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Aux origines coloniales de Barkhane (2)

Le mythe (écorné) de l’« homme bleu »

Série · Façonnée durant la conquête coloniale, la légende des Touaregs, essentialisés en « valeureux combattants du désert », est restée gravée dans la mémoire de l’armée française. Même après les indépendances, les militaires et les agents secrets, souvent fascinés, n’ont jamais rompu les liens avec eux. Ils les ont réactivés quand la France en a eu besoin ces dernières années, en Libye et au Mali.

L'image montre un paysage désertique, caractérisé par des dunes de sable qui s'étendent à perte de vue sous un ciel légèrement nuageux. Au premier plan, deux personnes, habillées de vêtements traditionnels, se tiennent près d'un point d'eau. L'une d'elles, en bleu, semble prier ou méditer. À proximité, un chameau repose tranquillement sur le sol, tandis qu'un autre chameau se penche pour boire. L'ambiance de la scène est paisible, avec une lumière douce qui souligne les formes des dunes et des silhouettes. Les sons du désert, comme le vent léger, pourraient renforcer cette atmosphère sereine.
Près de Tombouctou au Mali. Janvier 1997.
Jeanne Menjoulet / flickr.com

Nous sommes en juin 2015, au cœur du quartier général de la force Barkhane situé dans l’enceinte de l’aéroport de N’Djamena. Depuis quelques minutes, un officier en fin de mission s’épanche, sous couvert d’anonymat, sur ce qu’il a vu, vécu et appris depuis qu’il est arrivé au Tchad. Ce qui l’a peut-être le plus marqué, dit-il, c’est le courage des soldats tchadiens qui se battent aux côtés des Français au nord du Mali. « Leurs modes opératoires n’ont rien à voir avec ce que nous apprenons dans nos écoles, admet-il. Mais ils s’adaptent au terrain, et de quelle manière ! On a longtemps vanté les valeureux combattants touaregs. Mais les Tchadiens, c’est autre chose ! » Il n’est alors pas le premier à l’admettre : le mythe de « l’homme bleu » représenté en redoutable guerrier du désert sur qui l’on peut compter une fois qu’il a été soumis, qui a été façonné à l’époque de la conquête coloniale du Sahara et qui a traversé le XXe siècle dans les rangs de l’armée française – et plus particulièrement chez les officiers supérieurs –, a pris un coup de vieux ces dernières années.

Il avait pourtant tenu bon pendant plusieurs décennies. Lorsque la France entre en guerre au Mali en janvier 2013, il est toujours bien vivace et semble même influencer certains des choix tactiques opérés sur le terrain. Les militaires et les agents du renseignement estiment qu’ils devront s’appuyer sur certains des combattants touaregs, qu’ils croient pouvoir contrôler, pour traquer les djihadistes et récupérer les otages français détenus par Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Certains en parlent comme des « alliés » et ne cachent pas la fascination qu’ils suscitent. En privé, ils les décrivent comme des « combattants aguerris », des « hommes de valeur » au « regard pur », qui inspirent le « respect »1.

Ces stéréotypes remontent au siècle précédent, quand, une fois conquis, les Touaregs ont été contraints de collaborer avec l’occupant français. Comme tout mythe, il a été déformé avec le temps et s’est petit à petit éloigné de la réalité, faisant oublier que durant les premières années de la conquête coloniale, la répression des Touaregs, qui ont longtemps résisté aux expéditions françaises, a été féroce : villages saccagés, ennemis exécutés, vivres confisquées… Les écrits des officiers qui avaient alors affaire à eux l’étaient tout autant. Dans son ouvrage consacré à la guerre de la France au Mali, l’essayiste Jean-Christophe Notin cite notamment le lieutenant Gatelet, auteur d’un récit sur la conquête en 1901 de ce qui était alors appelé le Soudan français. Gatelet parle des Touaregs - qu’il englobe dans un seul et même panier - comme des gens « sobres, durs aux fatigues et aux privations », capables d’une « bravoure étonnante » et méprisant la mort, mais aussi comme des individus dotés de « bien des vices », « vaniteux », « pillards », « très ombrageux »2.

