« Où est Daouda ? » En Sicile, la disparition d’un « invisible »

Enquête · Le 2 juillet 2022, Daouda Diane, un Ivoirien de 37 ans, disparaissait après avoir dénoncé les conditions de travail dans une cimenterie d’Acate. Faut-il y voir la main de la Mafia, alors que, dans cette province italienne, des milliers de travailleurs étrangers sont exploités dans le secteur agricole au vu et au su de tous ?

À l’initiative d’organisations syndicales et d’associations, plus d’un millier de personnes ont défilé pour demander vérité et justice pour Daouda Diane le 1er mai 2023 à Acate.
© Victor Le Boisselier

Un masque chirurgical sur la bouche, un casque antibruit sur les oreilles et un regard déterminé. C’est la dernière image connue de Daouda Diane. Nous sommes le 2 juillet 2022, et l’Ivoirien de 37 ans s’affaire dans le ventre d’une cimenterie d’Acate, dans le sud-est de la Sicile. À deux reprises, il se filme avec son portable pour partager la pénibilité de son travail, mais aussi l’insécurité. Une vidéo est envoyée à ses amis et compagnons d’Acate, où il réside. L’autre à sa famille, restée en Côte d’Ivoire, où vivent notamment sa femme et son fils de 8 ans. On le voit visage découvert, un polo sur les épaules et quelques éclaboussures de ciment sur le visage. Face à la caméra, il lance sèchement en français : « Je travaille dans l’usine de ciment où il y a la mort. » Ce sera sa dernière trace. Le même jour, son téléphone arrête de borner. Daouda Diane a disparu.

Le jeune homme est alors une figure connue dans cette commune de 10 500 âmes de la province de Ragusa. Voilà huit ans qu’il y a débarqué de Côte d’Ivoire, après avoir bravé la Méditerranée. Des milliers d’exilés venus de Libye transitent par cette partie de la Sicile, notamment par le port de Pozzallo, à la pointe sud-est de l’île, où se situe un « hotspot » – un centre similaire à celui de l’île de Lampedusa, où les autorités procèdent à l’identification et à l’enregistrement des nouveaux arrivés avant leur transfert vers d’autres points d’accueil.

Titulaire d’un permis de séjour, Daouda participe à l’intégration des exilés. Il est médiateur culturel pour l’association Meditengra dans un centre d’accueil d’Acate. Il parle plusieurs langues, aide au niveau administratif, participe à la vie du centre. Il est considéré par certains comme « un grand frère ».

En extra, il se rend de temps à autre à la cimenterie SGV Calcestruzzi. « Pour envoyer de l’argent à sa famille et faire venir sa femme et son fils en Italie », expliquent ses compagnons et des syndicalistes rencontrés le 1er mai 2023 à Acate, à l’occasion d’une manifestation organisée pour demander vérité et justice pour Daouda. Ici, pas de contrat. Ayant d’abord nié toute collaboration avec l’Ivoirien, l’entreprise a ensuite changé de version. Dans une lettre transmise à la presse, les avocats de la SGV Calcestruzzi écrivent que Daouda avait offert ses services à la cimenterie, mais que celle-ci avait refusé. Il aurait ensuite tenu à se rendre utile en « balayant la cour ». L’entreprise lui aurait « offert » une petite somme en dédommagement, et assure qu’il a quitté l’usine sur ses deux jambes vers midi ce fameux 2 juillet.

L’ombre de la Mafia

La justice traîne à prendre l’affaire au sérieux : plusieurs jours s’écoulent entre le signalement de la disparition et les premières saisies à la cimenterie. Il faudra ensuite plus de trois semaines pour qu’une enquête pour homicide et dissimulation de cadavre soit ouverte. « Ça ne se serait pas passé comme ça s’il n’était pas noir et s’il avait disparu autre part qu’en Sicile », dénonce Bruno Giordano, magistrat à la Cour de cassation et directeur de l’Inspection nationale du travail jusqu’en décembre 2022. Le 22 juillet 2022, Daouda Diane devait s’envoler pour la Côte d’Ivoire, où il n’avait plus mis les pieds depuis cinq ans. Mais il n’est jamais monté à bord de l’avion. Dès lors, l’hypothèse d’une fugue est abandonnée.

