Dans le nord de la Côte d’Ivoire, « une vie serrée est mieux que la mort »

Reportage (1/2) · Alors que l’élection présidentielle ivoirienne se tient le 25 octobre, l’arrivée et l’accueil de nombreux réfugiés burkinabè, dans le nord-est du pays, restent un sujet politiquement sensible. Sur place, exilés, organisations internationales et services de l’État tentent de trouver des solutions pérennes sur fond de méfiance des populations locales.

Cette image montre trois hommes assis sur un tapis, à l'extérieur d'un bâtiment aux murs de couleur turquoise. L'atmosphère semble calme et détendue. Ils portent des vêtements traditionnels : deux d'entre eux sont vêtus de tuniques, tandis que le troisième porte un chapeau. L'un des hommes est assis en tailleur, tandis que les deux autres sont en position plus détendue, le dos appuyé contre le mur. À côté d'eux, il y a un petit seau en métal d'où s'écoule un peu d'eau. En arrière-plan, des murs sont partiellement recouverts de graffiti. L'environnement semble rural, avec une lumière douce qui illumine la scène.
Des demandeurs d’asile dans le centre de Bouna. Région du Bounkani, Côte d’Ivoire, 2025.
© Hadrien Degiorgi

Des barrages sécuritaires et des troupeaux de bœufs défilent le long de la voie. Par la route, il faut compter onze heures depuis Abidjan pour pénétrer dans la région du Bounkani, l’un des espaces frontaliers du Burkina Faso, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire. Depuis 2021, ce coin de savane et de lopins de terres vivrières, longtemps ignoré de la capitale économique Abidjan, connaît un afflux discontinu de populations allochtones, essentiellement burkinabè. Dirigé par le plus jeune président de la planète, le capitaine Ibrahim Traoré, « le pays des hommes intègres » connaît une situation dégradée sur plusieurs fronts : les groupes djihadistes gagnent du terrain1, les violences intercommunautaires augmentent et la situation économique reste incertaine2.

© Hadrien Degiorgi
© Hadrien Degiorgi

Les populations se tournent naturellement vers la Côte d’Ivoire, où le contexte est plus stable. Par ailleurs, les deux nations entretiennent depuis toujours des liens diasporiques intenses. La migration burkinabè vers le sud fut d’abord encouragée par la politique agricole de Félix Houphouët-Boigny, père de l’indépendance ivoirienne. Six décennies plus tard, la Côte d’Ivoire reste largement considérée comme une terre d’opportunités par les ressortissants burkinabè. Dans ce contexte, de nombreuses familles sont de fait transnationales3 (Jamāʿat Nuṣrat al-Islām wal-Muslimīn, en français le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM). Toutefois, depuis l’assaut d’un poste d’observation frontalier à Téhini, en octobre 2021, la menace semble partiellement jugulée.

« Des milliers de Burkinabè arrivent sans demander l’asile »

Au 31 mai, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dénombrait environ 70 000 demandeurs d’asile4. Selon l’organisme, la Côte d’Ivoire est le premier réceptacle de demandeurs d’asile et de réfugiés burkinabè parmi les pays côtiers ouest-africains (voir infographie), devant le Togo (51 000) et le Ghana (22 000). À l’occasion d’une prise de parole en marge d’une cérémonie de l’Unesco au mois de mai, le président Alassane Ouattara, candidat à un quatrième mandat pour l’élection présidentielle du 25 octobre, faisait quant à lui état de 80 000 personnes. Ce chiffre, parfois même estimé à une centaine de milliers, est tributaire des difficultés de recensement que posent les 584 kilomètres d’une frontière ivoiro-burkinabè poreuse et très empruntée.

De nombreux exilés franchissent la frontière sans se déclarer, bénéficiant de relais familiaux établis de longue date côté ivoirien. « Des milliers de Burkinabè arrivent aussi en Côte d’Ivoire sans demander l’asile. Ils ont un statut Cedeao et nous n’obligeons personne à faire cette demande », ajoute Olivier Guillaume Beer, représentant du HCR dans le pays. Ce tissu est nettement moins développé s’agissant des Peuls. Leur tradition semi-nomade ainsi qu’un plus faible ancrage en Côte d’Ivoire expliquent mécaniquement la surreprésentation de la communauté sur le fichier des demandes d’asile. Cette conjoncture a jeté les bases d’une méfiance envers l’accueil de ces populations, de peur que des combattants ne se cachent parmi certains des arrivants.

