Généalogie des « cults », ces réseaux mafieux venus du Nigeria

Document · Publiée en mars, Mafia Africa, une enquête édifiante des journalistes Célia Lebur et Joan Tilouine, retrace l’histoire de ces confréries estudiantines nigérianes qui se sont muées, au fil des décennies, en réseaux criminels transnationaux.

À Ballarò, quartier populaire de Palerme (Sicile), où ont élu domicile certains cults.
© Giuseppe Cosentino/Flickr

Mai 2022. L’animateur de CNews Jean-Marc Morandini (condamné en juin 2023 à six mois de prison avec sursis pour « harcèlement sexuel » et « travail dissimulé »), accompagné de l’élue socialiste Samia Ghali (adjointe au maire de Marseille et conseillère départementale des Bouches-du-Rhône), sont en direct de la cité Kalliste, dans les quartiers nord de Marseille. Ils sont entourés de gros bras, tee-shirts et lunettes noirs, tandis que les habitants les interpellent dans un tohu-bohu savamment entretenu. Le sujet ? L’évacuation par les forces de l’ordre de « squatteurs », identifiés comme des « Nigérians » appartenant à des gangs ultraviolents qui sèment la terreur à coup de barres de fer et de machettes sur fond de trafic de stupéfiants et de proxénétisme.

Cette mise en scène anxiogène dont la chaîne d’extrême droite est devenue familière fait la part belle aux clichés, mais ne s’intéresse guère au fond du problème : qui sont ces nouveaux arrivants qui, depuis quelques années, grignotent du terrain au point de rendre nerveux les réseaux de délinquance marseillais « traditionnels » ? Les journalistes Joan Tilouine (Africa Intelligence) et Célia Lebur (Agence France-Presse) ont remonté la piste de ces gangs qui tirent leur force aussi bien des croyances traditionnelles que des stratégies qualifiées de mafieuses, bien qu’ils ne fonctionnent pas tout à fait comme le célèbre réseau criminel italien. Leur enquête, Mafia Africa (Flammarion), tire le fil depuis la France jusqu’au Nigeria, en passant par la Sicile et la Libye.

Appels au meurtre contre les « wakanda »

L’histoire de la cité Kalliste est symptomatique de la montée en puissance des « cults » en France, le nom donné à ces groupes nigérians. Les deux journalistes rappellent les racines de l’affaire qui a fait le buzz sur CNews : plusieurs mois plus tôt, des dealers marseillais avaient mis le feu à une tour dans laquelle squattaient des cults, dans la cité des Flamands, afin de donner un avertissement à ceux qui, petit à petit, s’imposaient sur leur territoire. L’un des leurs avait trouvé la mort. En représailles, des membres des cults avaient mis le feu à un appartement de la tour G pour en déloger les locataires et le squatter. Chassés d’un endroit, ils ont trouvé le moyen de s’installer ailleurs par la force.

Selon un trafiquant nigérian bien installé et en bonne entente avec les « patrons » de la cité, envoyé par ces derniers pour ramener les cults à la raison, « ces gars-là ne veulent pas comprendre la culture de Marseille. Ça peut très vite dégénérer », témoigne-t-il dans Mafia Africa. En réponse, les dealers marseillais ont lancé des appels au meurtre contre les « wakanda » (en référence au film Black Panther, sorti en 2018) sur les réseaux sociaux, avec des primes à la clé. Ces cults nigérians ont de nouveau incendié des appartements. La tour G a été vidée et est désormais promise à la démolition.

Cette affaire a jeté une lumière crue sur ces bandes criminelles, et « porte un risque accru de stigmatisation de la diaspora nigériane en France, qui, dans sa grande majorité, n’appartient pas aux cults et vit dans des conditions extrêmement précaires, rappelle Élodie Apard, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement et spécialiste de la traite nigériane1Aujourd’hui, il est quasiment impossible pour un homme nigérian d’obtenir l’asile en France car il est systématiquement soupçonné d’être un proxénète ou un cultist », regrette-t-elle.

Wole Soyinka et les confréries estudiantines

Tout a commencé en 1952, à l’université d’Ibadan, au nord de Lagos. Et c’est le cofondateur d’un des premiers cults au Nigeria qui raconte le mieux leurs origines, dans un long entretien accordé aux journalistes. Il ne s’agit pas de n’importe qui, puisque ce témoin privilégié n’est autre que le célèbre écrivain Wole Soyinka (lire l’encadré au pied de l’article). À l’âge de 89 ans, l’auteur de La Mort et l’Écuyer du roi admet être dépassé par le phénomène. À l’origine utopies universitaires – un « monastère de l’esprit » mâtiné d’anticolonialisme –, ces clubs d’étudiants sont devenus « des sociétés secrètes barbares et diaboliques », selon le lauréat du prix Nobel de littérature en 1986. Sa confrérie, les Pyrates, est encore l’une des plus puissantes du Nigeria.