A-t-il été tué pour avoir filmé ses conditions de travail ? A-t-il été victime d’un passage à tabac qui a mal tourné ? D’un accident du travail dissimulé ? D’un enlèvement alors qu’il rentrait chez lui ? Un an plus tard, il est impossible de répondre à ces questions. L’enquête patine, suspendue à un témoignage dans une région où l’omerta n’est pas qu’un stéréotype. Responsable de la Fédération du social de l’Unione sindacale di base (USB) à Ragusa, où Daouda militait parfois, Michele Milili regrette : « Aucun habitant originaire d’Acate n’a participé aux manifestations demandant la lumière dans cette affaire. » « Si quelqu’un sait, qu’il parle », demandait en février dernier Fabio D’Anna, le procureur de Ragusa chargé de l’enquête. Dans une zone où sont implantées à la fois Cosa Nostra, l’organisation criminelle historique de la Sicile, et la Stidda, une branche dissidente locale, l’ombre de la Mafia plane au-dessus de cette affaire. La famille Longo, propriétaire de la cimenterie dans laquelle travaillait Daouda, est bien connue. « Ils ont été plusieurs fois confrontés à la justice pour des affaires liées à la Mafia, indique le syndicaliste Michele Milili. Certains de ses membres venaient lors des réunions, se postaient au loin et observaient. C’est une technique d’intimidation. »

Après quelques jours sans nouvelles de Daouda, la communauté subsaharienne d’Acate et de ses environs s’est rapidement mobilisée. Plusieurs centaines de personnes ont battu le pavé, soutenues par plusieurs organisations syndicales et des associations d’aide aux migrants ou antimafia. Un ami guinéen de Daouda, hébergé dans le centre où il travaillait comme médiateur, raconte : « On est allé à Acate, Ragusa, Palerme… On a fait du bruit, mais rien ne s’est passé. »

Alors que le temps passe, les proches de Daouda veulent continuer à médiatiser l’affaire pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. En janvier 2023, le magistrat Bruno Giordano a quant à lui écrit une lettre ouverte au président de la République italienne, Sergio Mattarella, pour lui demander d’agir et surtout pour aider à « briser le silence, le cancer de la Sicile ». S’il estime « qu’il n’y a plus grand chose à faire », Michele Milili assure que l’USB continuera de se battre. « Le piétinement de l’enquête ne doit pas cacher le sort des autres travailleurs qui continuent d’être exploités, lance-t-il entre deux bouffés de cigarette. Les homicides ou les disparitions existent partout en Italie. Mais là, ça devient particulier dans ce contexte d’exploitation des travailleurs. »

Un paysage défiguré par les serres

La situation de Daouda Diane à la cimenterie était loin d’être un cas isolé dans cette partie de la Sicile. Le travail pénible, sous-payé, et l’insécurité font partie d’un système d’exploitation généralisé et particulièrement développé dans l’agriculture, moteur de l’économie locale. C’est le contexte de la fascia trasformata, la « face transformée », l’une des zones agricoles sous serres les plus intensives d’Italie. Un paysage défiguré par les serres et leurs bâches blanches qui s’étalent sur 10 000 hectares. Une bande de terre sableuse de 80 kilomètres de long, barrant le littoral sud-est de l’île, d’où fruits et légumes sortent quelle que soit la saison. 40 % des aubergines consommées dans le pays proviennent d’ici. Forcément, les besoins en main-d’œuvre sont énormes, explique Michele Milili : « Vous vous rendez compte ? Sur un bassin de 300 000 personnes, on a 8 000 entreprises agricoles et 28 000 emplois directs. »

Selon une étude de la Confederazione generale italiana del lavoro (le syndicat CGIL) et du centre de recherche universitaire L’Altro Diritto (ADir), près de la moitié des travailleurs agricoles étaient étrangers en 2021 (14 002 sur 28 778). Dans certaines villes comme Acate, près d’un tiers de la population est de nationalité étrangère, alors que l’Istituto nazionale di statistica (Istat) chiffrait la moyenne nationale à 8,5 % en 2022. Et ces estimations ne prennent en compte que la population recensée. À Acate, il faudrait également ajouter un millier de personnes en situation irrégulière, selon plusieurs sources syndicales et associatives.

Dès le début de cette forme d’agriculture, dans les années 1970, Tunisiens et Marocains sont arrivés en nombre sur le territoire. Puis à la fin du siècle dernier, ce sont des ouvriers venus d’Europe de l’Est, notamment de Pologne et de Roumanie, qui ont posé leurs valises dans ce coin de Sicile. Progressivement, la concurrence dans le secteur s’est accrue, notamment avec l’Afrique du Nord, qui s’est elle aussi engagée dans l’agriculture intensive. « Plus on a avancé dans le temps, plus les marges ont diminué, retrace Michele Milili. Le seul coût qui pouvait alors diminuer était celui du travail. » En 2013, l’intensification des arrivées depuis la Libye marque un tournant : « Les personnes venues d’Afrique subsaharienne avaient besoin d’un permis de séjour, contrairement aux Roumains, par exemple, dont le pays fait partie de l’Union européenne. »

