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Dans l’armée malienne, une culture de la violence liée à l’impunité

Au Mali, les militaires ont redoublé de violence à l’égard des civils ces derniers mois. Les médias occidentaux y voient l’influence d’une main étrangère. En réalité, cette violence a toujours fait partie des méthodes des FAMa. Pourtant, elles aussi en sont victimes.

Dans cette image, un groupe de soldats est en train de marcher en formation sur un chemin poussiéreux. Ils portent des uniformes militaires verts camouflés et des casquettes vertes. La majorité d'entre eux portent également des masques bleus, ce qui suggère une mesure de protection sanitaire. En arrière-plan, on peut distinguer des conteneurs et une tour d'eau. Le ciel est dégagé, avec une couleur bleue intense, créant un contraste avec la terre orange et les silhouettes des soldats. L'atmosphère évoque un moment de discipline et d'organisation dans un environnement militaire.
Des nouvelles recrues de l’armée malienne lors d’une formation donnée par la Minusma à Tombouctou, en janvier 2021.
© Minusma

« Ça tirait de partout. On ne comprenait pas ce qui se passait. » Aliou (prénom d’emprunt), soldat et survivant, me raconte un épisode particulièrement violent : l’attaque d’Aguelhok, où une centaine de soldats maliens ont été massacrés par une coalition de rebelles touaregs et de groupes djihadistes le 25 janvier 2012. L’entretien a lieu plusieurs semaines après l’assaut, alors que le pays est divisé en deux, que la junte d’Amadou Haya Sanogo (qui a déposé le président Amadou Toumani Touré le 22 mars 2012) tente d’organiser une riposte et qu’un vent d’incertitude souffle sur le Mali. À l’époque, ce que je retiens, c’est la colère d’Aliou contre Amadou Toumani Touré, dit « ATT » : il le considère comme un président qui n’a pas donné aux militaires les armes et les munitions pour combattre, celui qui les a laissés se faire massacrer.

Si le nombre exact des victimes du massacre d’Aguelhok ou des autres batailles de 2012 reste inconnu1, ce qui est incontestable, c’est qu’Aliou, en me racontant son drame, tremble. Il dit ne plus dormir et avoir des flash-back. Je ne suis pas psychiatre, mais la première idée qui me vient en tête, c’est qu’il est victime de troubles de stress post-traumatique (ou PTSD pour post-traumatic stress disorder). Aliou n’est pas le seul dans cette situation : j’ai rencontré plusieurs soldats traumatisés par plus de dix années de guerre. En cumulant les chiffres officiels de l’armée, il est possible d’estimer à environ 1 200 le nombre de soldats morts depuis 2012. Mais il est difficile d’établir un chiffre précis. Les bilans officiels sont régulièrement contestés, et ils divergent parfois selon les différentes sources. À ces pertes humaines il faut ajouter un nombre indéfini de blessés physiques et psychologiques, ainsi que le désarroi des familles ayant perdu un être cher. La crainte de laisser derrière soi une famille qui risque de se retrouver à la rue et la frustration de voir les corps de camarades rendus à leurs proches sans qu’aucun soutien ne soit apporté par l’institution militaire sont deux facteurs importants qui jouent sur le moral des troupes.

Pas que pour les « faibles »

Il existe un nombre important d’études sur les traumatismes subis par les soldats des armées occidentales depuis que le PTSD a été inscrit en 1994 dans la quatrième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), l’ouvrage de référence en matière de troubles psychiatriques édité aux États-Unis. Mais je n’ai jamais lu quoi que ce soit sur cette question concernant l’armée malienne ou les autres armées africaines. Pourtant, les militaires maliens sont sur-sollicités sur le théâtre des opérations : ils sont envoyés sur une position pendant six à neuf mois, puis sont ensuite envoyés sur un autre front pour une durée similaire, sans période de transition. Plusieurs soldats que j’ai rencontrés montrent des signes de fatigue extrême et de stress important, parfois de douleurs physiques. On m’a par ailleurs parlé de deux suicides de soldats.

Certes, des progrès ont été réalisés ces dernières années. Complètement absents au début de la crise, les services sociaux de l’armée offrent désormais toute une gamme d’aides aux vétérans blessés et aux familles des défunts. En juillet 2022, la Polyclinique des Armées de Kati a été inaugurée : le résultat d’un long processus à l’issue duquel le commandement a fini par comprendre que le soutien psychologique n’est pas fait que pour les « faibles ». Elle est située au cœur de la plus grande base militaire du Mali, considérée comme l’épicentre de la vie militaire.