La « malédiction » des Touaregs

Même leur résistance, qui deviendra légendaire avec le temps, est remise en cause par des officiers qui ont participé à la « pacification ». Dans un ouvrage consacré à la « soumission des Touaregs de l’Ahaggar », Jean-Pierre Duhard en cite quelques-uns. Le capitaine Cauvet notamment : « Les Touaregs, traités comme ils devraient l’être, c’est-à-dire en ennemis, nous étaient, malgré leur bravoure, tout à fait inférieurs de par leur armement primitif ; il fallait donc se hâter d’en finir avec eux et s’ouvrir de force le passage ». Pour lui, « les Touareg Hoggar ont une réputation guerrière bien au-dessus de leur valeur réelle »3.

Dans L’Empire des sables, une étude consacrée à la conquête du Sahara par la France, l’historien Emmanuel Garnier rappelle ainsi que « l’amitié franco-touarègue » vantée durant (et longtemps après) la colonisation n’a pas toujours été aussi idyllique4. Ce n’est qu’une fois conquis, au début du XXe siècle, que l’« ennemi » touareg devient un allié des militaires – et encore : un allié que l’on garde à l’œil. Depuis lors, une « fascination réciproque », terme employé par le général Olivier Tramond, ancien commandant du centre de doctrine d’emploi des forces de l’armée de Terre5, lierait les anciens adversaires – la réciprocité, en l’occurrence, reste à démontrer, car cette fascination semble être bien plus forte en France qu’au Sahel.

L’image du Touareg devient alors chevaleresque, et donc respectable aux yeux des militaires. Dans un milieu conservateur où les partisans de la monarchie sont encore nombreux au début du XXe siècle, on se plaît à évoquer la « société aristocratique et guerrière » des Touaregs – quand bien même ces sociétés, loin d’être uniformes, sont composées de différentes strates sociales très inégales et sont extrêmement fragmentées. « C’est la malédiction des Touaregs dans leur relation avec la France, explique Yvan Guichaoua enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies et spécialiste de la zone (Yvan Guichaoua est membre du comité de rédaction d’Afrique XXI). Les militaires français croient les connaître alors qu’en fait, ils ne les connaissent pas du tout. Ils ignorent pour la plupart la complexité des sociétés touarègues. Cela se traduit par des alliances qui aboutissent à des désastres dans les relations intra et inter-communautaires. »

On loue également leur mode de vie nomade et leur courage au combat. « Leur fierté, leur soif séculaire d’indépendance, leur solitude face au désert renvoyant à celle de l’homme face à Dieu, leur ont attiré la sympathie de tout un courant de pensée », rapporte Jean-Christophe Notin, qui baigne dans le milieu des renseignements et de l’armée depuis des années. Ces clichés n’alimentent pas seulement l’imaginaire des militaires : la conquête du Sahara étant particulièrement médiatisée au début du XXe siècle, nombre de lecteurs des journaux parisiens se font une image fantasmée des immenses étendues désertiques et de leurs vaillants habitants vêtus tout de bleu...

Convaincre les Touaregs d’abandonner Kadhafi

Cinquante ans après les indépendances, cette « mythification » est toujours d’actualité. Jean-Christophe Notin rappelle qu’en 2013, lorsque la France envoie ses hommes se battre au nord du Mali, « les Touaregs ne laissent personne indifférent » à Paris. Ils inspirent « sympathie » ou « rejet », écrit-il, « résultat de cinquante ans d’idées préconçues qui ont fini par dénaturer la cause originelle du malaise de ce peuple ». La « sympathie », en l’occurrence, se trouve plutôt du côté des militaires et des « espions », affirme un diplomate à la retraite qui a été en poste au Sahel (il a requis l’anonymat). « J’étais toujours assez effaré, lors de mes discussions avec les militaires, par leur vision fantasmée des Touaregs », affirme-t-il aujourd’hui.

Un Touareg de Tamanrasset (Algérie), en 1950.
Un Touareg de Tamanrasset (Algérie), en 1950.
Source gallica.bnf.fr / BnF

Au début des années 2010, la diplomatie française, attachée à garder de bonnes relations avec les gouvernements des pays sahéliens, a depuis longtemps pris ses distances avec leur cause et a convaincu l’exécutif d’en faire de même. Mais dans le secret, la Direction générale des services extérieurs (DGSE) a continué à cultiver des liens étroits avec eux, et notamment avec les mouvements indépendantistes qui ont pris les armes au début des années 1990 au Niger et au Mali. Ces liens ont parfois abouti à des appuis discrets. Parfois non6.

