[NDLR : cet article a été publié le 18 septembre 2024. Lundi 2 décembre 2024, l’État belge a été reconnu coupable de crime contre l’humanité et condamné à indemniser les victimes.]
Plus vaste que la basilique Saint-Pierre, le Palais de justice de Bruxelles, œuvre de l’architecte Joseph Poelaert, fut inauguré en 1883 par le roi Léopold II, soucieux de mener à bien l’œuvre de son prédécesseur, le premier roi des Belges. Ce bâtiment d’un autre âge est aujourd’hui défiguré par les travaux de restauration, les échafaudages eux-mêmes ayant dû être restaurés en 2010 à cause des risques d’écroulement.
Les 9 et 10 septembre 2024, c’est en haut des immenses escaliers de marbre blanc, dans la petite salle 31 abritant la cour d’appel, qu’a été rappelée une histoire qui, elle aussi, semble d’un autre âge : le sort que la Belgique coloniale, au Congo mais aussi au Rwanda et au Burundi1, réserva aux métis, initialement appelés « mulâtres »2. Serrées au premier rang, cinq femmes, quasi octogénaires, immobiles et infiniment dignes, fixent du regard les avocats. Elles mènent ce qu’elles appellent « le dernier combat de [leur] vie ». Habillées avec soin, Monique Bintu Bingi, Léa Tavares Mujinga, Noëlle Verbeken, Marie-José Loshi et Simone Ngalula affichent un calme non dénué d’émotion.
Derrière elles, enfants et petits-enfants, amis métis et sympathisants belges serrés sur les bancs de bois suivent attentivement les plaidoiries. Durant la pause, un petit-fils qui a hérité de cheveux noirs et frisés nous interpelle : « Je ne savais pas que ma grand-mère avait tant souffert dans sa jeunesse, elle ne nous en parlait jamais... »
Abandonné
es à leur sortMichèle Hirsch et Nicolas Angelet, deux ténors du barreau de Bruxelles, rappellent longuement qu’au moment de l’indépendance du Congo belge, en 1960, alors que les colons fuyaient en masse un pays livré au désordre et aux mutineries des soldats de la Force publique congolaise, les religieuses du couvent de Katende, dans la province du Kasaï, abandonnèrent les pupilles dont elles avaient la responsabilité. Un grand nombre était des métis nés d’un père belge et d’une mère congolaise.
Alors que les sœurs belges prenaient le dernier avion les ramenant en métropole, les adolescentes abandonnées à leur sort dans le couvent tombèrent entre les mains de la soldatesque congolaise puis, dans un pays livré au chaos, elles s’égaillèrent pour tenter de retrouver leur village d’origine.
Dans le Rwanda de 1959, les choses s’étaient passées différemment : à la veille des élections qui allaient être remportées par le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (Parmehutu), une religieuse, sœur Lutgardis, refusa d’abandonner les pensionnaires tutsis dont elle avait la charge depuis qu’ils avaient été enlevés à leur mère. Menaçant, s’il le fallait, de révéler les noms des pères belges, la religieuse obtint gain de cause, et un avion fut spécialement affrété pour ramener les pupilles en Belgique. Dès leur arrivée dans la métropole, les enfants furent dispersés dans des familles d’accueil ou des pensionnats, et laissés dans l’ignorance totale du sort de leur famille.
Au moment de l’indépendance du Rwanda, on estimait qu’entre 400 et 600 enfants métis rwandais furent ainsi amenés en Belgique et coupés de tout lien avec leur mère, demeurée au pays. Au total, ils seraient entre 16 000 et 20 000 venus des trois pays, le Congo, le Rwanda et le Burundi3.
Un « crime contre l’humanité »
Formellement, le procès actuel ne traite que de la plainte de cinq femmes congolaises métisses qui, à l’adolescence, furent abandonnées par les religieuses de Katende et, plus largement, par les fonctionnaires coloniaux qui, obéissant aux ordres, les avaient retirées à leur mère et à leur famille africaine. Les plaignantes accusent l’État colonial de les avoir délaissées alors que, ayant placé ces enfants sous sa tutelle, il était responsable de leur sort.
Les avocats rappellent aussi que, comme tous les enfants métis - restés au Congo ou venus en Belgique -, ces femmes ont été privées d’accès à leur dossier durant des décennies et laissées sans contact avec leur mère, les institutions d’adoption présentant ces dernières comme des « femmes de mauvaise vie » et dissimulant soigneusement le nom du père. Les métisses, une fois adultes, se sont vu refuser l’accès à la nationalité de leur père par des fonctionnaires belges qui avaient reçu des instructions dans ce sens.