Sur le terrain, l’anonymat des témoignages institutionnels trahit la sensibilité du sujet : pour l’heure, la Côte d’Ivoire demeure le dernier État du golfe de Guinée à ne pas reconnaître le statut de réfugié aux individus fuyant les pays du Sahel, et tous les ressortissants étrangers sont légalement considérés comme demandeurs d’asile. En 2023, le gouvernement ivoirien a pourtant adopté la loi n° 2023-590, qui définit les modalités d’asile, les conditions du statut de réfugié, ainsi que les droits dont jouissent ces derniers. L’article 3 dudit texte – salué par le HCR5 – est pour le moins limpide : bénéficie du statut de réfugié « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité […] ». Mais voilà, la loi attend encore son décret d’application afin d’entrer pleinement en vigueur.

« J’ai vu des hommes morts par balles »

Bouna, l’une des sous-préfectures de ce Nord-Est ivoirien, est en première ligne de l’accueil. Adossé au mur d’un boutiquier du centre-ville, Gadha Diallo s’avance à genoux sur sa natte. L’homme d’une cinquantaine d’années dit avoir fui les alentours de Diébougou, dans le sud du Burkina Faso, avec sa famille et une trentaine de bœufs. Sa décision a été motivée par des violences perpétrées dans des localités voisines. « J’ai vu des hommes morts par balles », lâche-t-il impassible. Son visage creusé trahit une fatigue profonde.

Gadha Diallo, demandeur d'asile originaire de Diébougou, au Burkina Faso. Région du Bounkani, Côte d'Ivoire, 2025.
Gadha Diallo, demandeur d’asile originaire de Diébougou, au Burkina Faso. Région du Bounkani, Côte d’Ivoire, 2025.
© Hadrien Degiorgi

Selon Oumar Barry, le président de la communauté peule de Bouna, la majorité des demandeurs d’asile appartient à ce peuple pastoral et transhumant de la bande sahélo-saharienne. Tel que souligné par le chercheur Tanguy Quidelleur, le Burkina Faso a progressivement miliciarisé sa riposte contre la menace djihadiste. Ce pari incertain a eu pour effet d’autonomiser les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP, des civils embrigadés par l’armée, parfois de force), ce qui a laissé le champ libre à des dérives violentes. Les Peuls, assimilés aux djihadistes, sont devenus une cible privilégiée. « Une vie serrée est mieux que la mort », résume Oumar Barry pour expliquer l’afflux de membres de sa communauté. Plus largement, la pression migratoire aux portes de la Côte d’Ivoire et dans les autres pays frontaliers comme le Togo est aussi la conséquence des deux millions de burkinabè déplacés internes, d’après les chiffres6 de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Au plus fort des arrivées, « nous avons atteint des pics de plusieurs milliers de personnes chaque semaine », explique Mamadou Touré, ministre de la Jeunesse et porte-parole adjoint du gouvernement. Devant l’urgence, deux centres d’accueil, financés à 90 % sur fonds propres, ont vu le jour en 2023, dans les localités de Niornigué et Timala. Avec une capacité totale avoisinant 15 000 places, ces structures ne peuvent à l’évidence plus absorber les nouveaux flux. Ce qui est communément désigné comme des « camps » a d’ailleurs été perçu d’un mauvais œil par bon nombre de spécialistes humanitaires. « Nous sommes heureux que la Côte d’Ivoire n’ait pas ouvert d’autres centres. La priorité est à l’intégration des populations réfugiées au sein du tissu social local, ce que ne permettent pas les camps », juge Olivier Guillaume Beer.

« Un jour il faudra retourner au Burkina »

Malgré le peu d’informations qui filtre des zones septentrionales, un maillage d’acteurs s’active à proximité de la frontière. La Direction d’aide et d’assistance aux réfugiés et apatrides (Daara) est chargée d’encadrer le parcours et le suivi de dossier des arrivants déclarés. De manière quasi tutélaire, le HCR accompagne techniquement cet organisme d’État sur le volet crucial de l’enregistrement des populations. Non loin des points de passage, Médecins du monde déploie en parallèle des programmes d’accès à la santé primaire. Une offre de soins bienvenue dans une des régions les plus pauvres du pays et dont bénéficient également les Ivoiriennes, ce qui, selon l’ONG, permet aussi de prévenir d’éventuelles tensions xénophobes.

