Depuis le 1er janvier 2024, l’Éthiopie et la Somalie sont à couteaux tirés. La dispute a pour origine la signature entre Addis-Abeba et Hargeisa, la capitale du Somaliland1, d’un protocole d’accord prévoyant la cession à l’Éthiopie pour une durée de cinquante ans d’une bande littorale de 20 kilomètres dans la ville portuaire de Berbera, sans l’assentiment de Mogadiscio, qui n’a jamais reconnu l’indépendance de son ancienne province. S’il se concrétisait, cet accord permettrait à l’Éthiopie enclavée (depuis l’indépendance de l’Érythrée, en 1993) l’installation d’une base navale et l’ouverture et la gestion d’un port commercial, en échange de la reconnaissance de l’indépendance du Somaliland. Cela constitue une ligne rouge pour la Somalie, qui considère sa souveraineté bafouée.
Jusqu’au mois de juillet, les deux voisins de la Corne de l’Afrique se sont refusés à toute discussion pour tenter d’apaiser des tensions qui font courir un risque à l’ensemble de la région de la Corne et de la mer Rouge, une route maritime essentielle pour le commerce global placée sous surveillance internationale. Toutefois, le 1er juillet, Éthiopiens et Somaliens se sont accordés pour entamer des pourparlers indirects sous l’égide de la Turquie. Le choix d’Ankara peut susciter des interrogations au regard de l’activisme de nombreuses puissances, traditionnelles et émergentes, présentes dans la région, et de la mobilisation des organisations régionales. Il émane pourtant d’une demande explicite du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, portée à Ankara par l’ancien président éthiopien Mulatu Teshome – qui a aussi été ambassadeur à Ankara – au président turc Recep Tayyip Erdoğan en mai 2024.
Deuxième investisseur après la Chine, la Turquie, favorable à un État somalien fédéré incluant le Somaliland, est un des partenaires privilégiés de l’Éthiopie, où 200 de ses entreprises sont aujourd’hui installées. Leur proximité s’est renforcée lorsque la Turquie a fourni l’armée fédérale éthiopienne en drones TB2 utilisés sur le front tigréen au cours de la guerre de 2020-2022. La sollicitation de la Turquie par l’Éthiopie semble à cet égard justifiée. Elle est aussi stratégique puisqu’elle garantit la confiance de la Somalie, avec qui la Turquie entretient des relations stratégiques depuis une quinzaine d’années. En recourant à ce médiateur présent sur la scène diplomatique internationale, l’Éthiopie espère aussi la mise à l’agenda de ses requêtes dans une arène diplomatique en dehors de l’Afrique.
L’offensive de Recep Tayyip Erdoğan
Depuis l’institutionnalisation d’un plan d’ouverture à l’Afrique au début des années 2000, la Turquie est parvenue à nouer d’importants partenariats avec les pays de la Corne. Elle s’est notamment appuyée sur des réseaux religieux et d’affaires transnationaux turcs déployés depuis les années 1990.
L’arrivée de la Turquie en Somalie en 2011 marque un tournant dans son engagement avec le continent africain. Cette expérience est à l’origine de la mise en place d’un modèle de coopération à la turc fondé notamment sur l’implémentation de nombreux partenariats dans des secteurs divers allant de la culture et l’éducation, à la construction d’infrastructures, jusqu’à la vente d’armements. Lorsque Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de la Turquie, se rend à Mogadiscio, en 2011, la Somalie traverse une famine historique, dans un contexte de guerre civile et d’intensification de la menace terroriste d’Al-Shebab2. Après la mise en place d’une aide humanitaire d’urgence, la coopération avec la Somalie a évolué dans le peacebuilding (« consolidation de la paix ») : Ankara a déployé une assistance technique pour renforcer les capacités de l’État somalien et une aide au développement, chapeautée par un organe essentiel de son dispositif de politique étrangère, la Türk İşbirliği ve Kalkınma Ajansı (TİKA), une agence de coopération et de développement. Dans ce cadre, la Turquie a par la suite installé un camp de formation militaire Türksom, en 2017, à Mogadiscio, pour entraîner les troupes somaliennes à la lutte contre le terrorisme islamiste du groupe Al-Shebab.
Dans le sillage de cet entreprenariat politique et diplomatique, le secteur privé turc est parvenu à pénétrer le marché somalien en reconstruction. Les entreprises Favori et Al-Bayrak ont rénové et gèrent respectivement l’aéroport et le port de Mogadiscio. Ce sont des infrastructures particulièrement stratégiques pour l’État fédéral somalien, qui dépend de leurs rentes pour financer son fonctionnement. Les échanges se sont intensifiés, profitant de la connexion entre Istanbul et Mogadiscio assurée par la compagnie Turkish Airlines depuis 2012, qui permet aussi à des entreprises turques de moindre envergure d’atteindre le marché somalien.