Comme durant la colonisation, les Touaregs peuvent cependant être utiles à la France lorsqu’il en va de ses intérêts. Ainsi en 2011, quand le président Nicolas Sarkozy part en guerre (avec la Grande-Bretagne et les États-Unis notamment) contre Mouammar Khadafi en Libye, les réseaux de la DGSE se mettent en branle. Leur mission est de convaincre les Touaregs qui se battent pour Khadafi (et avec lesquels ils n’ont jamais rompu le contact) de l’abandonner, dans le but de l’affaiblir. Pour ce faire, ils leur conseillent de « retourner » dans leur pays d’origine...

Les guerres de la Légion verte

Durant près de quatre décennies, Kadhafi a accueilli les Touaregs d’Algérie, du Mali et du Niger7. Il en a recruté des milliers, et les a formés au métier des armes. Ces nouvelles recrues – parmi lesquelles figure notamment Iyad Ag Ghaly, qui est aujourd’hui à la tête du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM), né en 2017 de la fusion de la quasi-totalité des groupes djihadistes de cette zone – fourniront le gros des troupes de la Légion islamique (également appelée Légion verte). Ils se battront pour Kadhafi au Liban en 1981, puis au Tchad en 1986. Dans les années 1990 et 2000, certains d’entre eux joueront un rôle majeur dans les rébellions touarègues au Niger et au Mali. D’autres continueront à servir la cause de Kadhafi à l’intérieur des frontières libyennes, au sein de son armée ou, à partir de 2004, dans la brigade Maghawir.

Forte de 3 000 hommes, cette brigade était exclusivement composée de Touaregs, dont beaucoup étaient d’origine malienne. Commandée par le général Ali Kana, elle s’est dans un premier temps battue aux côtés de Kadhafi durant la guerre de 2011, avant de l’abandonner. À partir du mois d’août 2011, plusieurs centaines de ses combattants ont déserté : certains se sont réfugiés dans le sud de la Libye ; d’autres sont rentrés au Niger et au Mali. À l’époque, le Niger de Mahamadou Issoufou, tout juste élu, les accueille avec un discours musclé : ils peuvent rentrer, mais ils doivent déposer les armes et se faire discrets. Le Mali d’Amadou Toumani Touré (ATT), plus souple, tente de dialoguer avec eux – en vain8.

Quand ceux-ci rentrent au Mali durant les derniers mois de l’année 2011 et au tout début de l’année 2012, ils sont solidement armés – leur arsenal, en partie issu des stocks de l’armée libyenne, est constitué de mitrailleuses, d’AK-47 et de lance-roquettes RPG-7 – et ont bien l’intention de faire leur place dans un pays que beaucoup découvrent. Ils sont commandés par Mohamed Ag Najim, un vétéran de la Légion verte, radié de l’armée libyenne dans les années 1990 puis réintégré et promu au grade de colonel. Quand la guerre a éclaté en 2011, il a un temps été chargé de la protection d’une partie de la famille de Kadhafi, avant, lui aussi, de lâcher le « Guide ».

Les assurances de Paris

En octobre 2011, deux mouvements irrédentistes jusqu’alors assez discrets, le Mouvement national de l’Azawad (MNA) et le Mouvement touareg du Nord-Mali (MTNM), fusionnent et créent le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Le MNA avait déjà de grandes ambitions. Ses leaders ont vite compris que le retour des « Libyens » leur permettrait d’en découdre avec Bamako. De fait, le gros des troupes du MNLA est alors constitué des « revenants » – c’est d’ailleurs leur chef, le colonel Ag Najim, qui est nommé à la tête de l’état-major du mouvement. Le 17 janvier 2012, les combattants du MNLA attaquent la ville de Menaka, au nord-est du Mali. C’est le début d’une offensive éclair. Ils scelleront une alliance de circonstances (très provisoire, puisqu’elle ne tiendra que quelques semaines) avec les groupes djihadistes et prendront successivement le contrôle de Kidal, de Tessalit, de Gao et de Tombouctou… Le 6 avril, le MNLA proclame l’indépendance de l’Azawad.