Mais lutter contre la stigmatisation est difficile, notamment pour les soldats blessés. Souleymane (prénom d’emprunt), un autre soldat rencontré en 2019 quelques mois après une attaque mortelle contre son peloton dans le centre du Mali, enchaîne les cigarettes. Dans un coin de sa chambre, où il me reçoit, j’aperçois un emballage de Tramadol dans un coin : il s’agit d’un antalgique puissant dont la consommation est répandue à Kati ou dans les rues de Bamako (ainsi que chez certains groupes djihadistes). Souleymane me parle de douleurs physiques depuis l’attaque, il me montre une cicatrice à la jambe. Mais c’est sa détresse psychologique qui me saute aux yeux. « On n’est pas des faibles. On s’est battu. Mais ce n’est pas possible. Non. On n’est pas des faibles. Mais on leur donne des armes. Et nous on n’a rien pour riposter », répète-t-il.

Lors de l’attaque, il disposait pourtant d’une arme neuve, d’un uniforme propre, de bottes, et son peloton avait du carburant pour les véhicules – autant de moyens qui manquaient cruellement aux soldats en 2012. Dix ans plus tard, alors que les difficultés perdurent, ATT ne peut plus être blâmé : les problèmes structurels de l’armée sont bien plus profonds. Pour plusieurs soldats, l’explication la plus simple passe par un discours conspirationniste. Pour avoir assisté à plusieurs débats sur « qui est le véritable ennemi », j’ai compris qu’ils ne cherchent pas une explication cohérente de la défaite. Ce qui leur importe, c’est de prouver qu’ils ne sont pas des lâches, qu’ils sont des « vrais hommes » capables d’employer la violence. Ainsi exige-t-on vengeance pour laver l’honneur bafoué et reprendre le contrôle de sa vie. Ici, la justice est plus que théorique : l’impunité encourage les militaires maliens dans cette quête de vengeance, alors qu’aucun membre des groupes armés n’a été poursuivi pour crime de guerre à leur encontre.

Une réputation trompeuse

En 2012, après la défaite militaire et la perte des deux tiers du territoire malien passés sous le contrôle des groupes djihadistes, les Forces armées maliennes (FAMa) ont hérité d’une piètre réputation : celle d’une armée incompétente, inefficace, voire tragi-comique. Jusqu’à l’intervention française, en janvier 2013 (opération Serval), les reportages critiques se sont multipliés, la décrivant comme une armée de clowns. Un de ces reportages a particulièrement marqué les esprits : les soldats y sont filmés en train de s’entraîner sans munitions, contraints d’imiter le bruit des balles avec la bouche.

Cette réputation a servi à justifier la création, en 2013, d’une mission européenne de formation (European Union Training Mission in Mali, EUTM) et le soutien à une réforme du secteur de la sécurité. Il fallait reconstruire une armée à terre et soutenir sa « montée en puissance ».

Mais cette réputation était biaisée, elle ne représentait qu’une partie de la réalité. Contrairement à ce que beaucoup d’observateurs pensent, l’armée malienne possède des institutions fortes. Jusqu’en 1991, elle disposait d’un stock d’armes et d’équipements impressionnant, notamment une flotte d’avions de conception soviétique qui faisait du Mali une puissance militaire régionale. Son école d’officiers, l’École militaire interarmes de Koulikoro, est l’une des meilleures en Afrique de l’Ouest : plusieurs militaires venus des pays voisins y ont d’ailleurs été formés. Le Mali a en outre contribué à plusieurs missions de paix onusiennes et a gagné une brève guerre contre le Burkina Faso en 1985 – la guerre dite « de Noël », qui a fait une centaine de blessés, dont des civils, lors du bombardement de la ville burkinabè de Ouahigouya.

Les multiples formations proposées par les partenaires du Mali avant 2012 ont aussi permis de renforcer des bataillons d’élite : l’escouade DAMI, créée dans les années 2000, le 33e régiment de commandos parachutistes (les fameux Bérets rouges), ou encore les Groupes tactiques interarmées (GTIA). Tout n’était pas parfait, loin de là. Plusieurs recrutements de complaisance ont suscité des doutes quant à la volonté de combattre de certaines recrues. La création d’une école des sous-officiers n’a pas permis de renforcer ce maillon faible de la chaîne du commandement. Et, surtout, depuis la démocratisation de 1991, les FAMa manquaient de ressources, tant financières que matérielles. La défaite de 2012 a été l’aboutissement des différents choix politiques des gouvernements qui, ne voyant pas de danger sécuritaire immédiat, ont préféré limiter la force de frappe de l’armée. Ainsi, en 2012, les FAMa étaient un corps anémique, mais elles possédaient tout de même un squelette solide, avec une mémoire institutionnelle et des méthodes profondément ancrées, y compris une tradition de violence.

