Elle aura 40 ans en novembre 2024. Pour des Tchadiens issus de la diaspora qui ont fui la dictature de leur pays, Kamadji Demba Karyom incarne la nouvelle Kelou Bital Diguel, emblème mythique de la République du Tchad. Elle répète à l’envi qu’elle n’est qu’une femme tchadienne engagée parmi d’autres dans son pays. Elle est pourtant l’une des militantes de sa génération les plus impliquées dans la lutte contre la dictature du clan Déby, au pouvoir depuis plus de trois décennies.
Présidente du comité des femmes du syndicat des greffiers (Synagref), elle pourrait bien prendre la tête dans quelques années de l’UST, l’Union des syndicats du Tchad. Pour elle, le syndicat est l’échelon le plus approprié pour lutter contre la dictature. En cela, elle est l’héritière de l’histoire des syndicats africains, qui, dans le contexte colonial, ont été des forces de revendications et ont mené à l’indépendance.
Née à N’Djamena, Demba a été élevée dans un mélange de culture ngmabay (dans le Logone occidental) et mbaye (région du Mandoul). Après un cursus scolaire exemplaire – dans un contexte familial pauvre et mouvementé – et une licence en sociologie, la jeune femme rejoint à 17 ans une ONG, Espoir, et sillonne les villages de la région de Hadjer Lamis (centre du Tchad) pour les accompagner dans l’élaboration de leur plan de développement local. Elle se sensibilise aux droits des femmes, et le déclic s’opère : elle veut faire partie du changement. « J’étais partagée entre la colère de pouvoir mettre fin à tout ça de la manière la plus radicale et l’envie d’apprendre davantage et de voir comment apporter ma contribution dans ces changements sociaux, explique-t-elle. Il me fallait trouver le juste milieu pour arriver à accompagner ou donner ma voix à celles qui se levaient déjà pour dénoncer, réclamer. »
En mars 2024, alors que les fonctionnaires tchadiens étaient en grève contre l’augmentation du prix de l’essence, Demba était de passage en France pour une tournée de conférences (c’est à Grenoble, le 13 mars 2024, qu’Afrique XXI l’a rencontrée). Objectif : raconter son parcours et surtout convaincre qu’il est temps que l’armée française quitte le Tchad.
Après la fin officielle de l’opération Barkhane, en novembre 2022, l’armée française s’est recentrée sur le Tchad, où elle est présente sans discontinuer depuis les années 1970. Elle y compte aujourd’hui encore un millier de soldats. « Le nombre de missions militaires françaises au Tchad prouve que la France n’intervient au Tchad que pour faire et défaire les dictatures », dénonce-t-elle. Maillon central pour la France pour assurer son maintien dans la sous-région, la dictature tchadienne est soutenue par le président français Emmanuel Macron, qui, après avoir épaulé Déby père, a soutenu Déby fils, lequel compte se présenter à la prochaine élection présidentielle, dont le 1er tour est prévu le 6 mai.
« Le monde politique tchadien est très masculin »
Clémentine Méténier : Kamadji Demba Karyom, vous êtes présentée tantôt comme syndicaliste, tantôt comme sociologue ou encore greffière ou militante tchadienne. Comment aimez-vous vous présenter ?
Kamadji Demba Karyom : Comme une citoyenne du monde. Cette étiquette professionnelle ou sociale ne me définit pas assez, elle donne plutôt mon profil : greffière pour ma profession, sociologue pour la personnalité que je suis devenue et syndicaliste pour la militante que je suis au quotidien.
Clémentine Méténier : Pourquoi l’engagement syndical vous a-t-il semblé le plus adapté ?
Kamadji Demba Karyom : Être militante, c’est déjà un privilège au Tchad. Il me fallait trouver l’organisation qui réponde le mieux à mes besoins, à mes inquiétudes, et qui me permette de faire éclore toute cette énergie que j’ai en moi. Je ne savais pas s’il fallait m’engager dans une organisation de la société civile, aux côtés de l’État ou dans un parti politique. J’ai pris la décision de m’engager dans un syndicat lorsque j’ai bénéficié des premières formations syndicales. L’évidence est apparue : c’est dans le syndicat que je ferai carrière. Pourquoi ? Parce que le syndicat seul peut répondre aux aspirations populaires et amener au changement social.