Un casus belli pour la Somalie
La Somalie a également été un terrain d’entraînement à la médiation pour la Turquie. Dès 2010, Ankara a organisé, en partenariat avec les Nations unies, la Conférence d’Istanbul pour la Somalie. En 2013, le pays a accueilli des discussions de niveau présidentiel entre la Somalie et le Somaliland, puis, en 2015, ce sont des représentants des sociétés civiles qui se sont réunis sous l’égide d’Ankara. Sans résultat majeur, cette médiation a toutefois permis à la Turquie d’acquérir l’expérience d’un processus de facilitation prolongé et d’étendre ses activités consulaires et de développement au Somaliland. La Turquie a par la suite fréquemment exprimé sa disponibilité à jouer le rôle de médiateur dans la Corne, entre le Soudan et le Soudan du Sud (2015), au Soudan du Sud (2023), entre l’Éthiopie et le Soudan (2020), au Soudan (2023). Ces offres sont toutefois restées sans suite, généralement parce que d’autre acteurs ont été préférés à la Turquie.
C’est une tâche ardue à laquelle s’est attelée la diplomatie turque. Le différend entre l’Éthiopie et la Somalie s’inscrit dans une conflictualité ancienne marquée notamment par la guerre de l’Ogaden (1977-1978)3. Ensuite, les termes du protocole d’accord constituent un casus belli du point de vue somalien, qui considère son intégrité territoriale menacée, tandis qu’Addis-Abeba, sous le leadership du Premier ministre, Abiy Ahmed, fait de l’implantation d’une base aux abords de la mer Rouge un projet national d’ordre vital. La reconstitution d’une force navale est au cœur de son projet.
L’Éthiopie cherche à intégrer cette arène régionale placée sous surveillance internationale en installant une base navale aux abords de la mer Rouge. Hautement stratégique pour le commerce global (qui se fait à 90 % par conteneurs maritimes), la route de Bab-el-Mandeb est la deuxième la plus empruntée au monde. La stabilité de ce couloir concerne la majorité des pays industrialisés, en témoigne l’agglutinement des puissances à Djibouti (France, États-Unis, Japon, Italie, Chine) et les velléités d’autres puissances régionales (Émirats arabes unis, Arabie saoudite) ou internationales (Russie) à s’installer à proximité. Le niveau de déstabilisation induit par les attaques houthies en réponse à la guerre menée par Israël à Gaza4 a démontré la sensibilité de ce nœud géostratégique autour duquel les crises se multiplient.
Surenchère entre Addis-Abeba et Mogadiscio
À Ankara, si on se veut optimiste, on ne se fait pas beaucoup d’illusions. L’objectif principal est de maintenir un canal de discussion et de contenir la situation. C’est également ce que semble vouloir les voisins de la Corne, les organisations régionales comme l’Union africaine (UA), l’Intergovernmental Authority on Development in Eastern Africa (Igad), l’Union européenne (UE) et la Ligue arabe, ainsi que d’autres partenaires internationaux comme le Royaume-Uni et les États-Unis, qui se sont tous rangés du côté de la souveraineté somalienne. Le jeu des Émirats arabes unis (EAU) est plus flou : il est le premier partenaire du Somaliland et est à l’origine du développement des infrastructures portuaires de Berbera. Le renforcement d’un corridor entre Berbera et l’hinterland éthiopien serait donc dans son intérêt.
Le processus d’Ankara (Ankara süreci) est déjà mis à l’épreuve. Malgré deux séances de travail tenues dans la capitale turque, en juillet et en août, le ton est monté et le troisième tour des discussions prévu initialement le 17 septembre a été reporté quarante-huit heures avant la tenue de la réunion. La diplomatie de la Turquie, qui elle aussi avait initialement opté pour la dissuasion en signant en février avec la Somalie un nouvel accord de défense maritime, fait les frais de cette surenchère. En juin, la Somalie a exigé le retrait de toutes les troupes éthiopiennes du territoire somalien, stationnées dans le cadre de la mission de l’Union africaine (UA), l’African Union Transition Mission in Somalia (Atmis), ainsi que celles déployées dans les régions selon un accord bilatéral. Le vide laissé par leur départ pourrait profiter au groupe Shebab5.
L’Égypte, en conflit avec l’Éthiopie dans le cadre du Grand Barrage de la Renaissance (Gerd) sur le Nil6, s’est immédiatement rangée du côté de la Somalie. Le Caire a envoyé en août deux avions militaires chargés d’armes et de munitions et annoncé l’envoi de 5 000 troupes en Somalie pour rejoindre la prochaine mission de l’UA (African Union Support and Stabilization Mission in Somalia, Aussom), qui sera opérationnelle à partir de janvier 2025. De nombreux interlocuteurs au fait du dossier s’inquiètent de l’instrumentalisation de la nouvelle mission de paix qui pourrait faire courir le risque d’un conflit par proxy en Somalie.