Légitimer la violence historique

Dans On Killing : the Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society (Back Bay Books, 2009), David Grossman rappelle que le rôle premier du militaire, c’est de tuer. Or il n’est pas naturel pour l’humain de devenir une machine à tuer : les violences subies et commises forment un cycle qui s’autoalimente. Les Américains, plus de cinquante ans après la guerre au Vietnam, n’ont toujours pas réussi à faire un bilan complet des violences subies sur le front, tant par les civils que par les militaires, ni même à régler les problèmes sociaux que leurs vétérans traînent. Et on est loin d’une justice pour les violences perpétrées en Irak. Au Canada, une Commission d’enquête dirigée par Donna Winslow n’a pas fait qu’éclairer sur la torture et l’assassinat d’un jeune Somalien en 1993 par un bataillon d’élite, elle a également décrypté tous les rouages de cette violence, notamment en démontrant le lien entre violences subies et violences commises.

Durant son mandat et demi (de 2013 à 2020), le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) a, à l’instar de l’institution militaire, condamné les dérapages du bout des lèvres, et souvent sous la pression des partenaires occidentaux. Plusieurs initiatives ont été lancées : renforcement de la justice militaire, formations des soldats en matière de droits humains, enquêtes sur d’éventuelles exactions... Sans réels résultats. Ainsi les violences n’étaient pas niées, mais elles n’étaient pas non plus considérées comme une priorité.

Depuis le coup d’État du 18 août 2020, la junte a mené une campagne de communication agressive et tente d’imposer une couverture médiatique favorable aux FAMa, niant les violences ou les dérapages commis par les soldats. En cas d’accusations graves, comme en mars 2022, à Moura (le communiqué gouvernemental parle de 203 « terroristes » tués, alors que plusieurs organisations des droits humains, dont Amnesty International, évoquent des centaines de victimes civiles), les autorités réfutent en bloc ou consentent à annoncer une enquête dont les conclusions ne seront jamais claires. Devant l’Assemblée générale des Nation unies, en septembre 2022, le Premier ministre malien par intérim, Abdoulaye Maïga, a annoncé s’opposer « avec véhémence à l’instrumentalisation de la question des droits de l’homme à des fins politiques, de positionnement, voire de chantage ou d’intimidation ». Il s’agit là d’une posture politique pour la junte au pouvoir, dont le but est de démontrer qu’elle défend ses hommes et leur réputation.

Au sein de l’institution militaire, les choses fonctionnent différemment. Lors de mes entretiens, j’ai constaté deux types de discours. Le premier voit la violence indiscriminée comme indésirable, mais indissociable de la guerre. Ceux qui tiennent ce discours rappellent une évidence, à savoir que la guerre est sale et qu’il y aura toujours des bavures, mais qu’il ne faut pas perdre l’objectif fondamentalement juste de la mission. Beaucoup se réfèrent aux guerres d’Irak et d’Afghanistan, soulignant une duplicité de certains acteurs internationaux. Cet argument est souvent défendu par de jeunes officiers formés à l’étranger qui comprennent qu’il faut limiter le plus possible les exactions – sans savoir forcément comment – car ils savent très bien qu’une violence incontrôlée renforce les groupes djihadistes. C’est un discours réaliste, un peu cynique, qui ne nie pas les violences mais les relativise dans un contexte fragile, et alors que le moral des soldats a été mis à rude épreuve durant la dernière décennie.

Une continuité dans le temps

Le second discours rentre dans des perspectives historiques sur la violence : on soutient cette violence, on l’encourage même. La crise de 2012 a donné une image naïve des FAMa. Pourtant, la violence fait partie de la tradition militaire malienne. Sous la dictature de Moussa Traoré (1968-1991), l’armée a joué un rôle central dans le maintien d’un ordre violent. Dans son roman Toiles d’araignées, l’auteur Ibrahima Ly décrit le pouvoir répressif de l’État malien dans lequel les FAMa sont un acteur clé, notamment en dirigeant les camps d’internement dans le nord du Mali2. Le récit de la narratrice rejoint ceux de nombreux opposants qui ont été torturés par les forces de sécurité maliennes, y compris des militaires eux-mêmes. Ces témoignages racontent des abus similaires à ceux décrits par des individus arrêtés pour « terrorisme » depuis 2012, soulignant une certaine continuité dans la violence.

L’armée a commis plusieurs abus contre les populations du Nord, et ce dès la première rébellion touarègue de 1963 : puits empoisonnés, civils torturés, etc3. Ces abus se sont multipliés jusqu’aux années 1990. On peut y voir la suite logique d’une violence coloniale, tant dans les méthodes que dans la stratégie. Le régime militaire de Moussa Traoré a continué d’utiliser les forces armées pour la sécurité civile, alimentant ainsi le flou entre occupation militaire perpétuelle des zones périphériques et assujettissement de la justice à l’administration militaire. Or ces mécanismes de violence sont toujours très présents aujourd’hui. L’arrivée des supplétifs russes de Wagner a possiblement encouragé la violence, mais ne l’a pas initiée.