Wole Soyinka en 2008.
@ European Parliament / Pietro Naj-Oleari

À sa création, « exigeants et populaires, les Pyrates enrôlent des étudiants parmi les plus doués dans l’idée de constituer un incubateur de forces vives du Nigeria libéré du joug colonial », racontent les auteur⸱es de Mafia Africa. Les Eiye, les Buccaneers, les Vikings, les Klansmen… Bientôt, le modèle des Pyrates essaime partout où des universités ouvrent. En particulier à Benin City (sud du Nigeria), où les journalistes retracent la genèse du Neo-Black Movement (NBM). Créé en 1977 (le 7/7/77, la forme des chiffres rappelant celle d’une hache, ce qui donnera le surnom de Black Axe au mouvement) avec la bénédiction de l’oba (roi) du Bénin, Akenzua II, le NBM est bientôt suivi par d’autres, dont les Maphites, en 1978. Ces derniers revendiquent avoir été inspirés par le livre Le Parrain, de Mario Puzo, et les rites de la mafia italienne. En 2021, une enquête de la BBC, qui avait eu accès à de nombreux documents internes, révélait l’étendue de l’organisation Black Axe et les atrocités dont ses membres se sont rendus coupables entre 2009 et 2019.

« Après l’indépendance [en 1960], les vingt années qui s’écoulent au gré des putschs militaires obscurcissent l’espoir d’une démocratie au Nigeria », poursuivent les auteur⸱es. En conséquence, « la violence gagne la société tout entière ». À l’instabilité politique s’ajoute la déliquescence du système éducatif et social. C’est sur ce terreau, mêlant violence et appauvrissement, que les cults, en première ligne des contestations et offrant un semblant d’organisation sociale, voient leurs effectifs grossir prodigieusement.

Certains de leurs membres deviennent incontrôlables, et ces confréries estudiantines se muent progressivement en réseaux mafieux. Benin City fournit aujourd’hui l’essentiel des contingents de cette pieuvre transnationale alimentée par de nombreux trafics – traite d’êtres humains, commerce de stupéfiants, proxénétisme… « Mais, poursuit Élodie Apard, la nouvelle génération de migrants nigérians arrivée en Europe depuis une dizaine d’années s’est distanciée de ses aînés. Les traumatismes vécus en Libye l’ont profondément marquée et les aînés ont de moins en moins d’influence sur elle. L’appartenance aux cults représente une forme d’existence sociale et un moyen de survivre en Europe, mais les liens avec le Nigeria se sont distendus. Les jeunes cultists en Europe se sont émancipés et, aujourd’hui, ils défendent surtout leurs propres intérêts. »

« Il y a plein de cadavres abandonnés dans le désert »

Les traces de ces commerces criminels sont visibles tout le long de la route des migrant⸱es africain⸱es qui cherchent à rejoindre l’Europe. Celia Lebur et Johan Tilouine ont pu reconstituer la traversée de Purity, une jeune Nigériane de 23 ans, rencontrée à Benin City. À l’âge de 19 ans, elle a tenté, sans y parvenir, de rejoindre le vieux continent via la Libye.

Au départ de sa traversée, il y a une tante éloignée qui lui promet la fortune grâce à ses réseaux en Europe, et un emploi dans un salon de coiffure en Italie. Issue d’une famille extrêmement pauvre, la jeune femme part de son village, Uromi, situé à deux heures de Benin City, avec la bénédiction de ses parents amadoués par l’étalage de richesse de « Auntie ». Elle va bénéficier du circuit des « Madames » : ces femmes intermédiaires étaient d’abord organisées en associations pour accompagner les candidates au départ avant de devenir de véritables réseaux de proxénétisme, aujourd’hui épaulés par les cultists. « La prostitution n’est plus un secret pour personne, et les filles se sacrifient volontiers sans mesurer vraiment ce qui les attend », constatent les deux journalistes.

