
« La cruauté essentielle de la situation ne réside pas dans le fait que tous les Noirs sont vertueux et tous les Blancs méchants, mais dans le fait que les Blancs sont conditionnés pour ne rien voir de mal dans les injustices qu’ils imposent à leurs voisins noirs » : en 1967, avec la publication de House of Bondage (réédité en 2022 chez Aperture), Ernest Cole (1940-1990) dénonce la condition des Sud-Africains noirs sous le régime de l’apartheid.
Près de six décennies plus tard, et huit ans après le succès mondial de I Am Not Your Negro, le cinéaste haïtien Raoul Peck propose Ernest Cole, photographe, dans lequel il met en lumière le parcours et le travail de cette figure de la lutte contre l’oppression des Noirs en Afrique du Sud et aux États-Unis, où il a été contraint de s’exiler. Un documentaire poignant et pudique, porté par la voix de son réalisateur et les mots de son protagoniste, disparu il y a maintenant trente-cinq ans.
La voix de Miriam Makeba, chanteuse sud-africaine et militante pour les droits civiques, ouvre les premières minutes du film, avec sa reprise du titre congolais Milele. Les clichés d’Ernest Cole défilent, ceux de la réalité sud-africaine de l’apartheid, qui a maintenu de force des millions d’hommes et de femmes dans une prison à ciel ouvert de 1948 à 1990. C’est toute la violence brutale de la ségrégation ethnique qui est immortalisée sur pellicule, celle de l’isolement des Sud-Africains noirs dans un pays qui restreint leur liberté de circulation et les humilie au quotidien.
« Mon travail restera. Pour l’avenir. »
Mis en place en 1948 par le Parti national, le régime de l’apartheid (« séparation », en afrikaans) institutionnalise la suprématie blanche dans le pays et plonge l’Afrique du Sud dans l’enfer du racisme d’État. Une injustice systémique qu’Ernest Cole participe à révéler au monde grâce à son travail, mais au prix d’un douloureux exil aux États-Unis à la suite de la publication de son ouvrage House of Bondage. Dans une archive vidéo de 1967, année de la sortie de son ouvrage, il explique :
J’étais bien sûr conscient qu’après avoir terminé ce travail, je ne pourrais pas rester en Afrique du Sud. Mais à l’époque, cela m’était égal. C’était un risque à prendre et que nous avons tous pris, car nous ne pouvions accepter de vivre dans des conditions aussi misérables. J’ai été banni par contumace, mais cela n’a pas d’importance. Mon travail restera. Pour l’avenir. Car je suis certain qu’un jour l’Afrique du Sud sera libre.
Ernest Cole n’a alors que 27 ans et vient de s’installer à New York. Béret sur la tête, face caméra, ses photos développées devant lui, l’artiste médite déjà sur cette vie qu’il a dû abandonner comme tant d’exilés compatriotes luttant contre le régime raciste sud-africain.

Le travail des photographes sud-africains a été déterminant pour alerter le monde sur les horreurs de l’apartheid : Santu Mofokeng (1956-2020) disait par exemple rechercher « l’ambiguïté et l’inconfort », tandis que Zanele Muholi (52 ans aujourd’hui) a été une inlassable militante exposée partout dans le monde, notamment pour sa série d’autoportraits « Somnyama Ngonyama » (« Salut à toi, lionne noire ! »).
« Dépouillés de notre dignité »
Né en 1940 à Pretoria, Ernest Cole s’initie à la photographie dès son enfance avant de travailler pour le magazine Drum dès 1958. Une expérience qui l’amène à fréquenter les cercles intellectuels noirs sud-africains et à utiliser la photographie comme une arme politique. Documenter le quotidien suffit à mettre en lumière ce qu’est le régime de l’apartheid. House of Bondage est une compilation de ces clichés, éditée avec l’illustre agence de presse photographique Magnum.
Influencé par l’approche réaliste du Français Henri Cartier-Bresson, le jeune photographe passe méticuleusement au crible le système et le réseau d’inégalités mis en place par le gouvernement sud-africain, de la ségrégation dans les espaces publics aux traitements infligés à ceux qui oseraient les outrepasser. À l’époque, un Sud-Africain noir qui s’asseyait sur un banc réservé aux Blancs risquait trois ans d’emprisonnement. « Trois cents ans de suprématie blanche en Afrique du Sud nous ont réduits en esclavage, dépouillés de notre dignité, privés de notre estime de soi et entourés de haine », raconte Cole dans le film.