Depuis lors, nombre de responsables politiques et militaires maliens sont persuadés que la France a poussé les Touaregs de Libye à revenir au Mali, et leur a même assuré qu’ils seraient soutenus dans leur quête indépendantiste. Pour eux, c’est donc la faute de Paris si la guerre a éclaté dans le nord du pays. « Les Français leur ont dit qu’ils devaient laisser tomber Kadhafi, et que s’ils rentraient chez eux, ils les laisseraient tranquilles, qu’ils les aideraient même à prendre le Nord », soutenait il y a quelques années un officier qui a longtemps travaillé aux côtés d’ATT. Il ajoutait que les relations entre Paris et Bamako étaient glaciales à l’époque.

Cette théorie a, encore aujourd’hui, le vent en poupe à Bamako. Il n’est pas rare d’entendre un simple quidam affirmer que la France a soutenu les indépendantistes, dans le but d’affaiblir le Mali. En réalité, plutôt que d’un soutien actif de Paris, les « revenants » ont bénéficié d’une certaine liberté pour quitter la Libye avec armes et bagages, et peut-être même l’assurance, en échange de leur défection, qu’ils ne seraient pas touchés par les bombes de l’OTAN. L’officier malien se souvient : « C’était début janvier, en 2012. Les rebelles sont arrivés en convoi : 20 camions bourrés d’armes, 500 à 600 hommes. Et personne ne nous a prévenus de leur arrivée, ni les Nigériens, ni les Algériens, ni les Français. Pourtant, le Mali n’a pas de frontière directe avec la Libye. » À cette époque, les forces spéciales françaises basées à Ouagadougou avaient pour mission de surveiller la frontière sud de la Libye, qu’aurait pu emprunter Kadhafi s’il avait réussi à fuir. L’entourage d’ATT se demande comment un tel convoi a pu échapper à leurs radars…

Le dilemme de Kidal

Dans son enquête très documentée, Jean-Christophe Notin note que le bataillon d’Ag Najim « ne rentre pas seulement au pays par dépit […] mais parce qu’il y est invité de divers côtés » et que « sans doute la DGSE a-t-elle fait jouer ses relations anciennes pour les dissuader de s’opposer à l’OTAN ». Plusieurs cadres du MNLA ont confirmé ces dernières années qu’ils ont été poussés à quitter la Libye, et qu’en échange, on leur a assuré qu’ils pourraient jouer un rôle dans leur pays d’origine. « Quand les Français nous disaient de rentrer, jamais ils n’ont exigé qu’on laisse les armes sur place. Ils savaient que nous ne l’aurions jamais accepté et ils devaient bien se douter de ce que cela impliquait », affirmait il y a deux ans un des « revenants ».

Ag Najim était à l’époque en contact avec la DGSE. Il l’est resté bien après l’éclatement de l’insurrection : lorsque les soldats français sont arrivés à Kidal, le 30 janvier 2013, trois semaines après le déclenchement de l’opération Serval qui avait pour but de chasser les djihadistes du nord du Mali, c’est lui qui les a accueillis.

Ce jour-là, les militaires français ne sont pas accompagnés des soldats maliens, comme ce fut le cas à Gao et à Tombouctou quelques jours plus tôt. Les Français n’en veulent pas à Kidal, autant pour des raisons humanitaires – ils craignent des actes de représailles des militaires maliens contre les Touaregs – que par choix stratégique – ils ont besoin du MNLA pour traquer les djihadistes dans le nord, et pour tenter de retrouver les otages français. Notin écrit que, lorsque l’opération Serval a été déclenchée, la question s’est immédiatement posée à l’exécutif : faut-il collaborer ou non avec le MNLA ? « La proposition ravive à Paris le clivage suscité depuis toujours par la question touareg, raconte-t-il. Le MNLA recueille le plus de suffrages au sein des forces spéciales et de la DGSE », alors que « les diplomates s’y opposent ». Ces derniers l’emportent au début : François Hollande les suit. Mais lorsque l’armée française approche de Kidal, ils ont perdu la bataille d’influence qui se joue à Paris. Les militaires ont pris le « lead ».