Une offre de Djibouti à l’Éthiopie
Autre pays préoccupé, le voisin djiboutien. Pour calmer l’escalade, mais surtout pour préserver ses intérêts économiques, il a offert à l’Éthiopie d’étendre son accès commercial à la mer via le port de Tadjoura, à 100 kilomètres de la frontière éthiopienne. Addis-Abeba est le premier partenaire économique de Djibouti, de qui elle est tributaire pour ses échanges commerciaux7. Cette initiative djiboutienne peut répondre aux besoins de l’Éthiopie de diversifier ses routes commerciales mais ne règle pas le point de discorde principal lié à l’installation d’une base militaire aux abords de la mer Rouge.
Si la résolution de cette dispute constituerait un succès majeur pour la Turquie, la position de cette dernière est déjà payante pour sa diplomatie. Elle lui permet de se mettre en scène comme un acteur pourvoyeur de paix dans une région particulièrement stratégique pour le fonctionnement du système international. Elle se présente comme une alternative aux puissances traditionnelles qui se doivent de soutenir son initiative.
L’Égypte, avec qui la Turquie est en pleine réconciliation après dix années de brouille, a exprimé son soutien au processus d’Ankara. Les deux pays sont tous deux favorables à une Somalie centralisée qui inclut le Somaliland. La combinaison de leur soutien militaire à la Somalie pourrait dissuader l’Éthiopie. Toutefois, la position belligérante d’Abdel Fattah al-Sissi, qui semble vouloir utiliser le désaccord autour du protocole signé avec le Somaliland comme un levier sur le dossier du GERD, pourrait éprouver les efforts diplomatiques d’Ankara. La facilitation turque dans un dossier où sont impliqués deux membres africains des Brics8 est également révélatrice de la reconfiguration géopolitique sur le continent et à l’échelle internationale. À ce titre, la Corne de l’Afrique offre un théâtre d’observation de ces mutations.
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1Le Somaliland est un État autoproclamé depuis 1991 et la chute du régime de Siad Barré, dont l’indépendance n’est pas reconnue par la Somalie et la communauté internationale, qui le considèrent comme un État fédéré appartenant à l’État fédéral de Somalie.
2Groupe affilié à Al-Qaïda.
3La guerre de l’Ogaden est une guerre qui oppose l’Éthiopie et la Somalie entre juillet 1977 et mars 1978. Elle débute par une offensive lancée dans la région de l’Ogaden en Éthiopie orientale par le président de la Somalie, Siad Barré. Elle s’inscrit dans un projet plus vaste qui vise à réunir l’ensemble des populations « somali », présentes aussi dans des régions de Djibouti, du Kenya et de l’Éthiopie, dans un unique État, la « Grande Somalie ». Après plusieurs mois de succès militaire pour la Somalie, les militaires et les miliciens éthiopiens accompagnés par 10 000 soldats cubains et soutenus par l’URSS repoussent les troupes somaliennes.
4Le 19 octobre 2023, les rebelles houthis attaquent le sud d’Israël avec des drones et des missiles. Le 19 novembre, ils abordent le Galaxy Leader, un navire marchand israélien, par hélicoptère, avant de le détourner vers un port yéménite placé sous leur contrôle. Depuis, plus d’une centaine de navires marchands ont été attaqués. En réponse, une coalition occidentale menée par les États-Unis et le Royaume-Uni a frappé plusieurs sites militaires houthis. Bien que répondant à un agenda politique et militaire propre au groupe houthi, ces attaques sont présentées comme une résistance à la menace impérialiste américano-sioniste.
5L’Éthiopie est engagé militairement en Somalie depuis 2006. Elle a intégré l’Anisom en 2012 et œuvre contre le groupe Al-Shebab en sécurisant notamment les frontières de la Somalie et de ses États fédérés et en soutenant certaines autorités locales.
6L’Égypte et l’Éthiopie entretiennent un important différend sur le Nil. En 2011, Meles Zenawi, à la tête de l’Éthiopie, déclare unanimement la construction d’un immense barrage hydroélectrique sur le Nil Bleu. En 2020, malgré de nombreuses tentatives de médiation, l’Éthiopie a lancé la première phase de remplissage des réservoirs, plaçant l’Égypte et le Soudan, opposés au projet, devant un fait accompli. Longtemps hégémonique sur le Nil et extrêmement dépendante de ses eaux, l’Égypte craint d’importantes retenues d’eau et de limon et revendique des droits historiques sur le fleuve.
795 % des exportations et 80 % des importations éthiopiennes transitent directement par les ports djiboutiens.
8Égypte et Éthiopie, depuis l’élargissement d’août 2023.