Je m’y sens à l’aise car cet espace du militantisme est très ouvert ; il y a une panoplie, une diversité de luttes qui permet d’avoir une certaine convergence. Au sein de l’UST [Confédération syndicale tchadienne, fondée en 1988, NDLR], nous avons plus de 120 000 membres sur toute l’étendue du territoire ; il y a cette force communautaire dans les villages qui nous permet de recruter nos membres au plus proche des populations. L’impact des mauvaises politiques se ressent d’abord au niveau local.
De plus, nous avons une base solide, une garantie personnelle et collective qui nous permet, à nous les femmes, de nous engager. Le Tchad n’est pas une démocratie qui favorise la participation politique des femmes. Le monde politique tchadien est très masculin et les quelques femmes politiciennes qui essaient de se démarquer rencontrent de nombreuses difficultés. J’ai par exemple rencontré Lydie Beassemda, qui a un parti politique et qui essaie de se battre comme elle peut, mais je vous assure, les problèmes que cette femme rencontre… c’est incroyable.
« Beaucoup de femmes tchadiennes font bouger les lignes »
Clémentine Méténier : Vous avez 27 ans quand vous intégrez le Syndicat national du personnel des greffes, le Synagref, et le même âge quand vous devenez présidente du comité des femmes de ce syndicat...
Kamadji Demba Karyom : Tout est allé très vite : j’étais très jeune et lorsque je suis allée au Congrès national du Synagref, en 2011, il a fallu déposer des candidatures et beaucoup de femmes présentes m’ont demandé d’être candidate pour la présidence du comité des femmes. Je leur ai répondu que j’étais trop jeune. J’ai donc été plus ou moins forcée par ce groupe de femmes d’y aller ! Finalement j’ai été élue, et au milieu des acclamations j’ai paniqué. Ces femmes m’ont alors dit : « Ne t’inquiète pas, nous serons là, si tu as besoin nous t’accompagnerons. » J’en suis donc à ma deuxième présidence, c’est fou quand même ! Avec du recul je me rends compte que cela a été difficile au départ mais j’ai pu me reposer sur certaines femmes syndicalistes qui ont été d’un grand secours. C’est aussi ça la force d’un syndicat : en tant que militant, on a la possibilité de bénéficier de l’accompagnement de tous les aînés, de tous les leaders qui ont fait leurs preuves.
Clémentine Méténier : Adjoudji Guémé est l’actuelle présidente, et première femme du Tchad à endosser ce titre, du comité des femmes de l’Union des syndicats du Tchad. Faisait-elle partie de ces femmes qui vous ont poussée à prendre la tête du comité ?
Kamadji Demba Karyom : Adjoudji Guémé bien sûr ! Elle vient d’un autre syndicat qui représente le secteur de l’élevage. L’UST est une centrale syndicale qui regroupe plus de 150 syndicats sectoriels. Au niveau du bureau exécutif de l’UST, nous avons un comité des jeunes et un comité des femmes, dont Adjoudji est la présidente. Elle fait partie de celles qui m’ont montré la voie, qui m’ont accompagnée, talonnée, et à leur manière elles ont fait la femme que je suis. Peut-être qu’à travers le syndicat, j’ai occupé une position un peu élevée, très tôt, qui m’a permis d’interagir avec les organisations aux niveaux national et international, et d’avoir cette notoriété internationale. Mais il y a beaucoup d’autres femmes tchadiennes qui à leur manière font bouger les lignes.
Clémentine Méténier : Vous êtes sociologue de formation, diplômée de l’École nationale d’administration (ENA), puis vous vous êtes tournée vers le monde de la justice pour devenir greffière. Pour quelles raisons ?
Kamadji Demba Karyom : Ma quête de justice, d’équité, d’égalité, est née de ma petite enfance, qui a été tumultueuse. Je suis née dans une famille de paysans et polygamique, comme la plupart de nos familles africaines. J’ai vu les femmes et les enfants subir les pressions familiales, les pesanteurs socioculturelles et les querelles incessantes entre les épouses et les frères consanguins. Très tôt j’ai vu à quel point l’oppression de la femme était permanente dans la famille. On reléguait toujours ma mère et mes sœurs au second rang, on voyait à quel point notre éducation valorisait mes frères, mes cousins, mes oncles au détriment de mes tantes, ma mère, mes sœurs, qui sont des femmes très fortes, très dynamiques, à qui on demandait de faire toujours plus.
