de l’habitat de 2021.