À son arrivée aux États-Unis, la désillusion est immense. Alors qu’il espérait connaître la liberté dans la société états-unienne, le photographe sud-africain arrive en plein mouvement des droits civiques : « Documenter la vérité à n’importe quel prix est une chose, mais se retrouver à devoir passer sa vie à être le chroniqueur de la misère, de l’injustice et de l’insensibilité en est une autre. »
Après son installation à New York, Ernest Cole reçoit une subvention de la Fondation Ford pour documenter les communautés noires dans les villes et les zones rurales des États-Unis. Encore une fois assujetti au racisme structurel et à la ségrégation spatiale, même si celle-ci n’est pas inscrite dans la loi comme en Afrique du Sud, Ernest Cole sillonne les États-Unis et photographie les corps, les regards et les non-dits qui fondent l’expérience afro-américaine. « En Afrique du Sud, j’avais peur que la police m’arrête. Mais dans le sud des États-Unis, j’avais peur qu’on me tue. »
Bien plus tard, en 2017, des milliers de négatifs de son travail réalisé aux États-Unis sont découverts dans une banque en Suède. Les descendants du photographe sont contactés, mais l’origine de ces archives reste inconnue. Leslie Matlaisane, neveu d’Ernest Cole, contacte alors Raoul Peck, nommé aux Oscars pour son documentaire I Am Not Your Negro portant sur l’écrivain afro-américain et militant pour les droits humains James Baldwin. Sur la base de ces caisses de négatifs exhumés de l’oubli, le réalisateur décide de raviver la mémoire d’Ernest Cole et avec lui l’expérience noire qu’il a consacré sa vie à photographier.
L’insupportable déracinement
Les photos retrouvées constituent une véritable mine de documentation de la condition afro-américaine à Chicago, Cleveland, Memphis, Atlanta, Los Angeles, ainsi que dans les zones rurales du Sud, dans une période marquée par l’assassinat de Martin Luther King Jr., le 4 avril 1968, à Memphis. Ce travail confirme encore le talent d’Ernest Cole, son regard personnel porté sur l’inégalité fondatrice de la société états-unienne, qui peine à exorciser les fantômes de centaines d’années d’esclavage et de décennies de ségrégation raciale.

C’est d’ailleurs le propos de Ernest Cole : The True America, publié par Raoul Peck (avec James Sanders et Leslie Wilson) aux éditions Aperture en 2024. Il s’agit du premier ouvrage regroupant le travail réalisé par le photographe entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. À travers cet ouvrage, Raoul Peck lie son œuvre de documentariste à celle d’Ernest Cole.
Les œuvres de Raoul Peck et d’Ernest Cole sont marquées par l’exil, qu’il soit à l’intérieur (comme l’expérience noire sud-africaine) ou à l’extérieur de son propre pays. Des milliers d’artistes y ont été contraints, à l’image d’Ernest Cole, pour s’être dressés contre un système politique bâti sur l’injustice. Cet exil a blessé les corps et les esprits. Dans son film, Raoul Peck en profite pour exhumer des visages, comme celui du journaliste et écrivain Nat Nakasa, par exemple, ami d’Ernest Cole. À seulement 23 ans, lui aussi journaliste au magazine Drum, Nakasa écrit pour le New York Times à la suite du massacre de Sharpeville, en 19601.
Le monde a enfin les yeux rivés sur l’Afrique du Sud. Mais la censure du gouvernement sud-africain devient intenable. Après l’obtention d’une bourse en journalisme à l’Université Harvard, Nat Nakasa s’installe aux États-Unis et se trouve confronté au racisme de la société américaine. Frappé par le mal du pays, Nakasa commence une descente aux enfers, jusqu’à sa défenestration, en juillet 1965, chez un ami à Harlem.

Plus qu’un hommage, le film de Raoul Peck redonne vie à des destins déracinés, prisonniers de la suprématie blanche qui régit leurs sociétés. De l’Afrique du Sud aux États-Unis, l’héritage d’Ernest Cole perdure alors que subsistent les inégalités raciales malgré l’abolition de l’apartheid, en 1990, et de la fin de la ségrégation dans les années 1960 dans le sud des États-Unis.
En fil rouge de cet examen de conscience, le documentaire rappelle ponctuellement les prises de position des pays occidentaux en défaveur d’une politique de boycott à l’encontre du régime sud-africain, mouvement propulsé dès 1959 en Grande-Bretagne en soutien à la population non blanche d’Afrique du Sud. L’histoire leur a finalement donné raison : après trois décennies d’enfer sous l’apartheid, l’Afrique du Sud démocratique, toujours minée par le racisme structurel, à l’image de la société américaine, a entamé une lente reconstruction. « Il faudra des générations pour déchiffrer et comprendre ton héritage », écrit Raoul Peck dans Ernest Cole : The True America.
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1Le 29 mars 1960, la police sud-africaine tire à balles réelles sur des manifestants qui protestent contre une loi sur les laissez-passer. La répression fait 69 morts et 150 blessés.