« Un quiproquo fondamental »

Cet épisode est resté en travers de la gorge des Maliens. Pour nombre d’entre eux, il représente une blessure d’orgueil et une incompréhension. « Jusque-là, on applaudissait Serval des deux mains. Mais quand on a appris que les soldats maliens n’avaient pas le droit de pénétrer à Kidal, une ville malienne, on a commencé à s’interroger sur les réelles intentions de la France », indique un ancien diplomate malien ayant requis l’anonymat. Lors d’une visite à Paris dès le mois de février 2013, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) – un ami de François Hollande qui sera élu à la présidence du Mali quelques mois après le déclenchement de Serval9 – rappelait dans Le Figaro que « les Touaregs sont une minorité dans le nord ». Bon connaisseur de la France et de ses vieux fantasmes, il ajoutait : « Il y a un romantisme facile de l’homme bleu du désert, qui ne tient pas la route dans le cas du Mali. Il n’y a jamais eu de volonté d’éliminer les Touaregs. Ils ne sont pas les Indiens du Mali »10. En réalité, le choix du MNLA n’a, à ce moment-là, plus grand chose à voir avec le mythe colonial. Il s’agit d’une alliance de circonstances.

Le diplomate français cité plus haut parle de « péché originel » qui ne sera « jamais réparé ». Jean-Christophe Notin évoque pour sa part un « quiproquo fondamental » : « Quand Paris met en garde Bamako contre la montée en puissances des “terroristes”, il pense à Aqmi et ses alliés. Quand Bamako se plaint à Paris de la menace que les “terroristes” font peser sur le pays, il pense, lui, aux Touaregs ». Les autorités de l’époque, aveuglées par les positions de la DGSE et d’une partie de l’armée qui pensaient pouvoir faire des combattants touaregs une force alliée, n’ont pas vu – ou pas voulu voir – les conséquences d’une telle décision.

Celle-ci sert aujourd’hui les intérêts de ceux qui critiquent la présence militaire française. Récemment, le Premier ministre de la transition, Choguel Kokalla Maïga, bien décidé depuis sa nomination à envenimer les relations entre la France et son pays, a rappelé cet épisode à sa manière : il a accusé la France d’avoir « créé une enclave » à Kidal, et même d’avoir « formé et entraîné une organisation terroriste ». Il faisait référence non pas à de prétendues complicités entre l’armée française et les djihadistes (une thèse complotiste régulièrement véhiculée sur les réseaux sociaux), mais à la collaboration, sur le terrain, entre la France et les combattants du MNLA.

Une collaboration étroite avec l’unité antiterroriste du MNLA

De fait, une fois la ville de Kidal reprise aux djihadistes, une collaboration étroite a été mise en place entre la DGSE et le MNLA, mais aussi entre les Forces spéciales de l’opération Sabre (basée à Ouagadougou) et le MNLA11. À cette époque, la France a besoin des indépendantistes, de leurs réseaux et de leur connaissance du terrain pour retrouver les otages détenus par les djihadistes et pour localiser leurs bases. Le MNLA, qui compte bien se placer sous l’aile de ce puissant protecteur pour reprendre le contrôle du nord, décide de mettre en place une unité antiterroriste qui aura pour mission de traquer les djihadistes avec les soldats français. Le chef de cette unité, Sidi Mohamed Ag Saïd, également connu sous le surnom de « Trois-Trois », est l’un de ceux qui ont accueilli les Français lorsqu’ils sont arrivés à Kidal.

Un combattant de la Coordination des mouvements de l'Azawad (CMA), à laquelle appartient le MNLA, en septembre 2015, à Kidal.
Un combattant de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), à laquelle appartient le MNLA, en septembre 2015, à Kidal.
Marco Dormino / UN Photo

À la tête de l’unité antiterroriste, forte de plusieurs dizaines d’hommes, « Trois-Trois » a mené de nombreuses batailles contre les éléments d’Ansar Eddine et d’Aqmi entre 2013 et 2016, et a démantelé plusieurs de leurs cellules. Mais en 2017, il a perdu près de trente hommes lors de l’attaque de son camp et a lui-même été grièvement blessé. Il a alors raccroché. Et avec lui, les hommes de son unité. « Ce jour-là, il aurait eu besoin de l’aide des Français, il l’a demandée, mais ils sont venus seulement cinq jours après », se désolait Mohamed il y a deux ans.

Au sein de l’unité antiterroriste, Mohamed (qui a requis l’anonymat) était en lien direct avec des agents de la DGSE. Il leur a donné des informations, les a guidés, a participé à des opérations avec eux. Puis un jour, à force de voir des membres de son unité se faire tuer par les djihadistes, à force, aussi, de recevoir des menaces directes de leur part, il a dit « stop ». « Les Français ne voulaient pas nous protéger. Sept de mes camarades ont été assassinés. Des membres de nos familles ont été tués. D’autres ont été capturés », expliquait-il. En s’engageant à traquer les djihadistes avec la DGSE, il savait qu’il mettait non seulement sa vie en danger, mais aussi celle de sa communauté. Il espérait toutefois un minimum de protection de la part de ses partenaires.