Arrivée à Kano, dans le nord du pays, Purity et de nombreuses autres candidates à l’exil sont acheminées à la frontière nigérienne où des adolescents originaires de Zinder et de Maradi, payés entre 3 000 et 10 000 FCFA (entre 4,50 et 15 euros), les récupèrent sur leurs motos-taxis pour leur faire traverser la frontière. Parquées ensuite dans des taudis à Agadez, au nord du Niger, les migrantes reprennent la route pour Sebha, dans le sud de la Libye. Dans le désert du Ténéré, la mort rôde. « On buvait de l’eau mélangée au diesel dans des bidons sales, témoigne Purity. Quatre personnes se sont écroulées parmi nous. Il y a plein de cadavres abandonnés dans le désert. Moi, je priais Dieu, la gorge sèche, en attendant la mort. »

Sous pression de l’Union européenne (UE), les autorités nigériennes ont tenté de mettre fin à ce trafic – rendu illicite par une loi adoptée en 2015 – qui concerne plusieurs centaines de milliers de personnes par an2. En vain, et ce malgré les centaines de millions d’euros dépensés. La corruption (police, douane, armée), l’avidité dans une région où la pauvreté règne, l’adaptation permanente des passeurs, les interconnexions entre les routes du trafic de drogue et celles du trafic d’êtres humains rendent la tâche quasi impossible.

Vendue une fois, deux fois, trois fois

Les interprétations hasardeuses sur les mécanismes de ce phénomène ont également conduit à de mauvaises décisions. En France, « la thèse de la convergence entre réseaux djihadistes et trafiquants de drogue, un temps avancée par les militaires et leurs relais, se trouve fragilisée par les rapports des services qui étudient les réseaux de passeurs de migrant⸱es et de drogue. Certains acteurs se révèlent politiques, voire “semi-étatiques”, tant ils se révèlent interconnectés avec des fonctionnaires. Leurs relations mènent parfois jusqu’au plus haut sommet du pouvoir, nigérien comme des pays voisins. » Et les journalistes de poursuivre : « Les cultists implantés tout du long de la route composent avec les seigneurs locaux, s’imbriquent dans les réseaux. »

« Purity a été vendue. Une fois, deux fois, trois fois. Purity a été violée. Si souvent qu’elle a arrêté de compter. » Après plusieurs mois dans l’enfer libyen, dans des hangars où sont entassés des milliers de migrant⸱es subsaharien⸱nes transformé⸱es en esclaves, après plusieurs mois chez un intermédiaire appartenant au Neo-Black Movement, enceinte de six mois, elle embarque sur un canot de fortune pour rejoindre les côtes siciliennes. Les passagers sont secourus après douze heures de dérive par les gardes-côtes libyens, dont les moyens ont été renforcés par l’agence européenne antimigrations Frontex. De retour en Libye, elle est renvoyée dans son pays, à Lagos, puis chez elle, à Benin City, où elle attend une opportunité de repartir, car, dit-elle, « il n’y a rien pour moi dans ce pays ».

D’autres migrants africains, par dizaines de milliers, parviennent à rejoindre la Sicile. Et, dans la péninsule italienne, les cultists sont aussi à l’œuvre, dès les centres d’accueil de migrants, donnant du fil à retordre aux magistrats italiens, pourtant aguerris par les années de guerre contre la Cosa Nostra. Si, dès les années 2010, l’implantation des cults est avérée à Palerme et ailleurs en Italie, les enquêteurs mettront plusieurs années à identifier et à comprendre ces organisations dont le fonctionnement diffère de la Mafia traditionnelle.

Cosa Nostra, Yakuza et cults main dans la main ?

« Il est difficile de parler d’organisation pyramidale à l’échelle mondiale, les réseaux criminels ne sont pas tous dirigés de manière structurée depuis Benin City, tempère Élodie Apard. En ce qui concerne la traite sexuelle par exemple, il s’agit le plus souvent de petits réseaux familiaux ou communautaires, qui œuvrent pour leur propre compte. Au sein des cults aussi, les logiques locales ou individuelles prennent parfois le pas sur la “stratégie” générale. Par ailleurs, devenir cultist n’est pas toujours un choix. Certains sont enrôlés de force, d’autres trouvent dans l’appartenance aux cults un des rares moyens de sortir d’une situation socio-économique épouvantable. »

En 2014, un cultist repenti donne enfin des détails qui permettent de faire avancer les enquêtes siciliennes. Mais les nombreux dialectes utilisés et la mauvaise volonté des autorités nigérianes ne facilitent pas la tâche de la justice italienne. Les enquêtes mettront cependant au jour les liens établis avec la mafia sicilienne. À tel point que l’importation de la drogue – héroïne, cocaïne… – serait désormais l’affaire des cults, qui se fournissent directement au Nigeria et se chargent de l’acheminement jusqu’en Europe. Les mafieux s’évitent ainsi les risques du transport.