Des exilés livrés à leur propre sort

À la différence du « hotspot » de Lampedusa, les exilés arrivés à Pozzallo se dispersent dans la province après leur enregistrement. Ils sont alors livrés à leur propre sort, comme le raconte Buba, un médiateur culturel gambien de 22 ans : « Quand tu lâches ta famille pour aller en Europe, tu n’as personne derrière toi. Tu as besoin d’un travail et tu n’as pas le choix. Tu acceptes le boulot que tu trouves, dans la restauration ou l’agriculture. » Il poursuit : « Tu demandes à des amis, qui te présentent à un patron, ou alors tu te rends à un endroit où tu sais qu’un intermédiaire va venir te chercher. » Cette pratique illégale du recrutement de la main-d’œuvre, le caporalato, est très répandue dans le travail agricole. Si les moyens mis en œuvre pour la combattre sont jugés inefficaces, Marco Omizzolo, sociologue de la migration et du travail à l’Université La Sapienza de Rome, tempère : « Il y a un problème de caporalato mais surtout de patrons. Ce sont eux qui fixent unilatéralement les salaires et les conditions de travail. »

Avant d’opter pour la restauration, Buba a travaillé dans les serres en parallèle de ses différentes formations. Il était payé 40 euros la journée, « pour 8 à 10 heures de travail, parfois en plein cagnard ». Pour les femmes, le salaire est estimé en moyenne à 30 ou 35 euros. Pour les mineurs, il est d’environ 25 euros. « Ce sont parfois des enfants de 13 ans », précise Michele Milili, avant de poursuivre : « Nous avons rencontré des centaines et des centaines de travailleurs agricoles. Aucun n’avait un contrat de travail en règle ou respecté. Parfois, le contrat est fait pour le père de famille mais c’est toute la famille qui est embauchée. » Buba complète : « Les horaires indiqués sont sous-estimés, ou alors le salaire promis n’est pas respecté. » Une situation qui vaut aussi pour les nombreux Italiens qui besognent sous les serres.

Pour mieux comprendre la situation, il faut sillonner les routes à travers les champs. C’est ce que fait Vincenzo La Monica à bord de son véhicule utilitaire. Au moins deux fois par semaine, ce militant de l’organisation catholique Caritas parcourt la quarantaine de kilomètres qui séparent Ragusa de Marina di Acate, une station balnéaire située au cœur des exploitations agricoles. Son regard bleu perçant balaie les champs, dont les serres en contrebas reflètent le soleil, à quelques centaines de mètres de la mer. Un coup de frein de temps à autre pour regarder les nouvelles installations sortir de terre, indiquer que celle-ci est nouvelle, qu’une autre date d’il y a deux ans...

La fascia trasformata, une bande de 80 kilomètres où l’agriculture sous serres est parmi les plus intensives d’Italie.
© Victor Le Boisselier

Voilà près de dix ans qu’il emprunte ces chemins, et il affirme que « ce n’est pas un territoire facile à raconter. Les débarquements, les conditions de travail, les démarches administratives, le contexte économique de l’agriculture, la vie de certaines familles… » Le trajet en voiture en donne un aperçu. Dans cette zone rurale, les camions frôlent ce qu’on devine être des ouvriers agricoles se déplaçant à vélo ou parfois à pied. Ce sont les seules traces de vie humaine le long d’exploitations clôturées de barbelés et aux portails cadenassés. Au milieu de certaines d’entre elles, on aperçoit des baraquements de fortune. « C’est là où vivent certaines familles, témoigne Vincenzo La Monica. On ne le repère qu’à la parabole sur le toit ou au linge qui sèche. »

« Repérer les invisibles »

Logées directement sur l’exploitation, sans moyen de locomotion et dans une zone où le bourg le plus proche est parfois à plusieurs kilomètres, certaines familles sont en situation d’isolement social aggravé et sont donc particulièrement vulnérables. Des intermédiaires peu scrupuleux en profitent et monnayent leurs services : plusieurs centaines d’euros peuvent être demandés pour un trajet vers l’hôpital ou vers les bâtiments administratifs où l’on effectue les démarches de régularisation. Dans cette situation de « ghetto diffus », expression régulièrement utilisée pour décrire la réalité de la fascia trasformata, beaucoup renoncent aux soins en cas d’accident du travail par peur des représailles. Pour le même motif, les dénonciations en cas de harcèlement moral ou de violences physiques sont également très rares. « Elles n’arrivent qu’en cas de démission », confirme un avocat qui officie dans une permanence de Caritas à Marina di Acate.