En première instance, en 2021, les plaignantes avaient été déboutées. Dans la procédure d’appel, la plaidoirie de leurs avocats va bien au-delà des événements survenus en 1960 : elle met en cause la politique générale menée par l’État belge à l’encontre des métis
ses, depuis le début de la colonie jusqu’au moment de l’indépendance en 1960, et la qualifie de « crime contre l’ humanité ». Cette accusation fait fi des excuses présentées en 2019 par le Premier ministre belge Charles Michel. Au nom du gouvernement fédéral, il avait reconnu le « déracinement » des enfants métis durant la période coloniale et avait promis d’ouvrir l’accès aux archives de la colonie à celles et ceux qui le souhaiteraient.La traque des enfants métis
Décrivant les souffrances endurées par les enfants métis, les avocats ont rappelé les origines de la colonie du Congo belge : avant la conférence de Berlin où, en 1885, furent dessinées et internationalement reconnues les frontières actuelles du Congo, le roi Léopold II recrutait des volontaires, citoyens belges ou aventuriers venus de plusieurs pays d’Europe. À l’heure du « scramble for Africa », le partage de l’Afrique, la mission de ces soldats était de « découvrir », conquérir et soumettre les territoires convoités. Au début, le deuxième roi des Belges puisa dans sa fortune personnelle pour financer l’entreprise. Mais très rapidement, lorsque les ressources de la colonie, dont l’ivoire et l’or, lui permirent d’éponger les dettes et de procéder au recrutement de citoyens belges, des civils, colons et fonctionnaires, prirent place aux côtés des militaires.
Il était d’usage que sitôt arrivés et installés, les hommes seuls se dotent d’une « ménagère » recrutée localement afin de tenir leur maison et de satisfaire leurs besoins sexuels. La question des métis
ses se posa donc dès les premières années de la colonie. Un décret datant de 1892 – sept ans après la Conférence de Berlin – prévoit déjà que les congrégations religieuses, qui commencent à s’installer dans la colonies, peuvent accueillir des enfants abandonnés. En réalité, les Jésuites, les pères de Scheut et d’autres congrégations qui venaient d’arriver en Afrique centrale souhaitaient disposer d’une main-d’œuvre docile afin de défricher et de construire ces grands bâtiments de briques rouges qu’étaient les missions.Les colonisateurs veillaient à leur envoyer des enfants arrachés aux caravanes des esclavagistes ou des jeunes enlevés dans les villages africains. Dès 1905, un rapport adressé au roi dénonce le caractère systématique des enlèvements d’enfants, parmi lesquels des enfants métis. Par la suite, les fonctionnaires belges dépêchés dans la colonie reçurent l’instruction de traquer systématiquement les enfants issus d’unions interraciales : ils devaient les retirer à leur mère, les couper de tout lien avec leur milieu d’origine et les placer dans les institutions religieuses. Des récits familiaux évoquent la résistance des populations : les familles cachaient des enfants dans la brousse, des mères grimaient en noir le visage trop clair de l’enfant métis…
Les « enfants du péché »
Lorsque l’État indépendant du Congo fut légué à la Belgique par le roi Léopold II, en 1918, l’administration se mit en devoir de « mettre en valeur » ce vaste territoire et de réprimer les abus les plus flagrants dénoncés par des campagnes de presse internationales. Les fonctionnaires coloniaux avaient aussi pour devoir de limiter autant que possible le nombre des enfants nés hors mariage. Dès les années 1920, des femmes belges furent autorisées à rejoindre leur conjoint, et elles exigèrent que la rivale congolaise soit mise à l’écart. Les épouses légitimes formant une sorte de « syndicat », elles approuvèrent l’administration coloniale dans ses efforts pour couper les liens entre leur mari et ses enfants d’origine africaine.
Sur le plan idéologique, les colons et les fonctionnaires belges partageaient les préjugés de leurs « cousins », les Boers sud-africains. « Papayaletat », « les enfants de l’État » ou « de la honte » ou « du péché » : ainsi appelait-on ces enfants coupés de leur mère (et de sa famille) et ignorant tout de leur père européen, qui étaient considérés comme potentiellement subversifs. On jugeait les métis
ses capables de susciter des révoltes contre l’ordre colonial, non pas à cause des discriminations dont ils et elles étaient victimes, mais parce que la « goutte de sang blanc » qui coulait dans leurs veines pourrait, croyait-on alors, les amener à s’insurger contre l’ordre établi.Cette méfiance empreinte de racisme explique pourquoi ces enfants jugés potentiellement dangereux devaient être retirés à leur mère dès la naissance : il ne s’agissait pas de les protéger mais de les isoler, de les contrôler et de les empêcher d’avoir des relations avec leurs compatriotes congolais. C’est ce qui explique le fait que les enfants métis furent placés dans des institutions religieuses où ils vivaient en vase clos, à des dizaines de kilomètres de leur mère et de leur village d’origine.
