Le 1er janvier 2023, le Royaume-Uni et Maurice ont officiellement entamé des discussions sur la souveraineté de l’archipel des Chagos. Depuis quelques années, la rétrocession à Port-Louis de ce chapelet d’îles situées au milieu de l’océan Indien, et le retour sur leur terre natale des centaines de Chagossiens qui en furent expulsés sous la contrainte ou par la ruse il y a cinquante ans, paraissent inéluctables. Un combat qui semblait pourtant perdu d’avance tant les forces en présence étaient inégales.
Cet archipel constitué d’une cinquantaine d’îles était rattaché à l’île Maurice durant la colonisation britannique. En 1968, Maurice a obtenu son indépendance. Mais les Chagos sont restées une « propriété » du Royaume-Uni. C’est que, en pleine guerre froide, ces atolls suscitaient des convoitises en raison de leur position stratégique : les États-Unis voulaient y installer une base militaire. Entre 1967 et 1973, les quelque 2 000 habitants de cet archipel, dont les aïeux avaient été amenés en tant qu’esclaves durant les siècles précédents, furent expulsés à la demande de Washington. Londres en parlait alors comme de simples « travailleurs saisonniers » pour justifier ce qui pourrait s’apparenter à un crime contre l’humanité. L’île de Diego Garcia fut ainsi transformée en immense base militaire à partir de 1971 - base d’où ont notamment décollé les avions qui ont bombardé l’Irak en 2003.
Depuis 1975, Maurice revendique le territoire des Chagos et a multiplié les procédures judiciaires afin d’obtenir le retour de l’archipel dans son giron. Les Chagossiens, de leur côté – bien qu’éparpillés entre Maurice, les Seychelles et la Grande-Bretagne - n’ont cessé de réclamer le droit à retourner vivre sur leurs îles. Au fil des ans, la position de Londres était devenue intenable.
En 2010, le gouvernement britannique avait cru trouver la parade en annonçant son intention de faire de l’archipel une immense réserve maritime. « Il s’agit d’une avancée majeure en faveur de la protection des océans », s’étaient vantées les autorités, avant que des fuites orchestrées par Wikileaks révèlent le véritable but de ce projet : couper court aux revendications des Chagossiens.
Retourner sa veste sans perdre la face
Cette énième ruse n’a pas fonctionné. Le 22 juin 2017, l’Assemblée générale des Nations unies a demandé à la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye de rendre un avis portant sur le respect, par le Royaume-Uni, des règles du droit international lors du processus de décolonisation de Maurice. Le 25 février 2019, dans son avis consultatif, la CIJ a estimé que le Royaume-Uni avait « illicitement » séparé l’archipel des Chagos de l’île Maurice après son indépendance, en 1968. Dans la foulée, le 22 mai, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution ordonnant à la Grande-Bretagne de restituer l’archipel des Chagos à la République mauricienne dans les six mois.
Depuis lors, Londres fait traîner les choses, mais l’issue semble inéluctable. « Quand on campe sur ses positions, on fait comme si de rien n’était jusqu’à ce que se présente une occasion de retourner sa veste sans perdre la face », ironise Philippe Sands dans un ouvrage publié en septembre 2022 en France, La Dernière Colonie. Cet avocat de renom a représenté Maurice devant la CIJ au sujet des Chagos. Durant près de dix ans, il a été aux premières loges de ce combat judiciaire, mais aussi diplomatique, de David contre Goliath, et a participé aux victoires successives acquises devant la CIJ, puis à l’ONU. Dans son livre, il raconte l’histoire de Chagos et des Chagossiens avec humanité, tout en l’inscrivant dans celle, plus froide, du droit international.
« Le refus de reconnaître la souveraineté mauricienne ou le droit de retour des Chagossiens a un prix : la réputation de la Grande-Bretagne en tant que garante de l’État de droit international a volé en éclats. De plus en plus souvent et avec davantage de force, l’accusation de “crime contre l’humanité” est lancée, au motif de la déportation forcée dans les années 1960 et du refus actuel de faciliter le retour des personnes déplacées », constate Philippe Sands. À la fin de son passionnant témoignage, le juriste conclut par cette célèbre phrase d’Aimé Césaire : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » (Discours sur le colonialisme, 1950).
L’extrait que nous reproduisons ci-dessous, tiré du chapitre 4, illustre ce constat acide de l’intellectuel antillais, tout comme il met en lumière la stratégie britannique appliquée depuis plus de cinquante ans. Philippe Sands y raconte les manœuvres de Londres et de Washington en 2017, visant à convaincre les membres de l’ONU de ne pas solliciter la CIJ sur le cas des Chagos.