Les affaires impliquant des Nigérians ont été largement médiatisées et manipulées par l’extrême droite italienne, qui déroule un discours empreint de « clichés colonialistes » sur les « tribus forcément arriérées » et la théorie raciste du « grand remplacement ». Les migrants se retrouvent entre le marteau et l’enclume, entre la pression des cults d’un côté, et les agressions racistes de l’autre.

« À Turin, Brescia, Gênes, Bologne et ailleurs, des Black Axe, des Maphites, des Eiye ont été identifiés », relatent les auteur⸱es, qui, après avoir écumé le quartier Ballarò de Palerme où échouent les migrant⸱es africain⸱es, continuent à suivre la route de ces dernier⸱ères en remontant l’Italie vers le nord : Naples, Rome, Gêne, Vintimille… Puis Nice et enfin Marseille, en France. « Même sur Mars tu trouveras des cults », avait soufflé l’un d’eux à un migrant nigérian tout juste débarqué en Sicile. Ces « organisations structurées, dynamiques et transnationales », selon les autorités italiennes, ont « d’ores et déjà démontré leur capacité à constituer des joint-ventures avec les Yakuzas du Japon, la Cosa Nostra sicilienne, les cartels d’Amérique du Sud et les grands trafiquants d’autres États du sud du Nigeria », concluent les journalistes.

Wole Soyinka et la critique des élites nigérianes

Le troisième roman de Wole Soyinka, Chronicles From the Land of the Happiest People on Earth (Bloomsbury Publishing PLC, 2021), à paraître en France le 25 août 2023 sous le titre Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde (Seuil), est une satire exubérante, puissante, et une lecture essentielle sur le Nigeria. La dédicace à la mémoire de deux grandes figures du pays, assassinées en 1986 et en 2001, Dele Giwa, journaliste d’investigation, et Bola Ige, « politicien sans pareil »3, inscrit le roman dans la dure réalité des quarante dernières années, qui ont vu apparaître les gangs internationaux qui sévissent aujourd’hui.

La corruption au sein des élites politiques, économiques et religieuses du Nigeria a toujours été la cible de Soyinka, dans ses pièces de théâtre et dans ses poèmes, ainsi que dans ses nombreux ouvrages non romanesques et dans ses mémoires.

Il s’agit d’une histoire mystérieuse d’explosions, de meurtres, d’opérations lucratives incluant la vente de parties de corps humains, d’un culte de guérison grotesque appelé « Ekumenica », dirigé par un ancien détenu américain, qui travaille désormais main dans la main avec un impitoyable Premier ministre, Sir Goldie, l’« Intendant du peuple ». Ces deux personnages sont alliés à un chef traditionnel qui est aussi un magnat des médias. Ce triumvirat brutal maintient le peuple dans l’apathie. Chaque détail concernant les personnages est empreint d’humour noir, mais l’objectif sous-jacent est une mise en accusation très sérieuse de la classe dirigeante qui a ruiné le Nigeria.

Soyinka oppose à ces hommes impitoyables un jeune chirurgien d’une région pauvre et reculée du Nord, qui rêve d’ouvrir une clinique dans son village. Le rêve de l’idéaliste se réalisera-t-il alors que son frère de sang, un ingénieur au cœur de l’establishment, s’engage à le concrétiser ? Comme le savent les Nigérians, l’idéalisme est une menace que le pouvoir efface.

Victoria Brittain

1Coautrice avec Precious Diagboya et Vanessa Simoni de « “La prostitution, ça ne tue pas !” Projets d’ascension sociale familiale dans le contexte de la traite sexuelle (Nigeria-Europe) », Politique africaine n°159, 2020.

2Lire Rémi Carayol, « Les migrants dans la nasse d’Agadez », Le Monde diplomatique, juin 2019.

3Chief James Ajibola Idowu Ige, connu sous le nom de Bola Ige, fut un éminent juriste et homme politique nigérian – premier gouverneur civil de l’État d’Oyo, procureur général fédéral et ministre de la Justice. Il était, et reste, réputé pour sa droiture, son efficacité et l’importance qu’il accordait à l’éducation. Il a été assassiné dans sa chambre en décembre 2001. L’affaire a été étouffée par les autorités.