Ces dernières années, plusieurs femmes, notamment issues de la communauté roumaine, ont dénoncé des violences sexuelles subies de la part de leur employeur. Mais la problématique est toujours la même : jusqu’où s’étend le problème, quand une partie de la population passe sous les radars ?

Avec ses collègues, Vincenzo La Monica s’affaire donc à « repérer les invisibles ». « Au début du projet, il a fallu battre la campagne, jeter les prospectus par-dessus les barrières », raconte-t-il. De concert avec d’autres organisations, des dons de vêtements et un support médico-légal ont été mis en place, un travail de relogement est fait avec certaines familles, et quelques enfants participent à des cours de soutien, notamment à Marina di Acate. « Certains ne vont pas à l’école. Leurs parents travaillant toute la journée, ils s’occupent de leurs frères et sœurs plus jeunes », explique le membre de Caritas.

En ce jour de juin, un groupe de Marocains attend pour recevoir des tee-shirts et des pantalons. Devant le local, une dizaine de bicyclettes sont garées anarchiquement. Le guidon de sa « belle voiture » à la main, Khaled explique qu’il parcourt 5 kilomètres par jour. Il mime la lampe frontale qu’il fixe sur sa tête pour embaucher à 4 heures du matin. À cette saison, les travaux sont réalisés le plus souvent avant midi, en raison des fortes chaleurs. La température peut monter jusqu’à 60 degrés dans une serre. Mais les trajets matinaux comprennent des risques. En 2021, à quelques kilomètres d’ici, un ouvrier agricole malien, Fodie Dianka, est décédé après avoir été renversé par une voiture alors qu’il se rendait au travail. La conductrice ayant fui (avant de se présenter aux autorités quarante-huit heures plus tard), il est resté plusieurs heures sur la chaussée avant d’être pris en charge.

« La situation est commode pour tout le monde »

Comment une telle situation connue de tous peut-elle perdurer ? Le chercheur Marco Omizzolo, également président de l’association Tempi Moderni et consultant pour la CGIL, croit avoir la réponse : « En échange d’une protection politique et de la non-promulgation de lois encadrant le secteur, les exploitants agricoles donnent des votes, permettent de gagner des élections, d’entrer dans les parlement régionaux, nationaux ou continentaux. » Dans la province de Ragusa, l’agriculture représente 11 % du PIB, et son activité profite à d’autres secteurs comme la récolte des déchets, la production d’emballages, le marketing ou la logistique. « La situation est commode pour tout le monde », résume Michele Milili. Marco Omizzolo pointe également le double jeu des politiques gouvernementales et européennes en matière d’immigration : « Les immigrés sont traités comme des envahisseurs, des lois et des procédures entraînent leur marginalisation et donc leur exploitation. Cette marginalisation est donc fondamentale pour tout un secteur de l’économie. Par provocation, j’appelle ça “l’invasion utile”. »

En 2016, une loi a été adoptée pour lutter contre les abus dans le travail agricole. Mais si les moyens législatifs existent pour endiguer le phénomène, c’est le manque de contrôles qui pêche. Directeur de l’Inspection nationale du travail jusqu’en décembre dernier, Bruno Giordano n’a rien pu faire, la région ayant un statut autonome : « Pour la province de Ragusa, il n’y a qu’un seul contrôleur. Mais pour ajouter des contrôleurs, il faut de la volonté politique. Or les contrôles, ce n’est pas très populaire. »

Les associations et les travailleurs sociaux estiment que le travail sur le logement des immigrés et le suivi de leurs conditions de travail ont des résultats positifs. Vincenzo La Monica se veut optimiste : « Depuis dix ans, il y a eu des progrès. » Il cite par exemple la mise en place d’un support médical mobile. En septembre 2023, une école publique ouvrira ses portes à Marina di Acate, ciblant principalement les enfants de travailleurs agricoles. Et puis il y a de belles histoires. Alors qu’il se trouve près du centre où il travaille, il pointe du doigt une maison : « Ici vit une famille que nous avons aidée à reloger. La Confagricoltura [NDLA : un syndicat agricole]) nous a contactés, un exploitant avait besoin de main-d’œuvre et voulait faire les choses dans les règles. De beaux exemples, il y en a quelques-uns. »

Daouda n’a pas eu cette chance. Ce qui fait dire à Buba : « Vous vous rendez compte, faire disparaître le corps de quelqu’un comme ça… »