Israël-Palestine. L’équilibrisme de Djibouti

Analyse · Depuis les années 1980, Israël est parvenu à (re)nouer des liens politiques et économiques avec l’écrasante majorité des pays africains. Djibouti demeure néanmoins l’un des rares États à être resté complètement hermétique à l’influence israélienne, comme l’illustre sa posture propalestinienne et sa réaction tranchée aux attaques du 7 octobre 2023.

Photo satellite du détroit de Bab El-Mandeb.
© Nasa

Si les liens d’Israël avec l’Afrique sont globalement ténus, ils demeurent cependant bien réels. Aujourd’hui, la plupart des 54 États du continent entretiennent des relations avec Tel-Aviv, notamment économiques et sécuritaires. Seuls quelques pays ne figurent pas dans cette liste : l’Algérie, les Comores, Djibouti, la Libye, le Mali, la Mauritanie, le Niger, la Somalie et la Tunisie. Mis à part le Mali et le Niger, tous sont membres de la Ligue arabe et quasiment tous adhèrent à l’Initiative de paix portée par l’Arabie saoudite depuis 2002, qui appelle à la création d’un État palestinien au sein des frontières de 1967 comme prérequis à toute normalisation.

Ces trente dernières années, certains de ces pays s’étaient rapprochés d’Israël – sans y parvenir de manière pérenne toutefois – ou ont été suspectés de l’avoir envisagé à un moment ou à un autre. Le Niger s’y est essayé en 1996 avant de faire marche arrière en 2002, au moment de la seconde Intifada. La Mauritanie a noué des liens avec Tel-Aviv en 1999, avant de les rompre en 2009-2010. Au Mali, c’est Ibrahim Boubacar Keïta (au pouvoir de 2013 à 2020) qui semble avoir tenté un rapprochement lors d’une entrevue avec Benyamin Netanyahou en 2017, alors que Bamako avait coupé tout lien avec Tel-Aviv en 1973.

Djibouti reste finalement l’un des seuls pays du continent à n’avoir jamais nourri l’ambition de se rapprocher d’Israël de manière formelle ou informelle, et même à n’avoir jamais fait l’objet de controverses à ce sujet. Située dans un espace est-africain afro-arabe, la société djiboutienne, multi-ethnique et musulmane, s’est construite autour de ses composantes africaines afar, somali, mais également arabe. Cette dernière, dont l’influence culturelle et civilisationnelle a été considérable, repose sur une importante immigration yéménite qui remonte à la fondation de la colonie française à la fin du XIXe siècle1. Depuis son indépendance, Djibouti s’est progressivement efforcé de développer son « arabité », y compris en politique étrangère, afin de se tailler une place dans le concert des nations moyen-orientales susceptibles de lui assurer un soutien politique et économique. La réaction du gouvernement djiboutien aux attaques du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023, est la parfaite illustration de cette posture.

« Résister à l’oppresseur »

Comme l’Algérie, la Tunisie et l’Afrique du Sud, Djibouti n’a regretté ni les attaques du Hamas ni les victimes civiles (1 200 morts), préférant pointer du doigt – dès le 8 octobre – la responsabilité d’Israël dans « l’escalade en cours, en raison de ses agressions continues et de ses violations constantes des droits du peuple palestinien2. » Quelques jours plus tard, alors que le nombre de victimes des bombardements à Gaza était déjà important, la présidence djiboutienne qualifiait de « tache honteuse sur le front de l’humanité » la « brutale agression » israélienne. À savoir si le Hamas est une organisation terroriste, le président Ismaël Omar Guelleh (IOG) répond au magazine Jeune Afrique3 : « Absolument pas. » Il qualifie d’ailleurs sa lutte armée de « légitime pour la liberté du peuple palestinien », soulignant l’« évidence » du fait que « des civils innocents puissent en être les victimes ». Dans le même esprit, son ministre des Affaires étrangères, Mahamoud Ali Youssouf, s’est beaucoup exprimé, notamment sur les réseaux sociaux (voir ci-dessous), où il a récemment regretté que les Palestiniens soient « qualifiés de terroristes » alors qu’ils ne font que « résiste[r] aux oppresseurs ».