Dans le premier comme dans le deuxième discours, la violence est banalisée et reste impunie. Cette insensibilité est le produit d’une institution qui continue de légitimer la violence arbitraire comme une méthode de contrôle, et le soldat en est la première victime.

Des brimades systématiques

Octobre 2011. Un bizutage à l’École militaire interarmes (EMIA) de Koulikouro tourne au drame : cinq morts, dont une stagiaire sénégalaise. L’épisode n’a jamais été complètement élucidé. Des sanctions ont été prises contre les instructeurs, notamment contre le (futur) putschiste Amadou Haya Sanogo, mais les coupables n’ont jamais été réellement punis. Cette affaire était pourtant grave. Le rapport d’enquête de la justice liste une longue série d’humiliations et de violences physiques imposées aux recrues. Les témoignages des militaires parlent de violences systématiques et préparées, apparemment devenues hors de contrôle à cause de l’alcool. Le document devient ainsi un rare point d’entrée de la violence systémique au sein de l’institution : les brimades et les violences très dures subies par les recrues sont récurrentes et donc banalisées. Plusieurs recrues des années précédentes en ont gardé des séquelles physiques4.

Lors d’entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse de doctorat, plusieurs soldats m’ont parlé de violences physiques commises par leurs supérieurs. Un soldat m’a raconté comment un sous-officier terrorisait ses hommes, les battant avec un bout de bois si le rang n’était pas droit. Un autre m’a expliqué comment les recrues étaient battues par les anciens durant leur formation initiale. Ainsi, les châtiments corporels et la crainte de représailles semblaient faire partie de la « formation » de base. Les récits de violences psychologiques sont aussi fréquents, mais quand les militaires les racontent, c’est sur le ton de la blague – un mécanisme de défense, car quiconque se plaint sera perçu comme faible.

Les soldats sont tenus de respecter le code militaire, une série de règles affichées sur les murs dans les bases militaires. Mais pour nombre de soldats, ce code se résume à une simple phrase : « Le chef a raison ». Les soldats ont donc appris (et finalement accepté) le fait que, dans l’armée, la discipline est personnelle, voire arbitraire, et la violence centrale. Ainsi les sanctions peuvent être imposées et levées au gré des chefs, sans qu’on puisse y faire quoi que ce soit. La justice militaire a bien été renforcée depuis deux ans, mais son rôle dans la réaffirmation du respect de la discipline reste minime.

Le capitaine Amadou Haya Sanogo, en 2012.
Le capitaine Amadou Haya Sanogo, en 2012.
© DR

De même, l’abandon des poursuites judiciaires concernant les épisodes sanglants du « contre-coup d’État » du 30 avril 2012 – des échanges de tirs entre les Bérets verts et les Bérets rouges (fidèles à ATT) ayant entraîné la mort de vingt et un Bérets rouges – et de la mutinerie du 30 septembre 2013 – une lutte fratricide entre Bérets verts à Kati – a renforcé un sentiment d’impunité au sein des troupes, démontrant que la justice ne peut rien contre la hiérarchie, même lorsque les dossiers sont solides. Amadou Haya Sanogo et dix-sept de ses proches ont bien été arrêtés en novembre 2013. Un procès a même été ouvert en 2016, puis rapidement suspendu.

Finalement, les poursuites ont été abandonnées en 2021, au nom de la réconciliation nationale. Pour les familles des victimes, ce fut un camouflet. Mais pour les soldats, ce n’était que la confirmation que le seul moyen de se protéger est de bénéficier de l’appui d’un puissant, renforçant ainsi le clientélisme au sein des forces armées et le sentiment que sa propre survie ne dépend pas des règles écrites, mais d’un rapport de force personnalisé et de l’importance d’être protégé par des « hommes forts ». Alors que les crimes de guerre contre les FAMa sont eux aussi ignorés, on renforce ainsi l’idée que la violence est la seule justice qui tienne. Rompre avec les cycles de violences passera par la fin de l’impunité pour tous.

1Les différents chiffres officiels varient de 80 à 150 morts parmi les militaires. Aucun individu n’a encore été jugé pour ces tueries, dont certaines pourraient être qualifiées de «  crimes de guerre  ».

2Ibrahima Ly, Toiles d’araignées, L’Harmattan, 1985.

3Voir Pierre Boilley, Les Touaregs Kel Adagh, Karthala, 2012.

4Notons tout de même que la violence au sein des forces armées n’est pas propre au Mali : toutes les armées du monde doivent faire face à des violences internes, y compris les armées occidentales.