Du côté de ma mère, je suis la deuxième sur six filles, et du côté de mon père, j’occupe le huitième rang sur les vingt enfants qu’il a eus. Le comportement de la belle famille de ma mère me révoltait. Chez nous, une femme qui ne donne pas de garçons est une femme indigne, elle n’est pas une femme entière. Ma mère a étudié, a obtenu un bac scientifique, elle était très bonne en maths et en physique et elle aurait dû faire carrière, mais elle s’est retrouvée ménagère. Pour un homme, une femme qui a étudié plus que lui est un affront. Toutes ces discriminations m’ont révoltée dès le plus jeune âge. J’ai été témoin de tout ce ressentiment, et je me suis donné comme engagement que je ne vivrais jamais la vie que ma mère a vécue.
J’ai donc passé le concours national de l’ENA, et j’avais le choix entre greffière ou juge : j’ai pensé que greffière était plus pratique parce qu’au travers d’un stylo tu peux recueillir toutes les paroles, toutes les peines et les pensées de personnes éprises de paix et de justice, et dont les droits ont été violés.
« Nous ne pouvions plus accepter tant d’inégalités »
Clémentine Méténier : Votre engagement militant va prendre un tournant en 2016. C’est une période de grande contestation politique émaillée de grèves alors que l’élection présidentielle approche. Idriss Déby Itno brigue un cinquième mandat. Quel est le déclencheur de ces grèves ?
Kamadji Demba Karyom : C’était pour protester contre les seize mesures d’austérité que le gouvernement avait prises de manière injuste. Soi-disant pour redresser l’économie, et sur les recommandations du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, l’État avait opéré des coupes de salaires abusives pendant plus de trois ans et demi, coupé plus de 50 % de nos indemnités, suspendu 50 % des subventions aux hôpitaux, augmenté de 50 000 FCFA [76 euros] les inscriptions à l’université…
Nous avons fait notre part en tant que syndicat pour recommander une meilleure transparence dans la gestion des fonds publics, une meilleure distribution des ressources pétrolières à tous les Tchadiens. Au Tchad, nous n’avons ni couverture santé, ni protection sociale, et pourtant l’État a bien assez de ressources. Nous ne pouvions plus continuer à accepter que les ressources nationales enrichissent un petit groupe de personnes et que le peuple subisse autant d’inégalités.
De plus, le gouvernement avait restreint notre droit de grève. Cela a été la goutte d’eau, nous avons dit « non ». Le seul moyen d’expression que nous, travailleurs, avons, c’est la grève. Nous avons déposé une plainte au niveau de l’Organisation internationale du travail, et son comité des libertés syndicales a demandé au gouvernement tchadien de revenir sur cette décision. Ces six mois de grève ont été très durs pour nous, les femmes syndicalistes, et également pour les populations les plus démunies. Les femmes représentent 55 % de la population et la plupart vivent dans une précarité totale.
Clémentine Méténier : Le 6 décembre 2016, vous-même ainsi que des syndicalistes affiliées à l’Internationale des services publics avez décidé d’organiser une manifestation de femmes travaillant dans la santé et l’éducation, deux secteurs touchés par les coupes budgétaires. Et vous m’avez raconté une anecdote qui tire le sourire, à propos de cette marche…
Kamadji Demba Karyom : Le ministre de la Sécurité avait demandé à rencontrer le comité des femmes de l’UST suite à l’interdiction de la marche. Nous lui avions fait comprendre que nous ne lui avions pas demandé une autorisation pour mener cette marche pacifique, c’était un acte citoyen qui ne nécessitait pas d’exigence légale. Nous avions plutôt demandé un accompagnement de sa part pour que les forces de l’ordre puissent nous encadrer afin d’éviter les bavures. Et on lui a rappelé le rôle de la femme en une chanson qui dit (écouter le son ci-dessous) : « La femme est la mère de Déby, la femme est la sœur de Déby, elle est la fille de Déby / Déby, tu dois du respect…. elle t’a porté au ventre, elle t’a porté au dos, elle t’as allaité, Déby tu dois du respect. »
Clémentine Méténier : Vous chantez ça devant le ministre de la Sécurité intérieure ?
Kamadji Demba Karyom : Oui, il était très très fâché ! Mais nous n’avions pas d’autres moyens pour lui dire de la manière la plus simple qu’il nous devait du respect. Les hommes se sont tous liés contre la femme pour nous maintenir dans cette précarité. Mais quel est l’homme qui peut accepter que sa mère, sa femme, sa fille ou sa sœur vive dans la précarité ? Ils ont des mères, des épouses, des filles, qui mangent à leur faim, qui dorment, mais que font-ils de la mère des autres, des femmes des autres, des filles des autres ?
« Céline Narmadji est une icône »
Clémentine Méténier : Que risquent les femmes qui manifestent dans les rues de N’Djamena ?