Si le soutien de Djibouti se veut essentiellement rhétorique, le pays n’hésite toutefois pas à s’associer à des initiatives collectives. Le 17 novembre 2023, bien avant que Pretoria saisisse la Cour internationale de justice (CIJ), fin décembre, Djibouti, aux côtés de l’Afrique du Sud, de la Bolivie, du Bangladesh et des Comores, paraphait une requête auprès de la Cour pénale internationale (CPI) afin qu’elle s’enquière de la situation en Palestine. Quelques jours plus tôt, le président djiboutien participait au sommet commun de la Ligue des États arabes et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad, où il a « vigoureusement condamné l’agression permanente du régime sioniste contre le Peuple palestinien », dénonçant un « élargissement quotidien de la zone de génocide et de purification ethnique ».

Une politique étrangère « arabe »

Depuis son indépendance, Djibouti tente de se faire une place dans le monde arabe et de s’imposer comme un acteur stratégique clé entre les deux rives de la mer Rouge. Le pays adhère à la Ligue arabe à peine trois mois après son accession officielle à l’indépendance, en 1977, alors qu’il faudra des années pour que d’autres États « afro-arabes » intègrent cette organisation (la Mauritanie, la Somalie et les Comores). Par ailleurs, le premier président djiboutien, Hassan Gouled Aptidon, met en place une politique d’arabisation partielle de l’État, notamment de l’éducation. L’arabe devient aussi, comme le français, une langue officielle (le somali et l’afar ont un statut de « langues nationales »).

Aptidon reçoit le soutien de pays comme l’Arabie saoudite, le Yémen du Nord4, la Tunisie et même l’Irak. Les Saoudiens manifestent un intérêt certain pour Djibouti dès 1977 alors qu’ils s’efforçaient déjà depuis des années d’étendre une alliance de pays riverains de la mer Rouge pour en faire un « lac arabe ». L’objectif était de lutter contre l’influence de l’Éthiopie, de l’URSS et de la Libye dans cette zone, mais également de «  neutraliser les menaces israéliennes en mer Rouge5 ». Autre exemple : à son arrivée à la présidence irakienne, en 1979, Saddam Hussein s’intéresse aussi à Djibouti. Les liens de coopération entre les deux États se développent donc tout au long des années 1980 et Bagdad offre à son partenaire djiboutien un soutien financier, dont l’étendue reste néanmoins difficile à déterminer. L’Irak aurait même projeté d’établir une base militaire à Tadjourah, dans le Nord – un projet non confirmé et de toute façon avorté après l’invasion du Koweït en 1990.

Si ces nouveaux liens avec les pays arabes lui permettent d’étoffer ses appuis, la jeune nation djiboutienne reste toutefois très proche de la France. Mais à partir des années 1990, une guerre civile de plus de trois ans (1991-1994), au cours de laquelle le rôle de Paris a été très critiqué, ainsi que plusieurs autres affaires (dont celle de la mort suspecte à Djibouti du juge français Bernard Borrel, en 1995) conduisent l’actuel président Ismaël Omar Guelleh – qui succède à Aptidon en 1999 – à développer et à diversifier les partenariats de Djibouti, y compris avec les pays de la rive voisine. Le nouveau dirigeant multiplie alors les appels du pied aux États arabes et accélère l’arabisation du pays afin de « former une génération […] parfaitement bilingue » et pour « [l’]inscrire définitivement dans le champ arabe6 ». IOG a ainsi considérablement étoffé les liens de Djibouti avec l’espace moyen-oriental, en particulier avec l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe.

Adhésion large à la cause palestinienne

Comme une manière d’illustrer cet ancrage, Djibouti est choisi en avril 2015 pour le troisième déplacement hors du Caire du Parlement arabe – créé en 2001. Son président, l’Émirati Ahmed bin Mohammed Al-Jarwan, avait alors souligné l’« engagement résolu [de Djibouti] dans les grandes causes arabes ». Des propos applaudis par le président de l’Assemblée nationale djiboutienne, Mohamed Ali Houmed, qui s’était félicité que son pays soit « une nation centrale […] écoutée, consultée et qui compte dans l’ensemble des questions qui engagent l’avenir de la nation arabe ». L’emploi désuet du terme de « nation arabe » met ici symboliquement en évidence l’importance pour la classe dirigeante djiboutienne d’inscrire le pays dans cette « grande communauté » aux « atouts innombrables »7.