Mais l’accueil ne saurait être résumé à cette architecture mêlant État et organisations internationales. En pratique, de nombreux arrivants esquivent les centres. « Avec la création des camps, certains pensaient que l’on souhaitait les rassembler pour leur faire du mal », relate Ali Barry, porte-voix des demandeurs d’asile rencontré à Doropo. Ce jeune infirmier de 32 ans, membre de la communauté peule, a rejoint l’une des premières cohortes du centre de Timala en juillet 2023. « J’ai perdu deux oncles la même nuit ; les VDP sont venus les tuer devant leur maison. Ils ont juste dit aux femmes d’aller plus loin », précise-t-il, comme pour justifier son exil depuis Loropéni, dans le sud du Burkina Faso. Pour lui, vivre dans un camp de réfugiés n’est pas une solution viable. Afrique XXI n’a pu avoir accès à ces camps : strictement encadrées par le Conseil national de sécurité ivoirien (CNS), les autorisations de couverture journalistique sont délivrées au compte-goutte.

Depuis son arrivée, Ali Barry peine à faire valoir son diplôme médical. Devant le manque de perspectives, il espère trouver un emploi plus au sud, dans les environs de Yamoussoukro. « Un jour il faudra retourner au Burkina, mais les conditions ne sont pas réunies. Si tu quittes ton pays trop longtemps, qui va prendre ta place ? » s’interroge-t-il, la voix teintée d’une légère inquiétude. Une volonté de retour que tous les demandeurs d’asile ne partagent pas.

« La situation a tendance à s’inscrire dans la durée »

À une quinzaine de kilomètres de Bouna, des petits feux s’allument dans l’obscurité tombante. Au milieu des abris surmontés de bâches, une poignée d’hommes et de femmes respectent silencieusement la cinquième prière du jour. Toutes sont enregistrées en tant que demandeurs et demandeuses d’asile. Lors des échanges, l’histoire se répète : celle d’une fuite depuis la région burkinabè de Banfora, sous la menace des VDP. Ce coin de brousse reculé, dans lequel les familles ont fini leur course après six mois de pérégrinations, permet de pratiquer une agriculture tout juste vivrière et d’élever des cabris. L’un des hommes dit avoir laissé derrière lui « trente sacs de maïs, dix moutons » et autant de bœufs. Soit les économies d’une vie. « La mort nous a fait quitter les terres de nos aïeux. Maintenant, beaucoup disent qu’ils ne pourraient plus retourner vivre aux côtés de gens qui ont tué leurs parents », affirme-t-il.

Comme pour la plupart des migrations transfrontalières causées par des contextes violents, les populations ont tendance à se fixer durablement dans leur nouveau port d’attache. Mais la pression ressentie dans le nord depuis 2021 intervient alors même que l’État de Côte d’Ivoire entend réinvestir ces espaces réputés fragiles. Depuis 2019, Abidjan déploie le Programme social du gouvernement (PS-Gouv), dont l’une des composantes est consacrée à la «  lutte contre la fragilité dans les zones frontalières du nord ». Vu du terrain, l’action se matérialise surtout au niveau de la jeunesse. Du financement des permis de conduire aux emplois dans le cadre de « travaux à haute intensité de main-d’œuvre » (entretien de l’espace public), le programme doit permettre de regagner la confiance des citoyens à la base.

« Nos actions dans le nord visent prioritairement les Ivoiriens », assure Mamadou Touré, le porte-parole adjoint du gouvernement. Précisément : les demandeurs d’asile ont du mal à trouver leur place au sein de cette politique, alors que la priorité de leur intégration fait consensus auprès des spécialistes. « L’État a pris conscience que la situation a tendance à s’inscrire dans la durée », admet prudemment Herman Nicoué, l’un des coordonnateurs de programmes dirigés vers le nord. Signe d’une lente évolution, un peu plus de 10 000 demandeurs d’asile bénéficient désormais de la couverture maladie universelle de la Côte d’Ivoire. Il n’en demeure pas moins qu’aucun enfant ne peut accéder à la scolarité secondaire, faute d’extrait de naissance ou du statut de réfugié. « La Côte d’Ivoire devrait bientôt reconnaître ce statut. Le gouvernement a compris l’importance de cet enjeu », avance pour sa part le représentant du HCR.