L’idylle entre les forces françaises et le MNLA n’aura duré que quelques mois. Très vite, sur ordre de Paris, mais aussi parce qu’ils n’arrivaient pas à y voir clair dans le jeu de leurs « alliés », dont certains cultivaient des liens étroits (familiaux ou d’affaires) avec des sympathisants, voire des combattants des groupes djihadistes, les espions et les soldats français ont dû prendre leurs distances.

L’alliance sulfureuse avec le MSA-D et le Gatia

Cela ne les a pas empêchés de renouer d’autres alliances plus tard – toujours avec des Touaregs, qu’ils pensent bien connaître, et toujours selon un schéma tout droit venu de la colonisation : s’appuyer sur des éléments locaux pour éradiquer l’ennemi, quitte à déstabiliser les équilibres fragiles de la zone et à exposer leurs alliés. En 2017 et 2018, la force Barkhane (qui a succédé à Serval en août 2014) s’est notamment rapprochée de deux groupes armés qui se disaient alors fidèles au pouvoir de Bamako, et qui étaient surtout très proches du pouvoir nigérien : la branche daoussak du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA-D), dirigée par Moussa Ag Acharatoumane, et le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia), dirigé par El-Hadj Gamou (un ancien de la Légion verte dont il a déjà été question plus haut). Ces deux milices, constituées sur la base de l’appartenance communautaire, combattent l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) dans la zone dite des « trois frontières », entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso.

En 2017, Ag Acharatoumane est bien connu à Paris, et notamment au ministère de la Défense, où il est régulièrement reçu depuis plusieurs années. Gamou, lui, suscite au mieux des interrogations, au pire un rejet de la part des militaires français, en raison notamment de ses liens avec les narcotrafiquants. Au printemps 2017, le premier accompagne donc le second à Paris et le présente aux officiels. Une alliance est scellée.

Quelques jours plus tard, le 1er juin 2017, la force Barkhane mène sa première opération commune avec le MSA-D et le Gatia. La veille, l’EIGS avait attaqué la ville d’Abala, au Niger, et tué six militaires. Les armées nigérienne et malienne avaient alors coordonné leurs efforts pour traquer les assaillants qui s’étaient repliés en territoire malien. Pour cela, elles ont reçu le renfort déterminant du Gatia, du MSA-D... et donc de l’armée française. Après cette traque victorieuse, le pouvoir nigérien, incapable jusqu’alors de faire face aux attaques des djihadistes, accorde aux deux milices le droit de mener des opérations au Niger et leur fournit même une aide logistique. La force Barkhane, de son côté, leur apporte régulièrement un appui aérien et les accompagne parfois sur le terrain. Plusieurs bases de l’EIGS seront détruites durant cette brève collaboration, et nombre de leurs combattants seront tués.

Les « succès » de la conquête coloniale

Cette alliance suscite toutefois des critiques. Plusieurs bons connaisseurs de la zone affirment que le MSA-D, sous prétexte de lutte antiterroriste, et fort du soutien français, a tenté à la même époque de prendre le contrôle de la région de Ménaka et de soumettre les autres communautés. Ils rappellent qu’Ag Acharatoumane est avant tout un homme politique et qu’il a de grandes ambitions pour sa communauté dans cette région. « La France n’a pas vu qu’en s’associant avec le MSA, elle a déstabilisé les équilibres locaux sur le plan politique et provoqué des dommages irréversibles », déplore Yvan Guichaoua. Par ailleurs, le Gatia est fortement soupçonné, par l’ONU notamment, de jouer un rôle central dans le trafic de drogue.

Mais il y a plus grave : Mediapart révèle en novembre 2018 que ces deux milices s’en prennent régulièrement à des civils, et parfois en présence des Français. Selon un collectif d’organisations peules, ils auraient tué des dizaines de Peuls entre juillet 2017 et avril 2018. « Ils font croire à l’armée française qu’il y a des djihadistes dans les campements de nomades. C’est peut-être vrai parfois. Il y a des membres de l’EIGS qui vivent avec leur famille. Mais c’est une infime minorité. Tous les autres n’ont rien à voir avec le djihad. Les éléments du MSA et du Gatia en profitent surtout pour mener des règlements de comptes », dénonçait à l’époque un ancien milicien peul devenu médiateur. Le MSA-D et le Gatia opèrent en effet dans des zones où les conflits entre Daoussaks ou Imghads et Peuls - conflits liés au contrôle des terres de pâturage et des puits notamment -, sont anciens12.