Puisque le soutien rhétorique à la Palestine se trouve être l’un des (derniers ?) sujets de « consensus » au sein du monde arabe, l’appui de Djibouti à cette cause lui permet de s’y légitimer. Dans ce sens, le pays adhère aux principes de l’Initiative de paix arabe et s’aligne avec Riyad, qui, après le 7 octobre, a renouvelé son attachement à cette feuille de route et à la création d’un État palestinien comme prérequis à la normalisation avec Israël. Par conséquent, IOG s’était déjà montré hostile aux accords d’Abraham signés à l’été 2020, déclarant en novembre 2020 à Jeune Afrique qu’il n’avait personnellement « aucun problème » avec « les Israéliens en tant que nationalité », mais bien avec « le gouvernement israélien, qui dénie aux Palestiniens leurs droits inaliénables ».

L’adhésion des Djiboutiens à la cause palestinienne reste difficile à mesurer, mais semble assez large. En tout cas, le soutien politique s’illustre lui dans la presse nationale écrite qui se limite globalement au seul journal d’État La Nation. Le quotidien s’est montré solidaire des Palestiniens après l’offensive israélienne. Dans ses colonnes, une personnalité politique a par exemple appelé à ce que la solidarité de Djibouti avec la Palestine soit « un phare de compassion et de résistance8 »

Dans le même esprit, un poète y a écrit que chez les Palestiniens « résiste une flamme/ [une] Lueur d’espoir face à l’adversité infâme » qui leur permet de « demeurer debout, prêts à tout affronter ». Un commentateur y a enfin dénoncé avec ironie notre incapacité collective à comprendre que « le droit d’Israël à se défendre transcende les crimes contre l’humanité9 ». Cette tonalité sarcastique est d’autant plus remarquable qu’aucun autre sujet politique ne peut être traité de la sorte à Djibouti alors que la presse y est muselée. Ce ton renvoie par ailleurs à des dessins de presse railleurs du début des années 2000 publiés pendant la seconde Intifada (voir les illustrations ci-dessous).

Illustrations parues dans le journal {La Nation} en 2001.
Illustrations parues dans le journal La Nation en 2001.
© Brendon Novel

Les attaques des Houthis, présentées comme des actes de soutien aux Palestiniens et qui semblent jouir d’une certaine popularité dans la région, mettent Djibouti dans l’embarras. Car ici, son attitude propalestinienne et ses liens historiques avec le Yémen se heurtent au rôle de « force » régionale stabilisatrice qu’il revêt et à ses propres intérêts économiques. La perturbation du trafic maritime a en effet des conséquences sur ses activités portuaires – une source de revenus essentielle pour l’État. Ainsi, si le gouvernement djiboutien a pu se montrer complaisant à l’égard de ces attaques, il souhaite en même temps qu’elles cessent. Dans ce sens, IOG a conseillé aux Houthis « d’envoyer leurs missiles vers le Nord » au vu de leur motivation réelle. Fin décembre 2023, le ministre djiboutien des Affaires étrangères a lui-même souligné qu’il était dans un premier temps « naturel » pour Djibouti « un pays arabe et musulman […] de ne pas aller à l’encontre de cette solidarité » et du « juste soutien » des Houthis, avant d’ajouter qu’il était maintenant « impératif que ces attaques prennent fin10 ».

Sous le feu des projecteurs

Le ministre s’est d’ailleurs exprimé en somali (une langue locale) à l’occasion d’une conférence organisée à Djibouti. Il faut y voir la volonté du gouvernement de réaffirmer sa solidarité avec la Palestine auprès de sa propre population, tout en continuant, en parallèle, à coopérer avec de nombreux pays pour préserver la sécurité maritime au large du Bab el-Mandeb, que ce soit avec les États riverains de la mer Rouge ou avec les Occidentaux. Au fil du temps, Djibouti s’est, en effet, positionné comme un partenaire clé, tirant profit de l’instabilité régionale pour en dégager des gains économiques et politiques. Ainsi, en plus de la France, d’autres pays y ont installé des bases militaires : les États-Unis (2002), le Japon (2011), l’Italie (2012) et la Chine (2017). Djibouti leur sert notamment d’espace logistique. Mais son gouvernement ne veut pas être associé (directement ou indirectement) à l’opération « Gardien de la prospérité » menée par les États-Unis en mer Rouge depuis décembre 2023 et qui cible des positions houthies sur le sol yéménite.