Kamadji Demba Karyom : Les femmes sont les boucliers des manifestations, le corridor de sécurité. Nous supposons que lorsque nous sommes face aux forces de l’ordre, elles n’oseront pas tirer sur nous. Parce que parmi nous se trouvent leurs femmes, leurs sœurs, leurs mères. Cela n’empêche pas que les forces de l’ordre soient brutales et arrêtent des femmes…
Clémentine Méténier : Le point culminant de ces grèves est atteint pendant les trois mois précédant les élections d’avril 2016. Les 21 et 22 mars, quatre militants, dont Céline Narmadji, porte-parole du mouvement de la société civile Trop c’est trop, sont arrêtés et placés en détention pour avoir projeté d’organiser des manifestations contre la volonté du président Déby de briguer un cinquième mandat. Céline Narmadji est membre de la Ligue tchadienne des droits de l’homme (LTDH) depuis 1992, elle est présentée par la presse nationale comme « la Rosa Parks tchadienne ». Que représente-t-elle pour vous ?
Kamadji Demba Karyom : C’est une icône de la lutte tchadienne. Elle fait partie des femmes qui font bouger les lignes actuellement, malgré toutes les répressions qu’elle a subies. Elle est fatiguée mais ne perd pas la voix, elle est plus forte que jamais, elle est debout. C’est pour cela que les femmes comme moi, par devoir de mémoire, au vu de toutes les peines que certaines femmes ont subies dans ce pays, devons continuer à porter la voix des sans-voix. Céline Narmadji a été arrêtée aux côtés de Mahamat Nour Ibedoub [porte-parole de la plateforme d’organisations de la société civile Ça suffit !, NDLR], Younous Mahadjir [secrétaire général de l’UST, NDLR] et Nadjo Kaina Palmer [coordinateur du mouvement de jeunes « Iyina », « On est fatigués », NDLR]. Elle a été condamnée avec du sursis.
Clémentine Méténier : Younous Mahadjir, figure incontournable du militantisme tchadien et qui a marqué l’histoire du syndicalisme, a très souvent été emprisonné pour son engagement…
Kamadji Demba Karyom : Younous est très engagé dans la vie tchadienne, dans la vie de manière générale. C’est mon icône, mon mentor, je l’ai surnommé le « maréchal de la société civile » parce qu’il est déjà âgé ! Lorsque Déby a voulu s’introniser maréchal de la quatrième République, j’ai dit qu’il fallait introniser Younous comme maréchal de la société civile. Il a expérimenté toutes les prisons : les prisons de haute sécurité, les prisons les plus cachées, les centres de détention arbitraire… Il a aussi été torturé. Quand on a quelqu’un en face de nous comme Younous Mahadjir qui nous raconte son combat, on doit continuer, par devoir, à s’engager encore plus dans les luttes sociales.
« Les syndicats sont les meilleurs contre-pouvoirs de la dictature »
Clémentine Méténier : Considérez-vous les syndicats aujourd’hui au Tchad comme une force d’opposition plus puissante que les partis politiques ?
Kamadji Demba Karyom : Actuellement, les syndicats, et l’UST particulièrement, sont les meilleurs contre-pouvoirs de la dictature au Tchad. C’est les seules organisations qui portent les revendications populaires, qui mettent la pression sur le gouvernement pour réclamer plus d’équité et de justice. C’est vraiment triste de voir que malgré cette pression le gouvernement reste insensible face aux revendications syndicales, au point qu’actuellement nous sommes toujours en grève. [Mi-février 2024, le prix du litre d’essence a augmenté de plus de 40 %, provoquant la colère de la population et une hausse des prix sur les marchés, NDLR.]
Clémentine Méténier : Comment avez-vous réussi à vous hisser à ce stade d’engagement, malgré tous les obstacles qui se dressent face à une femme militante au Tchad ?
Kamadji Demba Karyom : Ce n’est pas d’arriver à de telles positions qui est difficile, c’est d’y rester. Dans notre pays, la femme n’est pas tellement respectée, et lorsqu’elle se démarque des autres pour s’imposer il y a beaucoup d’étiquettes lui sont attribuées pour la décourager. Tu vas subir des pressions au sein de ta famille, de tes collègues, tout simplement pour te dire qu’il y a des femmes avant toi qui n’ont pas réussi, et que ce n’est pas toi qui vas changer les choses. Je me rappelle qu’à mes débuts dans le syndicat j’ai failli craquer.