L’« énorme campagne » de Londres
« Le 1er juin 2017, Maurice demanda à l’Assemblée générale d’intervenir en faveur des Chagos. Un débat était prévu à l’Assemblée pour la fin du mois, qui devait être suivi par un vote. Maurice fit circuler une note informelle pour la rédaction d’une résolution : une demande d’avis consultatif agrémentée des deux questions que nous avions rédigées. La décolonisation de Maurice avait-elle été validement menée à bien ? Dans le cas contraire, quelles étaient les conséquences légales ? Un « exposé de position » fournissait des précisions quant à l’histoire et des arguments en faveur de la résolution.
Des rapports arrivèrent signifiant que la Grande-Bretagne s’était engagée dans une « énorme campagne » à New York et dans plusieurs autres capitales à travers le monde, afin de convaincre les participants au scrutin de voter contre la résolution. Les pays d’Amérique latine qui avaient connu des déconvenues devant la Cour, comme par exemple la Colombie, étaient, disait-on, les cibles privilégiées de cette campagne de lobbying. Dans une lettre adressée à tous les membres de l’ONU, la Grande-Bretagne exposait ses arguments : l’affaire des Chagos était un différend bilatéral entre deux pays auxquels il appartenait de le résoudre entre eux, il ne s’agissait pas d’une affaire multilatérale sur la décolonisation, si bien que l’Assemblée générale n’avait aucune autorité pour demander un avis à la Cour.
Les attitudes de la Russie et de la Chine allaient être déterminantes. L’une comme l’autre avaient des inquiétudes concernant des questions territoriales – respectivement la Crimée et la mer de Chine méridionale – et préféreraient sans doute qu’un avis consultatif sur les Chagos ne constitue pas un précédent. Notre but était donc de circonscrire au maximum le dossier, de le traiter comme une question se bornant à la décolonisation, sans rapport avec la souveraineté territoriale, et d’indiquer clairement qu’un différend qui se situerait purement sur le terrain de la souveraineté territoriale ne pourrait en aucun cas être l’objet d’une demande d’avis consultatif. Sur ces bases, les deux pays firent savoir qu’ils ne s’opposeraient pas à la résolution et qu’ils seraient de notre côté. La Russie suggéra (et obtint) un modeste changement dans la formulation d’une des questions, pour rendre encore plus flagrante la distinction entre la situation des Chagos – liée à la décolonisation – et d’autres questions territoriales qui, elles, étaient sans lien avec le colonialisme.
Le spectre chinois
Un autre point important à trancher était l’avenir de la base américaine à Diego Garcia, l’ancien Camp Justice où Bob Hope s’était produit autrefois1. C’était primordial pour de nombreux pays et, surtout si nous finissions par aller à La Haye, pour les juges, qui ne voudraient pas se voir accusés de vouloir fermer une base militaire américaine aussi importante. Maurice fit circuler une note adressée à tous les membres de l’ONU qui confirmait qu’elle soutenait la poursuite des opérations sur la base de Diego Garcia conformément au droit international. Plus tard, Maurice ferait encore un pas en avant, en offrant aux États-Unis un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Les fake news abondaient, dont une, propagée à partir de rumeurs lancées par les diplomates britanniques, selon laquelle Maurice avait pour projet de céder la base – ou une autre île des Chagos – à la Chine. Cette affirmation n’ayant aucun sens, elle fut facilement écartée. Les jours qui suivirent furent consacrés à des échanges intenses d’arguments et de contre-arguments. Si la Grande-Bretagne présentait un exposé de position, Maurice le réfutait, et vice versa. Nous sentions une inquiétude croissante chez les Britanniques, qui se manifestait par la propagation constante de rumeurs et d’allusions qui n’avaient aucun fondement.
Alors que la date du vote approchait, Boris Johnson [alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Royaume-Uni] téléphona à M. [Anerood] Jugnauth [alors Premier ministre de Maurice] et lui demanda d’abandonner l’entreprise. En raison d’un manque de préparation caractéristique, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, au lieu de s’en tenir au scénario de départ, se mit à émettre des menaces d’ordre économique et à agiter d’autres conséquences fâcheuses si le vote avait lieu. Seriez-vous en train de briser l’accord établi de longue date selon lequel l’affaire des Chagos ne doit pas altérer l’entente entre nos deux pays ? demanda le Premier ministre de Maurice. M. Johnson changea aussitôt d’approche.
Un « dangereux précédent » pour Washington
Une semaine avant le vote, le Congo-Brazzaville fit circuler une ébauche de résolution comportant nos deux questions, à l’initiative du Groupe des États d’Afrique à l’ONU. Elle comprenait le modeste amendement demandé par la Russie2. Le lendemain, le Mouvement des non-alignés exhorta au soutien de la résolution. Deux de ses membres, le Chili et la Colombie, dont on pensait qu’ils penchaient pour la position britannique, ne s’opposèrent pas. Nikki Haley, l’ambassadrice américaine à l’ONU, choisit ce moment pour s’adresser à tous les membres des Nations unies. Il était, selon elle, « inapproprié » de demander un avis consultatif dans un différend bilatéral lorsque l’une des parties n’y consentait pas. Le vote risquait de créer un « dangereux précédent ».