Un accès aux archives refusé
En échange des subsides versés par l’administration, les prêtres et les religieuses avaient pour tâche de « suivre » et de contrôler les enfants métis dont ils étaient tenus responsables. En outre, à peine étaient-ils sortis de l’adolescence que les religieux organisaient des rencontres à des fins conjugales. Il s’agissait moins d’assurer le bonheur de ces pupilles de l’État que de limiter leur nombre global en les mariant entre eux. Tout cela, et plus encore, les avocats des cinq plaignantes l’ont évoqué dans de vibrantes plaidoiries, prenant en exemple le cas particulier de la mission de Katende, dans le Kasaï.
Les avocats ont aussi relevé que l’État colonial a poursuivi cette politique de discrimination à l’égard des métis
ses jusqu’à la date de l’indépendance, le 30 juin 1960. Soit quinze ans après que la Belgique, siégeant parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, eut participé à la création de l’Organisation des Nations unies, à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à l’élaboration de la Convention européenne des droits de l’homme, et eut été représentée au tribunal de Nuremberg où fut définie la notion de « crime contre l’humanité ».Par la suite, après l’indépendance du Congo, l’accès à leurs archives personnelles fut constamment refusé aux métis
ses. Ils furent volontairement tenus dans l’ignorance de leur ascendance paternelle, et nombre d’entre eux, trop jeunes à l’époque, n’ont jamais su dans quelles circonstances ils avaient été arrachés à leur mère. La plupart des métis ses et de leurs descendant es sont resté es en Afrique, et c’est en vain que, durant des décennies, se présentant comme « les enfants laissés par les Belges au Congo », ils ont demandé à l’ambassade de Belgique à Kinshasa de les aider dans leurs démarches administratives ou dans leurs demandes de visa.Ce n’est que récemment que des fonds ont été débloqués en faveur des Archives générales du Royaume, dépositaires de kilomètres de dossiers rédigés naguère par les agents territoriaux de la colonie. Mais si la volonté politique semble aujourd’hui réelle, les moyens manquent pour inventorier l’ensemble de ces innombrables cartons venus d’Afrique. L’accès à ces archives vient, en principe, d’être ouvert pour consultation. Mais, pour retrouver des documents précis au milieu des caisses remplies de papiers jaunis, il faudrait l’âme d’un explorateur et l’aide d’escouades d’employés qualifiés.
L’excuse de « l’époque »
Au cours des deux jours d’audience de ce procès, deux mots, sans cesse répétés, se sont trouvés au cœur des plaidoiries des avocats chargés de défendre l’État belge : « À l’époque »… « À l’époque », ont dit et redit Me Emmanuel Jacubowitz et Clementine Caillet, les « valeurs » n’étaient pas les mêmes ; « à l’époque », la conception du monde était différente...
Certes, mais pourquoi, à la même « époque », la Belgique a-t-elle défendu ces principes dans les forums internationaux, pourquoi l’État belge, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est-il porté à la pointe du combat en faveur des droits humains alors que dans sa colonie, et dans les territoires placés sous sa tutelle (le Rwanda et le Burundi), il ne respectait pas ces mêmes valeurs ? C’est en relevant ces contradictions que, s’exprimant au nom de toutes les victimes, les cinq femmes d’origine métisse attaquent l’État belge et réclament leurs droits, assortis de 50 000 euros par personne.
En cas de victoire, cette somme permettra de redorer (un peu) l’image de la justice autrement que par les travaux de restauration d’un palais immense, édifié afin de signifier de manière spectaculaire la primauté du droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Si elles sont une nouvelle fois déboutées, les plaignantes, aussi déterminées que leurs défenseurs, veulent porter l’affaire devant la Cour européenne de justice. Le jugement est attendu pour le 2 décembre.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Deux colonies allemandes dont elle avait obtenu la tutelle après la Première Guerre mondiale.
2Terme dérivé du portugais « mulato », se référant au mulet.
3Le nombre exact demeure assez flou car il y a eu aussi des enfants métis dûment reconnus et adoptés. Ayant obtenus la nationalité belge, ils ne sont plus répertoriés comme « métis ».