« Je ne pouvais pas rester sans rien faire »

Sur cet aspect, les choses pourraient effectivement bouger. Car le Haut-Commissariat onusien a subi de plein fouet les coupes de financements états-uniens assénées par Donald Trump. À tel point que le rôle structurant du HCR dans la gestion des flux dans le nord de la Côte d’Ivoire est aujourd’hui compromis. Au 1er janvier 2026, Abidjan n’hébergera plus de représentant pays de l’agence. Étendre le statut de réfugié aux personnes en provenance du Burkina Faso pourrait ouvrir la porte à de nouveaux mécanismes de financement, notamment de la Banque mondiale.

Dans l’intervalle, les familles reléguées au rang de demandeurs d’asile s’établissent où elles le peuvent. « Des gens qui vivaient bien se retrouvent sans rien. Je ne pouvais pas rester sans rien faire », confie Abdoulaye Diallo. Il appartient à une génération de Peuls sédentaires qui sont nés et qui ont grandi en Côte d’Ivoire. Il loue un logis pour aider les personnes fraîchement arrivées à Doropo. Trois chambres et un salon qu’occupent actuellement dix-sept personnes. Assis sur un modeste tabouret en bois, Abdoulaye Diallo décrit l’itinéraire d’un de ses occupants, un homme seul qui occupe une chambre depuis quelques semaines : « Il n’a que 22 ans. Je vais l’aider le temps qu’il se stabilise. » Pour gagner sa vie, cet ancien bouvier nomade tente de s’en sortir en travaillant dans une boutique de téléphones.

Abdoulaye Diallo, à gauche, fournit une solution de logement temporaire. Région du Bounkani, Côte d'Ivoire, 2025.
Abdoulaye Diallo, à gauche, fournit une solution de logement temporaire. Région du Bounkani, Côte d’Ivoire, 2025.
© Hadrien Degiorgi

Dans le quartier d’Abdoulaye Diallo, avec l’afflux d’exilés, des commerces ont ouvert, une mosquée est sortie de terre et de petites cours sont en construction. Mais cette vague s’accompagne de la crainte d’une partie de la population de la région de Bounkani. Si des accusations d’affiliation djihadiste sont parfois formulées, la présence des nouveaux arrivants vient surtout exacerber une problématique ancienne : celle de l’accès au foncier.

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1«  Au cours des quatre dernières années, le Burkina Faso a été l’épicentre d’événements violents et de décès liés à des groupes islamistes dans la région du Sahel. Au cours de l’année écoulée, le Burkina Faso a enregistré 55 % de ces décès  », notait en juillet 2025 l’Africa Center for Strategic Studies. Lire l’étude ici.

2Dans une note datée du 10 juillet 2025, la Banque mondiale conditionne les effets de la croissance burkinabè (4,9 % en 2024) à de nombreux impératifs : «  Les perspectives à court et moyen terme restent positives mais soumises à de multiples risques tels que l’insécurité […]. Malgré les efforts engagés, l’accès à l’électricité demeure limité au Burkina Faso avec un taux bien en dessous de la moyenne régionale. Cette situation constitue un frein majeur à une croissance inclusive.  » Lire le rapport ici.

3Sihé Néya, «  Entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire : lieux et liens dans la géographie des familles transnationales  », L’Information géographique, 2025, disponible ici].], entretenant des liens de part et d’autre de la frontière.

Alors que la situation se dégradait au Mali et au Burkina Faso, la Côte d’Ivoire subissait au même moment des incursions meurtrières dans le nord du pays, principalement perpétrées par le JNIM[[Selon le rapport continental de l’organisation Armed Conflict Location & Event Data (Acled) de mai 2025, le JNIM maintient un «  rythme opérationnel élevé grâce à des offensives continues  » principalement au Burkina Faso et au Mali.

4Selon les dernières données, le nombre total de demandeurs d’asile avoisine 70 000. Plus de 2 300 réfugiés sont également recensés, mais ces arrivées sont antérieures au flux actuel dans le Nord. Lire le rapport ici.

5«  Le HCR salue le gouvernement pour l’adoption de la loi d’asile en 2023  », Agence ivoirienne de presse, juin 2024, à lire ici.

6Selon un rapport de l’Organisation internationale des migrations, publié en février 2025, le Burkina Faso est le plus important théâtre de déplacements internes en Afrique de l’Ouest. Le rapport est disponible ici.