Quatre jours avant le vote, Anerood Jugnauth arriva à New York, à la tête d’une délégation mauricienne et en compagnie d’un groupe de Chagossiens. [...] Trois jours avant le vote, nous fûmes informés que la Grande-Bretagne et les États-Unis intensifiaient la pression sur les hauts fonctionnaires des divers gouvernements. Un ministre britannique arriva à New York armé d’une « note libre » sur laquelle on lisait en gras les arguments bien connus : ceci constitue un précédent que nous voulons éviter à tout prix. Le message coïncida avec un changement perceptible dans l’approche britannique, qui se mit à encourager l’abstention afin de limiter le volume des votes en faveur de la résolution. On rapporte que l’ambassadeur britannique invita quarante pays du Groupe des États d’Asie et du Pacifique à une réunion au sujet des Chagos, mais moins d’une douzaine y assistèrent, dont seulement quatre ambassadeurs.
La veille du vote, j’étais à New York pour une réunion de dernière minute « spéciale lobbying » avec l’équipe mauricienne. Le Mouvement des non-alignés avait déjà appelé tous ses membres à soutenir la résolution. La Grande-Bretagne contra en prétendant que l’Assemblée générale était utilisée comme un « chemin détourné pour accéder à la Cour », ce qui risquait de « compromettre » l’institution juridique. Je passai une journée aussi longue que fascinante au siège de l’ONU, des heures assis à une petite table dans le salon indonésien à rencontrer des délégués pour discuter la résolution. Je fus en contact avec plusieurs dizaines d’individus, pour la plupart conseillers juridiques, qui, pour certains, avaient été mes étudiants.
Instinct colonial
Au cours de la journée, deux délégués seulement – un Australien amical et un Canadien sensible – exprimèrent une inclination à soutenir la Grande-Bretagne, quoique sans enthousiasme. La plupart des délégués venaient d’Afrique, d’Asie et des Caraïbes : aucun n’était hostile à la Grande-Bretagne, tous indiquaient qu’ils avaient été soumis à des pressions, mais ils ne suggéraient pas qu’ils y succomberaient.
Nombreux parmi eux furent ceux qui notèrent que la Grande-Bretagne avait du mal à se défaire de son instinct colonial. Mon rôle était de rassurer. Le soutien à la résolution, ou l’abstention, ne constituerait en aucun cas un précédent, dans la mesure où les autres situations ne ressortissaient pas à un contexte de décolonisation. Un soutien à la résolution ne nuirait ni à l’ONU ni à la Cour. Le vote ne concernait que les conséquences de la résolution 15143 et l’autorité de l’Assemblée générale. Les Chagos était une affaire de décolonisation, rien à voir avec la Crimée ou la mer de Chine méridionale, pas plus qu’avec les Malouines. La question des Chagos portait sur l’intégrité territoriale des anciennes colonies et les droits de leurs habitants.
J’appris beaucoup ce jour-là, en particulier sur le déclin de l’autorité britannique dans le monde. Je remarquai un nombre significatif de sourcils froncés au moment où le nom du secrétaire d’État aux Affaires étrangères était prononcé. Sa propension à faire usage d’épithètes racistes était bien connue : un certain nombre de délégués africains firent référence à l’éditorial du Daily Telegraph (dans lequel il parlait de « négrillons » et de « sourires en tranche de pastèque » pour évoquer l’accueil que recevait la reine dans certains pays du Commonwealth…), et d’autres mentionnèrent ses critiques racialement orientées à l’encontre du Président Obama, dans le journal The Sun (« l’aversion du Président à moitié kényan pour l’Empire britannique »). Au sein de ce forum multilatéral, à une époque où les articles parus dans les médias bénéficient d’une diffusion planétaire, M. Johnson et ses écrits offrirent un soutien non négligeable à Maurice.
Tard ce soir-là, je pris l’avion pour une obligation familiale. Durant le vol, il me sembla soudain possible – quoique à peine inimaginable – que la Cour puisse bientôt livrer un avis sur l’affaire des Chagos. Si passer sa vie dans les tribunaux du monde entier vous apprend quelque chose, c’est qu’il ne faut jamais rien prendre pour argent comptant. »
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1NDLR : En décembre 1972, Bob Hope, un célèbre showman états-unien, atterrit sur la base de Diego Garcia accompagné d’une troupe de vingt-sept artistes, dont deux lauréates de concours de beauté et une Australienne récemment couronnée Miss Monde, afin de divertir les soldats états-uniens.
2Projet de résolution de l’Assemblée générale des Nations unies intitulé « Demande d’avis consultatif de la Cour internationale de justice sur les effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 », A/71/L.73 (15 juin 2017).
3Le 14 décembre 1960, par sa résolution 1514, l’Assemblée générale a adopté la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ». Dans cette résolution, l’Assemblée a proclamé solennellement la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, et déclaré, entre autres principes, que tous les peuples avaient le droit de libre détermination.