Dans le milieu syndical, comme dans le milieu de la société civile, les réunions sont tardives, dans des endroits très peu accessibles aux femmes, et tu subis des agressions, des attouchements, des pressions psychologiques. Et tu es obligée de supporter le verbe de certaines personnes qui t’insultent, te rabaissent, te découragent. Mais j’ai rencontré des femmes qui m’ont vraiment aidée, dont Rachel Doukoulgone la vice-présidente du Syndicat des travailleurs de l’action sociale et de la santé [Syntas], qui a quarante-cinq ans de militantisme derrière elle.
« La France n’intervient que pour faire et défaire les dictatures »
Clémentine Méténier : Vous êtes née en 1984, entre deux opérations militaires impliquant l’armée française : en 1983 l’opération Manta, et en 1986 l’opération Épervier, qui s’est poursuivie jusqu’en 2014, lorsqu’elle a été remplacée par l’opération Barkhane. Comment grandit-on dans le pays d’Afrique qui a connu le plus grand nombre d’interventions militaires de la France depuis son indépendance ?
Kamadji Demba Karyom : Le seul constat que je fais est que je suis née dans une dictature, que je vis dans une dictature et que je ne voudrais pas mourir dans une dictature. Le nombre des missions militaires françaises au Tchad prouve à suffisance que la France n’intervient au Tchad que pour faire et défaire les dictatures.
Clémentine Méténier : En 2022, vous avez été à l’initiative d’une marche citoyenne pour le retrait de l’armée française. Sentez-vous que le peuple, en dehors des grandes villes, s’organise pour demander le départ de la France ?
Kamadji Demba Karyom : De plus en plus de jeunes portent ces revendications pour dire que nous ne voulons plus de la France chez nous. Cela fait quarante ans que la France pense que le Tchad est son pré carré. Or la colonisation est terminée, la France doit déménager avec ces bases militaires et laisser la place pour que nous puissions engager un processus démocratique effectif. Les contestations sont croissantes, et les voix s’élèvent davantage pour demander le départ de la France. Et je pense qu’à l’allure où vont les choses, si le gouvernement français n’arrive pas à prendre la décision courageuse de partir du Tchad, une insurrection populaire serait la seule alternative pour demander leur départ définitif.
Clémentine Méténier : Quelle est votre position sur la sortie du franc CFA ?
Kamadji Demba Karyom : Le franc CFA aujourd’hui n’enrichit pas l’Afrique et n’enrichit pas le Tchad. Si l’on prend les ressources pétrolières, elles constituent d’énormes fonds mais, arrimés sur le franc CFA, cela diminue plutôt l’accroissement de ces ressources. Pourquoi continuer à maintenir une monnaie qui ne valorise pas nos ressources ni ne soutient nos économies locales, qui permet plutôt de contrôler nos échanges économiques sans impulser de changement réel au Tchad ? Nous n’en voulons plus.
« Beaucoup de Français ne comprennent pas ce qu’il se passe »
Clémentine Méténier : Vous êtes en tournée en France à l’invitation de l’association Survie. Vous êtes intervenue dans dix villes. Quel message souhaitez-vous faire passer ?
Kamadji Demba Karyom : C’est un appel citoyen. En France comme au Tchad, nous avons les mêmes moyens de lutte : la grève, la protestation, la contestation sont nos seuls moyens d’expression. Nous n’avons pas d’armes pour aller contre nos gouvernements. Beaucoup de Français ne comprennent pas ce qu’il se passe, ils n’arrivent pas à faire le lien entre leur situation au quotidien et nos luttes. Nous voulons faire nos courses et manger à notre faim, avoir un revenu décent, vivre dans de bonnes conditions, travailler et vivre du fruit de notre labeur. Nous espérons que ces revendications que nous portons sont les mêmes que vous portez. Un autre monde est possible !
Clémentine Méténier : Quel est votre rêve ?
Kamadji Demba Karyom : Hum… mon rêve aujourd’hui… Je suis tellement fatiguée que je ne sais pas si j’ai des rêves. Mais une chose est sûre : j’ai juste envie de dormir et me réveiller le matin et d’avoir la même joie que les camarades du Niger le jour où ils ont célébré le départ de la dernière base militaire française de Niamey [le 22 décembre 2023, NDLR]. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour être là à ce-moment ! Je veux être libre et être en paix. Si la France quitte le Tchad, je pourrai dormir en paix, jusqu’à mon dernier souffle j’en ferai mon combat. La France doit partir du Tchad et elle partira.
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