Djibouti s’en tient à l’écart, mais se retrouve quand même sous le feu des projecteurs du fait de sa situation géographique. Le pays a pu être accusé de permettre aux bateaux iraniens espions de naviguer dans ses eaux territoriales, sans preuve réelle toutefois. Djibouti n’a que récemment rétabli des liens diplomatiques avec Téhéran après plus de sept années de rupture. IOG avait en effet soutenu l’Arabie saoudite après l’attaque de ses représentations en Iran, en janvier 2016. Dans la crise actuelle en mer Rouge, les intérêts de Djibouti se distinguent finalement assez peu de ceux des autres pays de la région comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, etc. Personne n’est véritablement ravi des perturbations maritimes, mais personne ne souhaite s’associer directement à l’opération « Gardien de la prospérité » – Bahreïn est le seul État régional à s’être officiellement joint à celle-ci.

Non seulement Djibouti n’y prend pas part, mais IOG refuse également que la base américaine sur son territoire soit utilisée dans le cadre de cette coalition « offensive ». Son gouvernement se montre à l’inverse plus enclin à coopérer avec la mission purement « défensive » mise sur pied par l’Union européenne (assurée depuis la Grèce) en février 2024 baptisée « Eunavfor Aspides », comme en témoigne la visite d’une délégation européenne en mars dernier pour discuter des « modalités de coopération future » et du « statut des forces de l’opération à Djibouti11 ». Depuis 2008 déjà, le pays sert de point d’appui à l’opération « Eunavfor Atalante » de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien.

La posture de Djibouti après les attaques 7 octobre 2023 reflète une diplomatie pragmatique qui promeut son soutien à la cause palestinienne afin de s’inscrire dans le monde arabe et de s’assurer de l’appui de ses principaux acteurs, en particulier saoudiens. Elle est toutefois contrariée par les attaques en mer Rouge qui grèvent l’économie djiboutienne et la fluidité du trafic maritime dont le pays se veut l’un des garants. Djibouti continue de coopérer avec de nombreux pays, y compris occidentaux, pour assurer la sécurité maritime dans la région – tout en se tenant à distance des opérations offensives. Cet équilibrisme est également évident sur le reste du continent africain : si beaucoup de pays entretiennent des relations avec Israël (contrairement à Djibouti), seuls six d’entre eux ont pris position en sa faveur après le 7 octobre, à savoir le Cameroun, le Kenya, le Ghana, le Togo, la République démocratique du Congo et la Zambie. Les autres ne se sont pas exprimés, ne souhaitant se mettre à dos ni Tel-Aviv ni les puissances africaines propalestiniennes comme l’Afrique du Sud et l’Algérie.

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1Lire Alain Rouaud, « Pour une histoire des Arabes de Djibouti, 1896-1977 », Cahiers d’études africaines, Cahier 146, 1997.

2« Djibouti exprime sa profonde inquiétude face à l’évolution de la situation dans les territoires palestiniens occupés », ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale de la République de Djibouti, 8 octobre 2023.

3François Soudan, « Ismaïl Omar Guelleh : “Un génocide est en cours à Gaza, je n’ai aucun doute là-dessus” », Jeune Afrique, 8 mars 2024.

4Jusqu’à son indépendance et sa réunification, en 1990, le Yémen est divisé entre la République démocratique populaire du Yémen et la République arabe du Yémen.

5Philippe Rondot, « La mer Rouge peut-elle devenir “un lac de paix” arabe ? (Octobre 1977) », Revue Défense nationale, numéro 822, 2019.

6Djama Omar Idleh, « Les relations multidimensionnelles entre Djibouti et le monde arabe », Horn of Africa Bulletin, juin 2015.

7Voir la section « monde arabe » du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale de Djibouti.

8Ibrahim Miyir Ali, « Halte au massacre à Gaza ! Djibouti se dresse en solidarité avec la Palestine », La Nation, 31 octobre 2023.

9« Solidarité Palestine », La Nation, 11 novembre 2023.

10Mahdi A., « Pourquoi la vie des Palestiniens n’a-t-elle pas d’importance ? », Human Village, décembre 2023

11« Réunion fructueuse entre le ministre des Affaires étrangères de Djibouti et la délégation de l’opération EUNAVFOR ASPIDES », La Nation, 14 mars 2024,