Interrogée par Mediapart, l’armée française minimisait son alliance avec les deux milices : elle réfutait le terme de « collaboration opérationnelle » et préférait parler de « coordination ponctuelle ». Après ces révélations, la force Barkhane a stoppé net cette collaboration, sur ordre de l’exécutif - ce qui a fragilisé ses anciens alliés, dont plusieurs éléments ont été tués par les djihadistes les mois suivants. Depuis lors, l’armée française semble s’interdire toute nouvelle alliance avec un groupe armé non-étatique.

À l’époque, des cadres de la force Barkhane affirmaient, lorsqu’ils discutaient avec des diplomates ou des médiateurs, que les milices étaient bien utiles dans la traque des djihadistes. Pétris de références historiques, certains officiers rappelaient que les succès de la conquête coloniale avaient été obtenus en jouant une communauté contre une autre. Cet argument laissait pantois leurs interlocuteurs, qui rappelaient que les missions assignées à l’opération Barkhane n’ont officiellement rien à voir avec une entreprise coloniale.

1Ces citations sont tirées de plusieurs entretiens menés par l’auteur avec des militaires durant ces huit dernières années.

2Lieutenant Gatelet, Histoire de la conquête du Soudan français (1878-1899), Berger-Levrault, 1901, cité par Jean-Christophe Notin, La guerre de la France au Mali, Tallandier, 2014.

3Jean-Pierre Duhard, La soumission des Touaregs de l’Ahaggar (1830-1922), L’Harmattan, 2013.

4Emmanuel Garnier, L’Empire des sables, Perrin, 2018. Garnier rappelle qu’à l’époque, Kaocen, un célèbre chef touareg qui dirigea un soulèvement contre la France en 1916, était suspecté à Paris d’être soutenu par des conseillers militaires allemands. La thèse du «  complot extérieur  » est une récurrence dans l’histoire coloniale et post-coloniale de la France.

5Mériadec Raffray, La révolte des hommes bleus, 1857-2012, Economica 2013.

6«  Quand, en 2006-2007, afin de combattre les infiltrations de djihadistes au nord Mali, les Touaregs ont demandé de l’aide à la France pour constituer des sortes de compagnies sahariennes où aurait pris place un officier français, ils ont reçu une fin de non-recevoir  », affirme Alain Juillet, qui a occupé plusieurs fonctions au sein de Direction générale des services extérieurs (DGSE), dans le livre de Notin.

7Il ne s’en est jamais caché, quitte à irriter ses voisins du sud. Ainsi déclara-t-il, en 2005 à Oubari : «  La Libye est le pays des Touaregs, leur base et leur soutien  ».

8À l’été 2011, Amadou Toumani Touré envoie en Libye (à Tripoli et à Benghazi notamment) le général El-Hadj Gamou, un ancien de la Légion verte, dans le but de convaincre les combattants touaregs originaires du Mali de rentrer au pays avec leurs armes, mais de faire allégeance aux autorités étatiques. Gamou rallie à sa cause les membres de sa tribu, les Imghad. Mais il échoue avec les autres combattants, pour la plupart des Ifoghas, des Chamanamasse et des Idnan.

9Élu en août 2013, puis réélu en 2018, IBK a été contraint à la démission après un coup d’État militaire en août 2020. Il est décédé le 16 janvier 2021.

10«  Les Touaregs ne sont pas les Indiens du Mali  », Le Figaro, 10/02/2013.

11Les relations entre la DGSE et les Forces spéciales sont à l’époque assez tendues. Ces deux corps fonctionnent la plupart du temps indépendamment l’un de l’autre.

12À la fin des années 1990, une milice peule s’était constituée en territoire nigérien pour faire face aux violences d’hommes armés issus de la communauté daoussak et défendre les éleveurs peuls. Une spirale de violences et de prédations, qui n’ont jamais été réparées, s’était alors abattue sur les deux communautés.